Voie maudite
Voici le 112ème conte fantasmagorique de l’écrivain Montreusien Luciano Cavallini. Il s’en prend là à la construction de l’autoroute qui a massacré des villages…
VOIE MAUDITE
Genre: Récit.
“Chaque fois qu’un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle”
Proverbe africain.
Le Père Fauchex n’était plus que l’ombre de lui-même. Il ne restait rien de la vigne et des labours. Il s’était usé toute la vie pour pas grand-chose et maintenant les sueurs se transformaient en mottes de sel. Outrage à la terre, aux paysages, c’était encore pire que d’éventrer une vierge à la faux, parce que là on assistait à des années de moissons réduites à néant, avec l’infanticide du fruit dans le germe.
L’État l’avait exproprié; c’était vite vu: la tranchée coupait les villages en deux, d’abord celui de Pertit, puis aussi Planchamp et Chailly sur Clarens. Les machines étaient là et les centaines de mètres cube de paysage s’élimaient dans les broyeuses de chantier. Les maisons s’affalaient comme du carton pâte et les carreaux de fenêtres voyaient le jour voler en éclats.
Le progrès guerroyait contre les façades, des tuyaux happés par l’appétence des pelleteuses se vidaient d’hémorragies rougeâtres, certains contre un rosier grimpant, parfois encore épargné du massacre.
Dans la cour s’entassaient une baignoire, des chiottes fissurées, un sommier aux ressorts délabrés. Une âcre odeur d’humidité et de boues s’élevaient, tandis que les machines continuaient de tout engloutir sous la voracité de leurs mâchoires insatiables.
Montreux était en train d’organiser la plus belle éradication de son patrimoine, possédé d’une rage frénétique à vouloir défricher l’avenir. Il fallait dégorger le bas, alors on pontait en haut, mais en arrachant les greffons de manières anarchiques.
On érigeait des barricades, véritables plèvres sanguinolentes clivant le nord du sud.
Fauchex sentait sous ses pieds la ferme vaciller, car, par le plus pur des hasards, elle ne serait amputée que de quelques hectares. A savoir toute la vigne plus deux ou trois autres champs destinés aux bestiaux. En compensation pour sa bonne volonté,n’ayant opposé aucune résistance aux autorités, on épargnerait les arpents jouxtant sa maison, geste ô combien généreux visant le paillasson et la porte d’entrée. Pour l’instant, tous deux béaient dans le vide excavé de glaise, il fallait emprunter une planche étroite pour rejoindre les friches d’alentours, et ce jusqu’ aux vastes chantiers enfumant l’horizon.
Alors, parfois, les bras ballants et le corps statufié, le vieux restait prostré sur son tabouret, un verre à la main, le regard poché devant un feu de solives qu’on lui avait permis de ramasser pour le poêle.
Il n’avait plus d’autre choix que de brûler les toits abattus et autres planchers traînés plus bas que terre.
Devant lui tout s’était transformé en chaos et en terrains vagues. Les machines, les roulottes, ces tonnes de béton englouti, cet animal machiavélique vomissant du bitume et transformant les verts pâturages en glaires noirâtres, rien, on ne reconnaissait plus rien de l’environnement et du passé des hommes. Puis c’était la montagne de Glion maintenant que l’on forait et dont on sentait à journées pleines le dynamitage dans le bide. Il y avait partout ces fourmis jaunâtres et malveillantes, qui par tous les moyens mis à leursdisposition s’évertuaient à abattre des géants.
La guerre. La guerre n’aurait pas accompli plus de maux que ce massacre infécond et légalisé jour après jour, porté aux nues par le Char, qui depuis la Rome antique demeurait l’engin le plus archaïque que l’on puisse trouver, quand il ne servait occasionnellement plus de transports ambulanciers ou mortuaires.
Il fallait dégorger la plaine en excavant l’amont. Le Cubly même finirait pas se trouver aux abords d’un précipice, en équilibre précaire. Puis où qu’on aille, le vacarme serait toujours omniprésent!
Les acouphènes de ce ceinturage métastasique vrombiraient aux trousses des habitants, et nul moyen de ne pouvoir jamais y échapper!
