Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 02/05/2016

Le mystère Marie-Adeline Hénin.

Voici le 83ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Entre Hôtel Victoria et Righi Vaudois à Glion… Bonne lecture!

Genre : Amour – Romantique
«Fermons donc la boite et patientons pendant cinq minutes. Puisque la désintégration radioactive s’exprime en termes de probabilités, le sort du chat ne peut être décrit qu’en termes similaires. Après cinq minutes, il y a donc 50 pour cent de chances que le chat soit mort et 50 pour cent de chances qu’il soit vivant.
Dans l’interprétation traditionnelle de la mécanique quantique, le chat n’est alors ni mort, ni vivant. Il se trouve dans une superposition de ces deux états. Ce n’est que lorsque nous ouvrons finalement la boite que l’un des deux états possibles devient la réalité. Le chat est alors soit vivant, soit mort».
(Physique quantique l’expérience de Schrödinger)

Marie-Adeline Hénin vaquait tous les matins en solitaire, entre l’Hôtel Righi Vaudois et le Palace Victoria. Le printemps renaissait par des poussières dorées, que semblaient déjà gober quelques précoces insectes. Les premiers martinets striaient le ciel puis se déposaient telles des notes frétillantes sur les fils télégraphiques.

Ces douceurs de 1909 offraient de belles perspectives, et les vérandas se voyaient fleurir de tissus élégants portés par des femmes aux reins souples et chatoyants. De ces femmes-cygnes déambulant aussi ça et là sur les allées, pieds agiles crissant sur le gravier et regards éperdus, abordant l’étain lémanique en fusion.

Il était admirable de constater à quel point ces fins visages poudrés de riz honoraient de par leurs grâces les bosquets environnants du parc, semblant soudainement se nimber d’halos lunaires. Il s’y déposaient certaines soieries, qu’on admirait se mouvoir sur le promontoire d’une hanche.

Et Marie-Adeline Hénin n’échappait point à cette règle, qu’elle semblait cependant ignorer. Du haut de ses dix-huit ans, on ne lui en donnait que seize. Une pâle esquisse se mouvant sous le sucre des clartés et les pollens mouchetant son parasol de tissu blanc. Elle avait les lèvres cerise, comme un peu de sucre de glace sur les tempes. Son éventail semblait émerger du poignet, ou plutôt celui-ci jaillissait-il de son avant-bras telle une colombe en plein envol. On percevait un souffle frémissant arpenter sa taille, épandre des frissons sous ses atours. Elle faisait partie de ces femmes rares qui, tout simplement en respirant, forçaient la vie à s’immerger en elles. Et si la chair décidait de vivre au grand air, de s’abriter du soleil, on ressentait de suite que la Providence l’avait parée différemment. En effet sa peau, par trop délicate à frémir de l’existence humaine, veillait l’âme directement épandue au-dessus. C’était donc bien elle qu’on voyait d’abord, puis la chair en filigrane. Être précieux et solitaire. Silencieuse, accoudée des heures durant sur le mur rêche bordant la plaine, au côté du petit angelot de pierre qu’une mousse verdâtre adoucissait.

La lumière la goutait, l’embrasait délicatement lorsque, vers les seize heures, alors que les fragrances fruitées de bergamote s’élevaient des tasses de thé, que les confitures multicolores perdaient leurs haleines par-dessus les pots de verre, elle n’en continuait pas moins de demeurer silencieuse, gants blancs recueillant délicatement son inflorescence. On voyait les galbes courbés du satin survoler fixement la plaine, telles des collerettes de cygnes égarés entre azur et ondes.

Que faisait donc, solitaire en cet endroit paradisiaque, cette âme égarée, semblant même ne plus supporter le fardeau des nues ? Si jeune pour autant de mélancolie. Elle que la clarté, ointe sur son corps, rendait plus translucide encore ?
Qui donc avait élimé des falaises, pour esquisser ce rais lunaire ?
Qui donc l’avait saupoudrée sur un névé, ou encore écumée en secret au creux d’un bol de lait ?

