Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 30/01/2017

Ischin-denshin

Voici le 117ème conte fantasmagorique de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini.
Un livre de 160 pages paraîtra en avril aux éditions Cabédita, contenant la plupart de ces contes et d’autres, inédits. Vous pouvez le commander jusqu’à fin février au prix préférentiel de Fr. 30.- au lieu de Fr. 39.- à cette adresse: rbornand@bgcom.ch

Le conte d’aujourd’hui nous emmène dans la région de Caux…

Ishin-denshin
Genre: Spiritualité

Il y avait quelque chose d’extrêmement oppressant là-haut. Rien à voir avec la douceur des rivages dont nous venions de nous extirper.
Ce long trottoir au crépuscule, puis cette façade nord en réfection, quelconque, avec deux ou trois fenêtres ouvertes, une porte patio, des escaliers qui se perdaient à l’intérieur ou cloutés contre la façade, voici ce que l’on contournait du Caux-Palace, en arrivant côté route, juste avant de filer vers l’endroit qui nous intéressait à ce moment là: «la vieille patinoire de Caux».
La majesté du paysage prenait un bain en contrebas, autour du plateau lacustre avec le ciel se miroitant de tout son long.
Après Glion, Caux résonnait plus austère; des femmes aux visages patibulaires montaient la garde à l’intérieur du vieil hôtel devenu un musée bizarrement paré, endroit où l’argent couvait un drôle de patrimoine, vraisemblablement confus, ou se devant de nous échapper complétement, malgré les nombreux prospectus, livres, recueils et propagandes explicatifs ornant les vitrines.

Là où l’homme pose sa griffe, la Divinité s’égare. Toutes les religions sectaires passaient de la plume à la corne, car ce qui venait d’En-Haut, ou supposé l’être, ne pouvait provenir que d’une source limpide et pure, puis être accueilli en des récipients mal dégrossis et rendant impropre le contenu.
Il faut avoir été passablement brûlé pour oser appréhender les textes sacrés, et surtout avoir l’audace et la force de quotidiennement les suivre.
Car “c’est avec le glaive qu’on s’empare du Royaume des cieux.”
Tout ceci doit s’exécuter dans le silence du coeur, et non pas dans les bruyants capharnaüms ceinturant des oies fanatiques caquetant dans leurs préaux d’églises.
Tous ces temples s’offrent de somptueux Palaces; il doit bien y avoir une manne tombant des cieux, et ce mysticisme ressenti à l’orée de la nuit, n’est pas sans nous paraître hostile, voire dangereusement interdit aux curieux qui oseraient s’aventurer au-delà des enceintes réglementées.

Les arbres se découpaient sur fond de paysage comme de la laque chinoise. L’odeur caramélisée du foin coupé embaumait de toutes parts; au loin, le grand oriel semblait bourré d’officiels sous des lustres proéminents. Entre les colonnades, des gens paraissant surchargés de prétentions, susurraient entre deux verrées, les affaires semblaient bonnes, aller bon train, et l’air sirupeux à souhait agrémentait le buffet d’une douceur particulière que certains privilégiés augmentaient à dessein.
On ressentait partout l’étau des sectes, ou des sociétés dites secrètes, puis encore alchimiques, souvent ésotériques, mais n’en placardant pas moins contre les grilles leurs existences isolées, par une ou deux enseignes des plus voyantes!

Tandis que le «chemin de l’Impératrice Sissi» se faufilait dans l’ombre fournie, on devinait un toit pointu, pyramidal, et en ce lieu l’hostilité ressentie plus bas devenait beaucoup plus dense; des rites, des psalmodies en sourdines saturaient la nature de sons qui ne pouvaient échapper à l’espace en lequel ils demeuraient contraints. Même si l’on ne percevait rien, tout était fait pour être ressenti de manière subliminale, inquiétante, sans que l’on ne puisse prouver quoi que ce soit en dehors de nos propres impressions, qui pourtant se déroulaient, vous enveloppaient comme la brise dans les cheveux.

