Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 12/02/2018

Les turbulentes tournées du facteur Burdet

Le 143ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini:

 

Les turbulentes tournées du facteur Burdet

Genre: récit d’enfance

À mes grands-parents

“Ce ne sont pas les lèvres qui sucent l’alcool, mais l’alcool qui suce le cerveau”-

D’après Émile Zola, “L’Assommoir”.

Photo, de gauche à droite: Vincent Cochard, Charles Burdet (grand-père de Luciano Cavallini), Oscar Morier et le facteur Burdet, jeune.

 

“Sacré nom! Il est encore arrivé un train dbourbines!”

Le MOB entrait en gare, grinçant comme à l’accoutumée de tous ses essieux.

Ça c’était grand-père sur le quai numéro un de Montreux. Une belle pagaille à vrai dire. C’est lui qui assurait le service du matin au soir, tirant sa charrette comme une haridelle. Il y avait des tas de colis, des lettres, ça sortait du compartiment en tous sens avant d’aller s’effilocher en vrac dans la salle de tris, nommée aussi: “la salle des cris”. Ce serait pour les commis. On lui avait bien proposé le poste à la Poste, mais pour lui PTT ça voulait juste signifier: “Pantalons Toujours Troués”. Pourquoi donc me direz-vous? Parce que ça tenait juste à prendre l’air tout le jour en usant ses fonds de culottes à contempler le paysage assis sur un muret, voilà, tout simplement.

“Ne point trop en faire pour contempler” tel était son mot d’ordre qu’il n’a eu de cesse de me retransmettre au fil des ans.

Grand-père était facteur d’air avant tout. Il détestait les pièces exigües d’un bureau; malgré une paie qui eut été plus conséquente, rien ni personne n’avait pu lui donner raison.

– Whouâ Qu’est-ce que j’en ai donc à foutre de tout c’commerce Et qu’est-ce que j’en aurais de plus à m’enfermer pour amasser? Je préfère mille fois ma paix, mes chemins et mon ciel bleu.

Le ciel bleu commençait à la rue du Centre, vers la fontaine alcaline, chez la mère Wallace. Elle l’attendait dans sa maigrichonne et sombre cuisine en train de réchauffer du café au lait sur un butane. Le bleuet de la flamme donnait de l’ardeur à l’air vibrant se mélangeant au gaz et à l’odeur du lait.

– Salut Charly, tu vas bien? Il est fin prêt le pain sec pour les lapins de Mon-Mon. Y’en a pas mal c’coup-ci, tu verras!

 

Elle était toute petite la mère Wallace, voix enrouée, la face ridée comme une pomme reinette ,ans la bouche en guise de dentition, un village sinistré. On voyait encore mieux les détails car elle tirait toujours ses cheveux en chignon malingre, loin en arrière de l’occiput.

J’aimais beaucoup conter mes aventures une fois rendu à la maison, en tous les cas tout au début, car après je m’en abstins afin de poser le moins de problèmes possible à grand-papa. Grand mère désapprouvait ces compagnies, ce n’était pas un exemple à suivre pour un enfant.

“Voyons! Si c’est tout ce qu’il a à t’apprendre le grand-père, quelle vergogne…”

– C’est du rustaud toutes ces combines, reprenait grand-mère courroucée. Puis cette manie de pain sec!  Je sais pas ce qu’il a papa à se complaire tout le temps avec c’te pedzouterie. Faut toujours qu’il s’abaisse devant ces gens. Si au moins c’était pour des personnes valables!  Oui, au moins. Mais non!

– C’est bien toi qui parle ainsi? Oh, mais j’y crois pas… Et moi qui te prenais pour une petite sainte.

– Ah, mais ça, c’est pas ma faute si tu le penses et le répètes à tout bout de champ. Tu sais bien que je suis très loin d’en être une et que je déteste quand tu m’appelles ainsi!

 

Grand-père parlotait depuis quelques instants, la mère Wallace l’écoutait sans rien dire alors que le lait cloquait de plus en plus dans la casserole. Un verre en main, il sirotait la piquette valaisanne, puis encore un petit blanc de la cave à Bron, un pâté de maison au.dessus de la Wallace. C’est là qu’il prenait le plus de temps, quand on arrivait au “Carrefour des Pressoirs”, comme il disait si bien. Il y avait donc, si on mettait tout ce beau monde ensemble: La Wallace, puis Bron, puis Cuendet et Cuénoud. Deux caves en vis-à-vis; alors l’été, quand il cognait dru, pourquoi ne pas aller tâter l’ombre à la fraîche et se rincer la dalle? On prendrait qu’un demi-verre pour la mise en bouche, on réserverait le reste pour Cuénoud le rupin, qui offrait “du supérieur”.

Cuénoud c’était la Haute. Il fallait voir, sitôt les marches dégringolant aux tréfonds de l’obscurité, à quoi ressemblaient les arcs-boutants portant son immense propriété!

