Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 07/11/2016

Une nuit de chats au clair de lune

Voici le 105ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Vers Chernex.

Genre: récit vécu
À Celina
Pierre se retrouvait baignant tout seul dans le grand lit de son oncle et de sa tante, à Chernex. C’était une magnifique nuit de pleine lune, et la fenêtre donnant en terrasse guignait quelque peu sur le bassin lémanique. Il faisait bien trop chaud pour dormir, d’ailleurs Pupuce, Minouche et Moutzli, les chats de la famille, ne semblaient pas s’ennuyer le moins du monde, ni devoir être assujettis à ces stupides règles d’adultes confinant les enfants dans leurs chambres, passée une certaine heure. Ils entraient et sortaient à leur gré, se léchaient quelque peu tout plein d’odeurs, somnolaient un instant, puis repartaient aussi sec, incognito. D’abord ils allaient à l’écuelle de lait.
On ne voyait pas grand chose de la cuisine, si ce n’était quelques assiettes empilées dans l’égouttoir, la cour intérieure dallée de pâleurs et d’ombres mystérieuses s’entremêlant par vagues sur les rebords des bicoques.
L’oncle et la tante dormaient d’un sommeil lourd; on pouvait donc se balader à l’aise dans le salon qui s’abouchait en enfilade depuis la chambre à coucher. Passer par les fenêtres pour se rendre d’un endroit à l’autre, si par hasard ce caprice traversait la tête du petit Pierre, devenait la plus grande des excitations. En tous cas, les chats avaient vraiment bien l’air de se marrer, eux! On se demande ce qu’ils trafiquaient de si mystérieux durant la nuit! Où donc se calfeutraient-ils des humains! Quels conseils allaient-ils donc écouter, et en quels endroits? C’est qu’il y avait au-devant le terre-plein, puis le mur de vignes, puis plus avant la grande pente se jetant contre le lac tout luisant de lunaisons. Ce devrait vraiment être marrant d’aller fouiner vers le comité des minous! Ils s’y feutraient sans rien dire, loin du jour bruyant et ennuyeux, sans avoir à subir ces affreuses tâches domestiques dont les grandes personnes s’affublaient toute leur existence. Puis les devoirs, le soleil tapant sur la réalité des choses, s’y faufilant à chaque recoin, toujours et encore des activités, sans cesse, permanentes, qui revenaient comme d’affreux wagons n’en finissant jamais d’amener des choses lourdes et encombrantes. Tout le monde parlait fort, gesticulait, donnait des ordres. Tout le monde se roidissait d’importance, la mine patibulaire et les gestes barbares! Et là, tout d’un coup, les vacances dans la nuit, la petite lanterne multicolore jouant avec ses clignotants, pouvoir rôder seul dans le salon bordé de dressoirs et de vaisseliers. Voir luire entre deux étoiles les calices translucides des vases «Arcopal», fleurissant un peu partout dans chaque recoin. Et si on se faisait surprendre, la tante ne dirait rien, elle sourirait en croyant qu’elle gronde, les joues généreuses et la neige capillaire adoucissant le reste de son visage. Il faudrait juste pas que l’oncle se soit couché en retrait dans l’alcôve, car lui il était bien moins commode! Mais il était capable de ronfler aussi fort qu’il pouvait gueuler, et c’est bien ce qu’il survenait en ce moment, mais dans leur chambre. Alors pour l’instant on passait outre, se disait le petit Pierre. Les cousins, eux, étaient tous entassés dans la chambrette en bois, donnant sur l’escalier d’entrée. Foncée comme un chalet noir, on se serait dit tout d’un coup en très haute altitude. Cette maison du «Carroz» donnait l’impression de posséder un pays par chambre. La coiffe mansardée et quelques niches – creusées dans les parois – tombaient sur le sommeil, épaisses et ténébreuses. Un vieux tourne disques à bras attendait une pile vinyl qui s’éboulerait comme des crêpes le lendemain matin, quand on le ferait jouer plein tube. Tout au-dessus, la tête confiante de Hugues Aufray, mystérieuse de Barbara ou celle plus vindicative de Johnny Halliday. On l’entendait vociférer entre deux pétarades de boguet ou, quand ça chahutait dans la grange à foin, sous la roue du char et les photos de purs sangs épinglées contre les poutres. Johnny s’infiltrait en palefrenier. Non, dans ces ombres noires mais inoffensives pour l’instant, tout allait pour le mieux. On ne voyait que les gros flacons nacrés des vernis à ongles que les cousines utilisaient régulièrement. Des fois, avec le recul, on se rappelait qu’une lourde odeur de chaussettes fatiguées, laissait peu le loisir de s’attarder dans cet univers confiné…