La pénombre feulait; des lèches humides, des coins de brise soulevaient leurs mondes à part; à l’arrière, les chaînes montagneuses faisaient bloc, mieux ne valait pas s’éloigner de la plaine, dont on voyait la rassurante réverbération poindre encore derrière les branchages.
Il restait encore un refuge: la vieille patinoire. Les hauts sapins plantés comme des lances, les vitraux d’une chapelle, la porte entrouverte d’une seconde église, plus haut, dont la brèche noirâtre et sans fond, ressemblait plus à une fissure ouvrant sur un monde fantomatique composé de spectres atrabilaires, qu’à une enceinte paradisiaque.

Oui, ce Caux vibrait en de drôles d’échos.
Des voix dans les oreilles ne cessaient de mugir, ce n’était plus la brise, encore moins le “Jaman”, qui à partir de vingt-heures ruisselait de Jor jusque dans la plaine. Non, c’était sûr et certain, en cet endroit confit d’éléments voguant de toutes parts, et malgré la beauté citée, il y avait bien quelques vigiles sortilèges qui nous rendaient attentifs à leurs invectives, concernant la sévérité du lieu.

Dans l’encens des sylvestris nous rebroussions donc chemin, afin de nous asseoir plus sereinement côté vieille patinoire, transformée en terrain de football.
Il est vrai que l’anglais s’entendait de partout. Et laisser une clairière abandonnée au silence de son romantisme ne suffisait plus.
On ne savait jamais, une pensée rebelle pourrait échapper à la congrégation des activités et du silence menant vers la conscience de soi.
Des réflexions nous interpelaient, plus fortes, plus enclines de simplicité, s’élevant d’un préau boisé sans rien autour, si ce n’était juste un sobre petit chalet devenu refuge pour Britanniques esseulés, qui ne manquaient jamais dans ces cas-là de monter un club dans l’urgence la plus absolue.
Toutes ces paroisses vaquaient ensemble, cheminant avec leurs lampions spécifiques, donnant des clartés diffuses qui se perdaient ensuite dans les hautes herbes et les mâts forestiers.
Ces doctrines bien posées demeuraient pléthore avec leurs prétentieuses façades, ne remplaçant en aucun cas la sérénité que l’on pouvait éprouver dans le silence et la paix des roses.
Du sentier se trouvant un peu plus bas, et pouvant aussi devenir Voie.
Aucun pavé, point de dallage et de sente unique; on circulait en cercles, c’était planétaire et ainsi depuis l’invention de la roue et du Mandala.
Au loin, il y avait juste les torpeurs d’un panache de fumée, le goût d’un feu de bois et l’eau d’une fontaine s’écoulant dans un demi tronc taillé à la main. La sève de la forêt perlant sous l’écorce, et le sang humain des arbustes branchiaux.

Et c’est alors qu’on vit le Vieil Homme qui nous racontait tout cela et s’indigner sans passion, se lever en nous désignant la plaine, avec le lac, puis toutes les forêts et les bois d’alentours, et l’eau, l’onde de ce lac, puis pointant de son index le dernier rosé des nuages striant l’horizon, derrière les nues de l’incendie stellaire, il disait en bienveillant sourcier:

«Il n’est rien d’autre que la pensée et l’esprit de la nature aussi vide et pure que l’est le ciel en cet instant. Rien de plus que ce bois brûlant et devenant cendres, la chaleur de notre corps, l’évaporation des eaux, des sentiments, lorsque nos passions consument tout le reste et que nous demeurons confus, égarés, empoisonnés de sédiments.
À part le fait de perdre notre corps physique, ce qui un jour arrivera comme unique certitude, il faut bien comprendre que nous ne risquons absolument rien, ni des autres, ni de nous-mêmes. Si nous nous brûlons, c’est à nous qu’il incombe d’en rendre compte.
Rien ni jamais n’est culpabilité d’autrui, ou jeté en opprobre contre le prochain.
C’est avec nos dérivés qu’il s’agit d’être bon.

Car le grain que nous semons n’est que poussière; en revanche, nos pensées sont les levains de vies futures, ou d’existences partielles.

Cela vous fait sourire? Oui, il faut toujours rire à ce grand carnaval. Tout passe, tout s’élève et retombe ainsi que les brumes sur un lac, il n’y a absolument pas de quoi en faire un drame.

En fait, tout a une importance relative, mais non absolue.