Jusqu’aux abords de Caux on entendrait forer la tôle circulatoire, et la chenille lumineuse qui dans la nuit défilerait, tasserait ses passagers dans leurs alvéoles menant de Villeneuve au Lavaux.
La nuit enguirlandée par le courant d’un fleuve aux flots mercuriels et iodés.
Le Père Fauchex avait reçu un bon dédommagement, mais la fontaine s’était dissoute, la faune et la flore se voyait envahie de marées noires, de caillots informes soulevés ou compressés, formés par les graisses putréfiées des machines. Et toujours ces monstres partout, forant, déformant, creusant les tranchées des voies expresses et des galeries souterraines.
On mettait le soleil à bonifier en caveau, et le raisin pourrissait sous les chenillettes, peut-être une autre manière de presser le jus, celui de l’habitant, du sang des ancêtres qui se voyait exprimé en une fois.
Les traditions, l’amour, le savoir-faire, la contemplation du paysage, les archives de Rousseau, tout ceci ne tenait plus le coup face à l’impérialisme économique du profit et de la vitesse.
La nourriture des corps, entretenue par des chaînons d’agriculteurs, sous tous les temps avec des moyens rudimentaires, se voyait foulée par la botte des promoteurs. Pourtant, sans toutes ces personnes ayant sué les hivers dans l’eau glaciale des fontaines, ou àayant brûlé dans les blés avec la peur au ventre du charançon ou de l’ergot, de la grêle, sans tout ce petit peuple éleveur de générations, personne ne serait là pour témoigner, dire et répéter encore. Ce sont eux qui se sont tués aux charrues afin d’élever leurs fratries, pour que nous puissions accéder au confort que nous connaissons actuellement.
Cela sort des ouvrages colorés en sépia, avec des bouseux en tenues sombres et les mains maculées de purin. Nourriture de nous tous, besogneux, ils allaient ouvrir le sillon, arrivaient parfois même à chanter au Calvaire pour conjurer les mauvais sorts de la météo.
Cela sort bien des recueils contant le bon vieux temps.
Car il arrivait sans cesse des misères: sécheresses ou autres calamités. Pourtant avec courage et persévérance, on se roidissait en crispant la mâchoire, les doigts crispés autour du bol de café chicorée, puis on sortait vaille que vaille tendu sous la jute et la bêche enfoncée jusqu’à mi-coudes.
Ah, ça! On pourrait en parler des années de ces femmes lessiveuses, des croyances et superstitions, des jeteurs de sorts! Ces terres étaient pétries de tous ces corps qui l’ont tournée et retournée et façonnée encore, comme un potier, un tailleur de pierre, de tous ces gens qui sculptaient la chape des régions afin de les rendre fécondes. En fleurs, en blés dorés, en potagers, tous ces conscrits répondaient présent à l’appel de la Terre.
Il leur fallait des Déesses ou des Dieux à vénérer, il suffisait de croire en quelque chose, à force de charrier toute une vie la plus lourde des matérialités à laquelle on se trouvait confronté; oui il était souhaitable de croire en quelque chose et d’espérer sous le fardeau!
Juste un peu de clarté sous les vitraux, un cantique, un filet d’orgue, des prières et des dons aux esprits de la nature.
Des dons de soi.
Puis d’un jour à l’autre, quelques costards formés de croque-morts, le ton doucereux, un plan du cadastre en main, venaient pour vous annoncer que le dédommagement serait conséquent, et qu’à un âge pareil, il était bon d’arrêter l’esclavage, que le corps ne suivrait de toutes façons plus longtemps et qu’il fallait sauter sur l’occasion. On sauterait donc, comme la roche de Glion.
Courbé sous la faux, ou en repos sur un champ de ruines, tels étaient les choix à endosser, toujours endosser. On ne venait pas soulager l’échine de la hotte, mais juste la vider de son contenu. Les sangles et le bois avaient marqué la peau, il était trop tard; il est des harnais qui ne s’enlèvent jamais plus et qui font désormais corps avec les ailes de l’omoplate.
Un plan du cadavre en main.
On se voyait désoeuvré et spolié avec une fine poussière emplissant constamment la mâchoire, cimentant les cris et obturant la haine au fond du corps.
C’est qu’on était en train de trahir celle qui nous avait donné le pain.
