Un chien incroyable
J’avais un grand-père pâtissier-confiseur. Après avoir tenu une boulangerie au Grand-Hôtel de Territet, il s’installa à Montreux, à l’angle de l’avenue du Kursaal et de la ruelle du Vuagnard. Là où, par la suite, il y eût Leimgruber, Stämpfli, La Librairie Française et, aujourd’hui, Joëlle Boutique. Dans la maison où habita par la suite le chansonnier Pierre Dudan dont la mère était cantatrice. Il paraît que tout le quartier entendait les vibratos de la Castafiore loin à la ronde. Mais c’est une autre histoire.
Les têtes couronnées descendaient volontiers dans cette bonbonnière décorée de stucs et de lambris dorés, richement ouvragés. Auguste Knorr, c’était son nom, était sept fois médaillé aux expositions du genre tenues à Bordeaux, Toulon, Nice ou Lyon. Un maître en pièces montées, en Paris-Brest et autres Delikatessen. On venait de loin pour ses Saint-Honoré.
Il habitait Chernex et avait un grand chien, noir et blanc du genre Dalmatien, nommé Picot. Une de ces bêtes qui avait une belle prestance, mais qui vous faisait craquer lorsqu’il vous toisait de ses yeux nostalgiques. Et Picot savait bien en profiter.
Ce chien surdoué descendait seul de Chernex à Montreux, où il grimpait sur le marchepied du tram et se laissait conduire ainsi jusqu’à Vevey. Les contrôleurs le connaissaient bien et lui concédaient volontiers la gratuité du parcours. Le resquilleur faisait ensuite sa balade à Vevey, en prenant son temps, puis faisait le voyage inverse selon la même technique: sur le marchepied du tram jusqu’à Montreux. Et cela régulièrement.
On croirait à une histoire toute inventée. Mais non: ce chien était vraiment malin et connu pour ses escapades sur la Riviera: les «Wattmen» l’adoraient. Il faut dire qu’il y avait moins de circulation qu’aujourd’hui… On était vers 1890.
Roger Bornand