Dans cent ans, ou même moins, ce qui fut là, ou sera demain, pensez-y, est-ce que ça existera seulement encore?
Toute la foule de cette ville aura disparu, plus rien ni personne n’aura forme quelconque et ces lumières auront vécu, comme les étoiles fantoches que vous percevez grâce à leurs spectres de clartés qui voyagent encore jusqu’à nos yeux.
Nous sommes des éléments-traces, pas plus consistants que le souffle s’exhalant de nos poumons en ce moment.

Où va-t-il, que devient-il?

Nous n’étions que des bactéries baignant dans les grandes mers précambriennes, unies à elles, sans séparations ni compartiments. Ni comportements, devrais-je ajouter.
Puis un jour, allez savoir pourquoi, l’une d’entre elles fit une boucle et emprisonna un peu de cette eau majestueuse et sans limite.
Cela forma la première cellule, constituée de deux compartiments, le liquide extra-cellulaire, et le liquide intra-cellulaire de gradients différents. La cellule créa sa prison, cela est d’un effet des plus comiques vous en conviendrez! Qui dit prison dit ego, séparations, je et les autres, toi et moi, lui et le reste du monde, la terre et les planètes, les systèmes solaires. Finies la grande liberté, la sérénité unie aux grands océans! Bienvenue dans le monde des dualités et des saisies, des biens et des maux… Découlant des biens, des souvent bien-pensants.
Car, au bout du compte, l’accumulation est subordonnée à la grande loi de la perte. Profits et pertes. Tous les biens que vous possédez ne peuvent s’acquérir qu’aux prix d’un travail fourni, épuisant, à journées entières, à années pleines, jusqu’à ce que surviennent au bout du compte – car nous parlons de comptes finis – l’épuisement, la maladie et la mort.

Notre corps lui-même ne nous appartient pas, c’est une construction parentale dont nous ne sommes que locataires résiduels, avec baux indéterminés, et dont nous ne disposerons déjà plus en état post-mortem.

Toutes ces vastes enclumes que nous endossons, voitures, propriétés, gazon et barrières blanches, tout cela ne sert qu’à enclaver la nature humaine dans un boitier restreint, pas mieux conçu que celui entourant la chèvre de Monsieur Seguin.
Cela occasionne de nombreux tourments moraux et soucis matériels et, à moins d’être né dans une famille princière, vous allez passer tout le temps qui vous incombe à entretenir l’échafaudage de l’esclavage.
Si par hasard vous arrivez à la retraite, vous sélectionnerez tout ce qui sera à faire et refaire autour de vous, et cela n’en finira jamais, les taxes appelant les taxes, et ce depuis le moment où cette maudite cellule s’est scindée en deux, que la première tumeur maligne arpenta son champ pour en délimiter les limites, et que le premier des imbéciles à proximité crut sur parole à sa loi de propriété!

Oui, souriez, il faut sourire, car le grand drame humain n’est qu’une piètre farce.

Mais n’oubliez aucunement que les fardeaux, ce sont nous-mêmes qui les chargeons. Et qu’il n’est point d’autres échines, ni d’autres mulets qui prendront le relais des charges familiales, sous toutes formes, quelles qu’elles soient, surtout celles concernant la loyauté.
Mieux vaut prendre le risque d’affronter les loups en arrachant piquets et en fuyant enclos, que d’asservir son esprit de charges morales, étatiques, cléricales, scolaires et familiales.
Et maintenant je vous prie, riez aux éclats!»

Alors que la nuit s’effondrait de Caux sur la plaine, toutes ces officines d’alentours semblaient devenir tout d’un coup inoffensives, ces architectures des plus kitchs, nulles et non avenues.
L’Homme ouvrit sa main en éparpillant son tas de cendres qu’il devait avoir préalablement fourgué dans sa poche.
Il y avait partout beaucoup de moutons qui bêlaient dans les champs, mais maintenant nous savions que nous étions à la recherche des loups, ainsi que de tous autres animaux sauvages.
Puis, nous regardant malicieusement avant d’entamer la descente sur Glion, l’Homme ajouta:

«Chez moi nous avons la tradition de l’enseignement oral, uniquement, qui se retransmet de génération en génération:
“Ishin-denshin”: de mon coeur à ton coeur.»

© Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Écrivains (AVE), Contes fantasmagoriques de Montreux, “Ishin-denshin” – Tous droits de reproduction réservés, juillet 2015