Marie Adeline Hénin ne faisait que voyager le matin tôt au centre de Glion, puis de l’Hôtel Victoria au Righi Vaudois, à l’heure où l’aube frissonne et la rosée forme des lobes sur les roses, tout comme son être perle sur l’ensemble du Domaine.

Parfois on la devinait plus qu’on l’apercevait. En même temps, elle s’inscrivait partout. Ce n’était plus une balade aléatoire, puisque qu’elle se risquait à prendre le funiculaire, effarouchée par l’eau emplissant les ballasts en amont, puis les évidant plus bruyamment encore, une fois arrivé à Territet. Mais elle ne bougeait pas, demeurait immobile à l’avant, vers le conducteur au képi arborant fièrement cocardes et gallons ! Alors quoi ? Spectacle éblouissant et hors du temps, on voyait fléchir le wagon vers la plaine, rideaux voltigeant aux quatre vents, avec cette hampe de lys dont les voilages ajoutaient à la blancheur de l’aube, des petits éclairs lestés à l’élégante silhouette.

Elle ne descendait pas au terminus, se contentait d’allers-retours sans broncher. C’était, sur cette rampe aride entourée d’émeraudes printanières, un grand traîneau écarlate, flambant, grinçant sur le halage des câbles et surmonté d’une corolle vaporeuse. Et l’huile de la peau ainsi flagellée au grand air, puis attiédie par les premiers rayons de soleil, diffusait son odeur vanillée échappant de la gousse à son insu.
Mais Marie-Adeline Hénin ne se rendait compte de quoi que ce soit, on se demandait si elle voyait le monde comme les autres humains. S’il sortait un son de sa bouche. Si les baisers même pouvaient y nidifier, tant elle semblait trop précaire à les convoiter.

C’était, pour le village de Glion, une grande énigme ne passant en aucun cas inaperçue, même glissant en équilibre sur la bordure des trottoirs. Elle achetait quelques fruits dans les négoces environnants, un petit pot de miel, un pain au lait ou parfois brioché. On ne l’apercevait jamais diner copieusement, se mettre à table avec d’autres convives. Lors des ballades, elle adorait abreuver ses lèvres en gobant l’agate cristalline se trouvant au centre de l’alchemille. C’était, semblait-il, que de cela dont elle s’abreuvait.

Elle tenait parfois un livre sous le bras, puis s’asseyait sur les bancs jalonnant le court de tennis, cherchant fébrilement on ne sait quoi entre les pages. Pour cela elle enlevait ses gants, on voyait alors à ce moment-là fuser sa peau partout sur les arrêtes nacrées, mouvant la fragile articulation.

C’était toujours ainsi; d’abord, au lever, les yeux exsangues, cherchant à percer Dieu sait quoi entre les cristaux de la véranda, puis les marches, le lissage des allées, comme se déposant au-dessus de l’eau, puis le funiculaire, et enfin la petite collation de fruits avec ses recherches fébriles entre les pages.

Il y avait quelque part plus à regarder en elle, plus à forer entre les lignes, qu’à découvrir son être en ce monde réel, fait de terre et roches. Alors, si on était de dos, on voyait par-dessus les épaules et la fine gorge comme un frémissement l’envahir. Un frissonnement continu, et les jugulaires commencer à s’ébattre dangereusement entre le mince interstice du col léchant le cou, et la peau oppressant les liserés mauves.

Cela se faisait sans bruit, de la première à la dernière page, des sanglots blancs recouverts par la fontaine dégorgeant de vie au travers du goulot. On voyait juste les quelques millimètres de frissons tamisant le chagrin sur la farine de l’épiderme. C’était le grand secret de Marie-Adeline Hénin; et, parmi les villageois, chacun y allait de ses tergiversations personnelles. Qui un deuil, qui une maladie, d’autres encore un chagrin d’amour, un abandon parental. Il était bien malheureux de voir tous les jours défiler devant sa fenêtre, ce cortège de mélancolie… la jeunesse était encore trop précoce pour avoir à souffrir de maux que devraient normalement seuls subir ceux qui s’inclinent vers le sol.

