Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 08/06/2015

Une page d’amour

Voici le 36ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Toutes les intrigues des contes se passent sur la Commune de Montreux.

UNE PAGE D’AMOUR
École primaire de Clarens Gare, année 1967, à la mémoire de Catherine Aubord 

Je voudrais demeurer un enfant, dans un vaste lit, malade. Avec des grandes personnes attentives penchées sur mon chevet. Et voir le monde ainsi, affaibli, sans souci, derrière des tentures nimbant un jour orangé, ou bleuté si c’est le matin. Voir les potions, les cataplasmes, les ventouses et sinapismes surgir d’un vieux grimoire de médecine familiale. Avoir les mains douces de ma grand-mère sur la poitrine, et la haute stature du pédiatre, soufflant comme un bœuf, prodiguant les meilleurs soins du monde. Sentir le bouillon cuire en cuisine, l’eau du café à la chicorée s’échauder sur la mouture, en s’imbibant de noirs caractères, comme le ferait un buvard sur l’encre de chine. Je voudrais voir la jarre fumante sous l’ajout du savon, lors des grands rinçages de décubitus. Les draps roides remonter au visage, jouer avec les doigts des heures durant, contre les brodés d’initiales les damasquinant. Je souhaiterais encore entendre le fouet battre les pommes de terre purée, et humer la casserole de lait frais, lorsqu’elle disperse ses volutes blanchâtres contre les narines. Encore et toujours me rappeler nos maladies d’enfances, des lits cages, les sanatoriums où reposent les tuberculeux, revoir les débuts de siècles en foulards, bardés d’une croix rouge, comme si l’on y retrouvait des âmes d’antan. Comme si déjà vieux bien avant d’avoir vécu, l’enfance qui nous vit naître, déjà nous apprît l’essentiel, empressé d’oublier, à peine grandissions-nous.

C’est ce qui lui était arrivé, à la petite Catherine, mangée par ses grands yeux brillants, regardant autre part tout comme en nous. Capable de raconter quelques mots où les pleurs n’ont plus cours. Tout le monde le disait: «Il a toujours semblé qu’elle ne fît pas partie de ce monde, mais qu’elle était déjà partie dans l’autre. Il est des enfants comme ça, qui viennent ici-bas comme ange malade, afin de nous guider à vivre justement.» Et je la revois encore, devant moi, noyée sous son énorme chandail, à nous pourfendre de son sourire, brûlante, les mèches noyées sur un front serein.

Bellement fine, si délicate, les membres comme des petites branches décharnées et cassantes.
On l’avait laissée dans le salon, sur des coussins rembourrés, à l’arrière de persiennes protectrices, contre un soleil qui aurait pu faner sa blancheur. Si belle, si petite, si grandement menue, toussant grassement sous une balafre sillonnant de part en part son thorax. Elle nous montrait cette profanation de sainte, cette fêlure sur la plus pure des porcelaines! En fait elle était tellement délicate, qu’elle apprit à nous présenter la couture sans que cela nous fît mal. Elle avait ce don. Non seulement de masquer ses souffrances pour ne point nous inquiéter, mais en plus, de pouvoir réellement nous apaiser, faisant mine d’être revenue en enfant normale. Oui, elle était revenue. Encore. En ce petit corps fouillé, dont on avait retiré les trois quarts d’un organe. On ne pouvait imaginer les violences du choc, les pinces et autres écarteurs, les stylets, qui avaient dû tailler à vif, la délicatesse innocente dont le seul crime commis, fût celui des maux détruisant sa vie.

Catherine, côtes saillantes, expectorant des poumons que l’on voyait presque suffoquer au-dessous de la peau, devenue à ce point translucide, que les strates cédaient entre eux, marbrant partout un corps prêt à se rompre.
Elle mangeait son potage dont elle n’avait pas goût. Et la purée de pommes ou de pommes de terre restaient à sécher sur le coin des lèvres, ou cailler contre le bord de l’assiette. Alors je me rappelle bien avoir voulu la prendre dans mes bras pour l’enlacer de tendresse, ou l’envelopper d’amour. Mais ce fût la seule et unique fois où je l’entendis geindre. La nature acharnée avait fait en sorte, que ses douleurs vinssent uniquement en des gestes compatissants! Et je demandais, et je me demandais au Dieu intérieur ainsi qu’à celui des nuages, quelle avait été Sa Volonté, d’abaisser l’innocence pure sur le bûcher des vicissitudes terrestres. Je me questionnais et me harcèle encore aujourd’hui à ce sujet. Mais la réponse est dans cette nuit qui m’entoure et point me parvint, sûrement parce qu’elle est en un lieu de lumière, et que nos espaces antagonistes ne peuvent se joindre. Je l’aimais comme une sœur, comme si d’avoir disparu, elle m’était encore plus présente que jamais, que ce jamais d’éternité.

Elle est morte à sept ans. J’en ai maintenant cinquante cinq. Cela fait bien des années qu’elle est restée plus jeune que moi, années que je ne pourrais jamais plus remonter pour la retrouver en un quelconque sommet.
Peut-être veilles-tu sur moi, lorsqu’il m’arrive des malheurs, toi qui avais su, enfant, toutes ces choses que j’ignore encore vieux, et que tu nommas mort, en moi, pour la première fois de la vie.

© Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE), Contes fantasmagoriques de Montreux , «Une page d’amour», novembre 2014,  tous droits de reproduction réservés.