Il fallait savoir par où fuyaient les toits, lorsque les lucarnes étaient ouvertes dans les chaudes nuits estivales. Car s’il y avait un trou là, tombant contre le ciel, c’est bien que la toiture se faisait aussi la malle! Où donc, en cortèges également, se rendaient tous les minons de Chernex? Depuis qu’il était petit et qu’il venait en vacances chez son oncle et sa tante, Pierre avait découvert l’existence extraordinaire de ces animaux, logeant en ce lieu précis. Donc, il savait désormais que tous les chats du monde provenaient du village de Chernex sur Montreux, tous sans exception! Même qu’ils y en avait qui étaient nés dans des cagibis, aux fond de vieux chapeaux de pailles, ou encore dans l’armoire repue de la cuisine. D’ailleurs pas moyen de les approcher, car Rexy, le gros chien-loup de l’oncle veillait sur eux. On rigolait pas avec lui, mais on l’aimait bien. Sauf le facteur qui se faisait aboyer et parfois bondir dessus. Rexy était un chien policier extrêmement anti képi.
Pierre s’était décidé. Muni de chaussons, le voilà accrochant la terre sèche, regardant au passage les cratères étranges que faisaient les fourmis-lions. Ceux-ci capturaient par en-dessous des insectes tombés dans leurs sablonneux vortex. Pierre, fasciné, se bouchant l’œil à demi, louchait avec horreur sur ces deux pinces surgissant à la vitesse de l’éclair afin de capturer et ensevelir leurs proies plus rapidement encore.
Les chats filaient le long des murs, en corniches, louvoyaient entre les anfractuosités de pierres sèches, dans les hautes herbes. De nuit, avec la lune brillant de plus en plus, c’était tout un univers diaphane et féérique qui apparaissait devant ses yeux. Le gros disque se reflétait au-dessus d’un tonneau s’abouchant sous une gouttière. Puis sur une fontaine ou un petit étang. Les chats n’avaient pas peur des distances, ils allaient loin sans se retourner, sans penser qu’ils ne retrouveraient plus la maison. Ils n’avaient peur de rien, ni d’être abandonnés, ni d’être perdus. Ils allaient tout simplement. Parfois Pierre se piquait à des ronces ou, brûlé par des orties, entrecoupait sa marche de pauses douloureuses, dont les chats n’avaient que faire. Il y en avait partout, bourré de minons, des gros, des minces, des efflanqués ou des dodus. Mais les plus beaux étaient la petite Minouche blanche, Pupuce et Moutzli, sa fille tricolore. Ils trônaient sur un toit, contre une meule de foin ressemblant à une vieille femme rhumatisante. C’était là qu’ils s’en allaient tous, par des chemins tortueux et pleins de trucs qui collent, piquent ou brûlent. Par des ombres poisseuses, des potagers saturés de lampyres et d’autres fanions magiques. scintillant comme du diamant tant qu’on les voyait de loin. Des pierres à feux pour les minous, des petites balises de Bengale à l’échelle de leur monde. Ils se regardaient ou feulaient, parfois se bagarraient; il y avait des guerres velours pour territoires branchus, inaccessibles même aux petits enfants. Comment se faufiler entre des tuiles, dans la gueule d’un chéneau? On ne saurait donc peut être jamais la fin du mystère, on n’éluciderait pas l’énigme. Mais on pensait que les chats devaient parler de choses sérieuses en compagnie des gnomes ou des esprits de la nature faisant corps avec les ferronneries nocturnes. Ces ombres s’épaulaient comme des silhouettes disparates maculant de feutre façades et ruelles solitaires. Puis, plus haut, on en voyait quelques-uns jouer au renard, baignés dans les foins jusqu’au premiers embruns de la forêt de Chamby. Là on était vraiment très loin, bien trop loin! Pierre se rendait compte, hélas, qu’il n’était que petit homme incapable de s’enfouir dans les matrices tièdes que la nature offrait aux félins, limité par ses jambes refusant dès lors de lui obéir. Il devrait rebrousser chemin, rebrousser brousse, oui, il n’était qu’un bambin, pas plus, bien incapable de pister les grands fauves. Le territoire s’arrêtait là, à deux pas de ces animaux, à deux pas d’avoir pu saisir cette grande liberté, empêché au dernier moment parce qu’il paraît qu’il était impossible de rester menu, de garder l’essentiel en soi, même un tout petit grain en fond de poche. 
Par la fenêtre, le petit matin pochait le jardin en blanc cassé. Sur le lit, Minouche se léchait, Pupuce ronronnait et Moutzli forte affairée, venait vers Pierre frôler sa joue du bout du museau, en insistant, comme pour lui montrer quelque chose de très important. Pierre n’avait pu suivre les chats jusqu’au bout de leurs péripéties, mais l’un d’entre eux ramenait un merveilleux cadeau du royaume invisible. Dans le pli d’un drap, face à la tête de Pierre, la bonne bête avait ramené toute une portée de chatons qu’elle allaitait en ronronnant, contemplant le petit garçon d’une douceur que seules les mères savent dispenser à leurs enfants. 
© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, « Une nuit de chats au clair de lune », octobre 2016  Tous droits de reproduction réservés.