Elle se sentait donc inapte à la vie, inapte à continuer ainsi, on avait même plus besoin de coucher un signet entre les pages, puisqu’il continuait à ne plus rien se passer du tout. L’histoire ne pouvait plus se mélanger, ni les actions s’enchaîner. Elle demeurerait là, à Glion, à parcourir indéfiniment les rues désertes et froides de l’hiver, ou bruissantes de vies et lézardes agiles se faufilant entre les vieux murs. À entendre s’ébattre les lumières vibrantes de bals donnés sur l’estrade du Palace Victoria, ou s’en aller d’un pas funèbre, entonner les circumductions autours du Parc du Righi vaudois. S’alanguir sous l’ombre des buissons, laisser s’assoupir les longs reptiles feutrés de ses bras sur la poitrine, les sentir à peine palpiter d’un pouls que les seins en ressues, ne retransmettraient même plus en échos.

Adieu la bouche et la parole, la chair de proximité, il ne faudrait plus que se fondre entre les lames de la véranda, cristalliser sa clarté au cœur du verre, lorsque les canicules deviennent fortes et bruyantes, et flambent les tapisseries d’une odeur vieillotte de talc. Ou, au couchant,devenir papillon prisonnier de l’ambre.

Marie-Adeline Hénin se sentit seule et orpheline. Les hommes la voyaient, les vrais, ils auraient sans aucun doute pu l’accoster, les costauds du smoking et les cravatés d’apparence, tous ces puissants qui défilaient verres à la main et liasses de billets en poche, ressemblant à des pingouins en jardin d’acclimatation. Ils l’observaient, ils s’en approchaient comme on se vautrerait avec soie sur terre battue. Ils avaient l’apparence de l’élégance et l’adhérence du bon milieu social, avec attributs et apparats. Mais cela filtrait entre deux volets, entre un monde fait de bruissements, de sources subtiles et d’oiseaux aux cieux lointains, entremêlés ici, à cette croûte, cette espèce de clou plaquettaire sur lequel piétinait l’illusion, mais sous lequel fourmillent les essentiels.
Oui, elle était bien aperçue et approchée, on risquait même une fois ou l’autre de voir l’une de ces tranches de charcuterie s’étendre sur la corolle de lys. On risquait de sentir les alcools forts pervertir l’haleine du lait et de la pomme verte, de subir l’assaut des lèvres tannées de menstrues viticoles !
Tout était possible. Il y a des corps ici-bas qui n’en ont jamais assez de s’incarner, qu’ils abattent encore la viande et engloutissent la charogne dans les entrailles putrides de leurs futurs cadavres !

Cela fait beaucoup de charniers à la fois, que la condition bestiale en pleine fornication pestilentielle cherche, convoite, et entreprend dans un coït soufré de reproductions glaireuses !

Marie Adeline Hénin voit ce monde, elle l’entend, et demain, après-demain, elle demeurera ailleurs et plus haut, au sommet de l’air, car l’auteur dont elle n’est que l’héroïne principale de ce conte en papier, refuse et refusera de la retourner à ce Séjour de démons vivants !
Ainsi, pourra-t-elle bien se rechercher vainement au fil des pages, elle ne s’y retrouvera jamais plus !
Car l’écrivain une fois pour toutes a décidé de clore l’histoire et de reléguer l’illusion au chapitre final.

Marie-Adeline Hénin vaquerait encore et encore tous les matins entre l’Hôtel Righi Vaudois et le Palace Victoria. L’histoire infinie demeure inachevée car, ayant été une seule fois écrite, poursuivant son action indéfiniment, et se perdurant à dessein comme telle, n’existant que d’elle-même par inertie.

Qui donc sait vraiment quand survient la fin, en ce continuum quantique ininterrompu ?

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «Le mystère Marie-Adeline Hénin», avril 2016 – Tous droits de reproduction réservés.