Il n’y avait plus qu’à se laisser envahir par ces léviathan d’acier, des grues énormes aux vertèbres carnivores, la gueule toujours gorgée de charniers à moitiés engloutis, et d’archives broyées.
Les sillons des aïeux étaient recouverts de bitume.
Ces cendres s’en iraient dans les éboulis, chargées à dos de camions; et les jeunes générations, radios plein tube et pédale au plancher, passeront dessus comme si de rien n’était à 160 kilomètres à l’heures. On n’y penserait pas, et cette grande allée mortifère demanderait sans cesse des réfections, encore plus de béton, de pierres et de bitume, affamée à jamais de convoyages rapides.
On roulerait sur la maison de Cochard, sur les corps de tous ces paysans morts en fratricides.
À l’époque, ces labeurs-là, ce n’était guère plus que du cent sous à l’heure, dans les champs.
Les talus devinrent égalisés, des ponts scellaient les vallées et, dessous, les joints du tablier tambourinaient le sommet des conifères et des feuillus, fissuraient la roche; et la rivière semblait devenue un égoût dévalant sous des arches hostiles.
Fauchex, il avait tout perdu. Son argent il ne le servait pas, il savait pas comment fallait faire avec ça. Le facteur n’arrivait plus à sa rue, y’avait même la grosse bourse de peau avec la paye à l’intérieur qui disparaissait, plus rien ne payait, il avait vendu son âme aux infâmes.
Que restait-il des vallonnements, des toits qui sinuaient en pentes douces vers le lac? Non, il y avait le goulet sinistre de Pertit, garrottant une fin de rue contre un barrage sans lumière ni vent.
Il y avait aussi Planchamp, avec des véhicules passant au raz des maisons et ces ombres sinistres et sales, qui tournoyaient avec une poussière nauséabonde entre les piliers. Planchamp vivait en oripeaux sous un pont, on ne pouvait pas mieux dire, on voyait cette boursoufflure contaminer côté Fontanivent.
Fauchex monta dans sa grange, il n’y avait plus aucun voisinage, ni son ornière ne s’ouvrait contre la façade de Cachelin.
La fontaine ne coulait plus de jours heureux, ils l’avaient sommairement déplacée et posée sur une chape de béton, telle une vulgaire machine à laver “Schulthess.”
Cela avait tué son meilleur ami, Cochard. Il avait pris l’argent dans ses grosses mains calleuses, il était allé voir en dehors des écrits à quoi ça ressemblait tous ces billets serrés côte à côte au Crédit Foncier. Puis il avait fait sa crise de cœur et, cardiaque, l’angine de poitrine avait eu raison de lui et du travail bien accompli sur l’établi de l’existence. Il fallait bien se dire,qu’à part les labours, il n’y avait rien, que ceux du cimetière, ultimes matrices au moment où l’amer perdait les os.
Il valait mieux qu’il parte avant d’en voir trop et souffrir plus encore.
«Quand le corps prend semences pour nourriture, s’en retourne volée à la terre.»
Non rien d’autre à part cela. Et les veuves étaient en maison de repos. Disons qu’on se chargeait de les placer dans des endroits plus confortables pour leurs derniers séjours.
Quand on vole la mobilité des aînés, c’est la mort douce qui s’installe en chaise roulante.
Et puis, parce qu’on me l’a raconté plusieurs fois, cette route elle mène nulle part, où que l’on se retourne elle vous revient dans la face, quoi que vous fassiez, elle traverse les oreilles de part en part, et le caveau de Glion. Vous l’avez dans les jambes, ça vous barre constamment la vue, et sur le beau paysage de Montreux quand elle surplombe, elle enlaidit tout de son rictus charognard.
Et puis, parce qu’on me l’avait aussi maintes fois répété, un soir, le Père Fauchex, il avait pris sa ceintures et ses bretelles, les avait crochées au clou réservé aux saucissons, puis dans le grenier spolié de grains et de moissons, il avait sauté dans le vide depuis un tabouret de bois.
C’est ainsi qu’on le retrouva un matin, alors que la terre lui manquait sous les pieds.
© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains, (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «Voie Maudite» octobre 2015 – Tous droits de reproduction réservés.