Voie de disparité
Voici le 87ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Entre surréalisme et fantastique. Avec Glion en arrière-plan… Bonne lecture!
Voie de disparité
Genre: Fantastique
à Jenny B.
“Le surréalisme ne définit pas des actions absurdes, mais propose d’aller fouiller derrière les consciences et les apparences du monde conditionné.”
(Eva Bester, France Inter, “Remède à la mélancolie.”)
C’est en étant assis au salon que tout a commencé. C’est à dire que je voyais le bout de table où elle se tenait, avec la colline de Glion en arrière-plan, adoptant presque toujours la même position, droite, le dos présentant une légère voussure au niveau des dorsales.
Puis les bras semblant envahir toute la longueur de la table et trancher de manière reptilienne sur les veines du bois.
Il y avait la lumière, un globe à l’arrière, puis la soufflerie d’air chaud annonçant les noirceurs de l’hiver. C’est un fait que, sur les écoutilles, un fond d’encre commençait à s’accumuler tous les soirs chaque fois un peu plus dense.
Quelque chose changeait, elle devenait moins nette et circulait avec des gestes rendus imprécis, on aurait dit que ses contours fondaient progressivement, sans qu’elle n’en sût rien.
Je n’osais pas la moindre réflexion, mais déjà le bracelet-montre mordant cruellement la peau de l’avant-bras paraissait la garrotter, lorsque je l’observais le matin manipulant délicatement son boîtier de fards à paupières au-dessus du lavabo.
En contre-jour, le lac nimbait plus fortement, la pénombre du Montreux-Palace formait aussi une espèce de précipité mauve, juste à la pointe de son épaule gauche.
Au début je pensais que cela provenait d’un défaut de vision ou d’ennuis liés aux lentilles de contact, donc je n’y prenais pas vraiment garde. Mais au bout de trois jours, en y regardant de plus près, je constatais bien que quelque apparence se modifiait même si, de toutes mes forces, je ne désirais pas savoir de quoi il en retournait. C’était surtout vers la taille. Comment pourrais-je vous décrire mon impression? Eh bien… C’est comme si la clarté du jour pénétrant dans la pièce en laquelle nous nous trouvions s’infiltrait ou s’immisçait dans les chairs en y prenant leur place. Il y avait une légère perte de masse pondérale, un vide que rien ne venait plus combler. Les galbes s’effaçaient petit à petit, cela n’arrivait pas constamment, ce fut quelques semaines plus tard que j’en constatais les dégâts avec effets irréversibles sur sa personne. Le pire est qu’elle n’avait pas l’air d’en souffrir le moins du monde, bien au contraire. Elle vaquait comme à son habitude, diluée dans le travail, comme le serait un flocon de neige dans une soucoupe de lait.
Je constatais souvent, comme c’était déjà son habitude auparavant, qu’elle avait parfois tendance à mollir, à donner l’impression qu’elle s’assoupissait sur place. Ça pouvait survenir le matin au petit déjeuner, comme le soir lorsque le dîner était achevé. On me dira qu’il s’agissait de la digestion et j’en conviens; ce serait de votre part une explication logique à la problématique. Mais on ne sombre pas en vagotonie sur une miette de pain, ni en pic hypoglycémique lorsqu’on n’avale rien de sucré, surtout à jeun et, qui plus est, bien avant que le soleil se levat.
Non, ces faiblesses charnelles survenaient sans explication aucune. Au début, je mettais tous ces malaises sur le délavage des heures de bureau ou antérieurement à cette existence quotidiennement cloîtrée dans des salles de classes privées d’espace, de lumière naturelle et d’éclats de rires, ou plus simplement de nature, de vie au grand air!
Cela serait tout à fait plausible de se faire auto-irradier par les propres grisailles d’un pathétique ennui.
Le soir, lorsque je rentrais, je pensais qu’elle m’attendait avec impatience. Mais non, je déchantais vite, je devais sonner à la porte et passer ensuite le barrage d’une cacophonie musicale qu’elle s’empressait aussitôt d’étouffer.
Puis c’était tout.
Ou rien.
En fait je ne la retrouvais pas.
Non, je reprends: ce qui était attendu n’était pas forcément moi, puisqu’en la regardant je ne pouvais constater que sa progression en voie de disparité.
Ça se produisait comme la buée sur un miroir se dissolvant depuis les bords jusqu’au centre. Et ce sont bien les bords qu’on voyait fondre comme neige au soleil.
Je vous promets que ses cheveux se trouvaient soigneusement disposés, ne croyez pas que je confondis le disparate avec l’éméché; et, puisque je parle d’éméché, sachez aussi que je ne touche jamais aucune boisson alcoolisée, donc ce ne peut en aucun cas être un produit de l’imagination détraquée par une griserie quelconque qui m’aurait rendu victime d’hallucinations.
Elle disparaissait, point c’est tout.
Je sentais encore mes lèvres sur ses tempes, et j’avoue que j’adorais m’attarder sur ces deux petites osties de soie, avant d’aller au creux du cou, m’envahir de tiédeurs plus confinées.
Puis les bras, les mains, toujours emplies de spasmes délicats autours du crayon, du murmure que j’entendais s’élever lorsque le bruit doux de la peau accrochait au papier.
Elle se vidait dans la cartouche en décrivant.
Plus elle se racontait au fil des pages, plus elle mincissait. Les actions, sa vie, ses études, ses nombreuses révisions ou autres, lorsqu’elle les couchait toutes entre les lignes, cela finissait, à n’en pas douter, par achever le gommage de sa personne.
L’épuisement de la peau à vouloir dépeindre, provoquait une sorte d’anorexie, cela se voyait sur les moiteurs que l’épiderme décalquait sur le cahier. Qu’on le veuille ou non, l’encre hémorragique l’effaçait en bout de table.
On assistait à une transfusion de corps dans un bloc-notes, on pourrait dire ça sans risque d’exagérer.
Que le poignet souffrit à lacérer des mots, on s’en fichait, personne pour prendre en pitié et arrêter la diminution de l’être dans la progression de sa destinée, ni le petit animal broyé sous la torture calligraphique.
Elle continuait d’écrire et la douleur remontait maintenant jusqu’à la saignée du coude.
Ce fut un matin, après la douche, que le phénomène atteignit son paroxysme. Il y avait de la vapeur d’eau partout, ainsi qu’une épaisse buée sur la fenêtre et le miroir de la salle de bain.
Je ne la voyais presque plus. Juste quelques ondulations huileuses scintillant parfois comme des écailles de poisson. Cela tressautait en tous sens, j’apercevais vaguement une cape mi-liquide mi-onctueuse, tenter de pétrir encore un peu d’espace.
Tout s’effilochait de plus en plus rapidement: le visage, les bras comme deux jets de chairs maculant l’endroit d’exuvie.
Les os du poignet saillaient, mais si j’essayais d’en approcher ou de les saisir, je sentais comme une brûlure aigüe me foudroyer, avec une odeur de cidre ou de vinaigre saturant immédiatement l’endroit. Ses membres étaient devenus aussi toxiques que ceux des méduses. Je devais agir en sorte de maintenir un parfait contrôle, si je voulais atteindre le creux de son buste sans me faire happer par quoi que ce soit d’autre.
L’odeur devenait insupportable, on devait avoir brisé mille vinaigriers à la fois, tant ça empestait et attaquait les bronches, décapait des quintes qui ressemblaient bien plus à des glaires qu’à des sanglots.
Elle continua d’accomplir ses gestes habituels, ayant appris depuis longtemps à exécuter des habitudes sans ne jamais tergiverser. Sortir nue dans le corridor, se saisir du sèche-cheveux ou s’appliquer une pâte à l’abricot sur les mèches, ou encore vaporiser un nuage de parfum afin d’en recevoir juste les embruns sur le corps.
Oui, elle fit bien tout cela, froide comme d’habitude, en laissant les restes gigoter sur le bord de la baignoire et les épluchures de rideaux trempés moisissant chacun de leur côté. Elle fit et bien plus encore, répéta, on l’avait dit, la vie grise et morne qu’elle ne voulait plus et qu’elle s’était, sans m’avertir d’abord, mise à décrire sur un papier vergé grand style pressé à la cuve, rien que ça.
Cela n’effaça pas les lieux; c’est très bizarre, d’ailleurs, que les lieux ne fussent pas touchés, même si on en parle, même si on les incorpore au reste.
Non les lieux demeuraient toujours indissolubles et inversement proportionnels aux actions qui les emplissaient.
Que dire? Elle disparaissait, on ne pouvait rien y changer, même avec papier carbone, encore moins sous papier calque ce qui aurait rendu son fragment d’existence placardé derrière une lame de verre dépoli.
C’est tout ce à quoi cela aurait servi, et rien de plus.
Les valises partaient en coffres, et les coffres en codes chiffrés.
Le reste finissait enfumé ou, comme la dernière soirée, au fond des vagissements assourdissants d’une broyeuse à papier.
Je pense qu’elle ne devait pas voir, ni savoir, qu’elle n’était plus à ce moment-là qu’une toute petite miette de pain blanc rongée par les prédations du départ.
Ou alors faisait-elle semblant.
Il restait bien dans les armoires quelques vêtements qui avaient été pendus la veille.
Mais ce fut sec et rapide, et les tissus n’avaient pas trop souffert du corps que les légistes attendaient d’emporter avec impatience dans leur corbillard.
Puis vint le dernier café.
Déjeuner bruyant, inutile, insignifiant, comme un chagrin collant au fond d’une lichée de mélasse.
Il n’y avait déjà plus rien dans les mains, plus rien à tenir; c’était moche, on avait l’impression d’enlacer une veste de cuir contre les arrêtes osseuses d’une momie.
On ne voyait plus que les oripeaux, les épluchures, les rideaux, les housses, tout ce matériel sinistre, ces abominations étoffant les ajourés de l’existence présents partout et disposant linceuls et catafalques sur les débris d’un naufrage.
On ne pouvait rien retenir. Ce n’est pas faute de l’avoir tenté, on passait déjà au travers du filet, puis je repensais aux brûlures et au syndrome de la méduse.
Bruits de pas dans les escaliers, derniers éclats de voix qui, en tombant au sol, s’égrainèrent partout, rebondissant en écho contre les murs.
La porte, puis le convoi funèbre partant au loin, quelque chose de ce genre avec de la vaisselle sale à mettre en machine, l’urinoir nauséabond des bols, les assiettes, les survivances sordides des bouches et des lèvres, et cet amour enseveli à vie, dans une tombe de marbre charnel.
Et comme un petit pois de givre, le dernier conglomérat de l’être aimé finit rongé par le centre venant de s’éteindre.
© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «Voie de disparité», octobre 2015 – Tous droits de reproduction réservés.