Dieu que c’était renfoncé et cossu à souhait. Puis, il y avait les hanches énormes de ces tonneaux contre les murailles, avec le mystérieux siphon transparent au faîte qui pétillait sous ses bulles aurifères.

– Tiens Charles, goûte-moi donc ça! C’est encore du soixante-trois. C’était une fameuse récolte c’t’année-là. Ç’a avait cogné tout l’été au Châtelard, tu t’en souviens certainement?

Cuénoud tirait au robinet tandis que le vacuum se gargarisait de tout son saoul.

– Oui. Y va bien. Ça s’ laisse descendre en douceur. Un vrai gave-chrétien.

– Un peu sec quand-même Charles, tu trouves pas?

Grand-père se releva de sa caisse, retournée pour l’occasion, puis entreprit à rebrousse-poil l’escalade fastidieuse des marches d’escaliers.

– Charrette les guiboles… Ça tasse un costaud ton sirop d’salop!

– Faudrait un fond tu “whoââs”! Mais dis-donc… J’y pense tout d’un coup… Pouette alors… J’avais des rondelles de saucisson à disposition. Faut dire que je me coltine mes dégustations depuis neuf heures du “mat”, c’est donc bien normal que  je commence à grincer sur pieds et à plus voir clair.

Comme quoi y’a pas que l’vin qui s’écoule, les années aussi…

– Lance m’en une à la volée si tu veux bien, je dois encore livrer Eugène Rambert, puis la rue du Port! Heureusement que c’est à la pente. Ça aurait pu tomber le jour du Boulevard Cervelas…

 

Cervelas était le boucher qu’on distribuait un jour sur deux et qui habitait l’avenue des Planches, on se rappelait de lui à cause de la montée vers St-Vincent et de ses tabliers maculés de sang séchant sur le balcon des “Amandiers“, même après de coriaces lessives

Le tombereau devenait difficile à tirer en ces cas-là. Mais pas question de se charrier ces demis-wagons électriques qu’ils commençaient tous à s’offrir par là travers, à force de “bringuer” chez le dirlo.

Alors la couenne de saucisson entre l’index et le pouce, revoilà le facteur Burdet requinqué par ce modeste casse-croûte.

L’avenue Rambert se passait bien, mais ça cognait sous le képi et les jambes semblaient coton, surtout que le charriot poussait son homme par en arrière.

Le problème c’est qu’on finissait la tournée sur la rue du Port et que là aussi, en vis-à-vis, il y avait Auguste Morard et Victor Gachet. Gachet, sec comme un échalas, on le voyait de loin, silhouette sémaphore dominant la terrasse du château du Châtelard.

Morard lui, il sortait de sa caverne hirsute et le teint cave. Les deux compères semblaient des troglodytes, toute la sainte journée plongés dans l’ombre chargée de gaz, à vérifier, tester, rajouter de la levure de bière autour du robinet ou entre les fentes des arceaux.

– Tiens, tu donneras du moût pour le gamin.

– J’peux pas, la bourgeoise me mènera la branle.

– Ben tu repasseras une autre fois alors… Seulement y risque bien de plus rien avoir du tout.

Regard oblique, bras noueux comme des sarments, mains sur les hanches, Gachet se tenait raide, en vareuse large et basse, posté devant son antre surmontée de l’écusson vaudois.

– Pis? T’en veux pas encore un p’tit pour la route? Parce que jusqu’à cet après-midi, ça va faire sec.

– T’inquiète Juliette! Je serais dans le wagonnet du train des Rochers de Naye. On s’arrêtera comme d’habitude à la descente, devant les niches des tunnels pour s’en avaler un ou deux, bien vautrés sur les sacs postaux. C’est Mouron qui les flanque au frais et fait signe à Marietti pour les Haltes “de service!”

– Ah bon? Mais les voyageurs y doivent bien s’apercevoir de la manoeuvre ou bien? Y disent quoi?

– Penses-tu! Y voient rien de rien! Y roupillent à moitié assommés par la différence d’altitude.  On fait que choper les bouteilles au passage qu’on a mis à la fraîche deux ou trois jours avant sur la montée, rien de plus. Tu comprends qu’avec tout ce fourbi, c’est bien plus marrant ça que d’être commis… Se sont les belles réserves de Château la Perche, Caveau de Naye ou Domaine de Toveyre!

– Ah oui, je comprends même parfaitement. Ce sont surtout des caves idéales et offertes à bon compte, pourquoi donc s’en priver, c’est sûr que j’en ferais autant. Allez Charly, bonne! En tous cas salue bien de ma part ta joyeuse bande de roublard.

Et… Conservation!

 

La montée était dure jusqu’aux Brayères pour le facteur Burdet. Faudrait cimenter un peu c’liquide, puis ça changerait un peu l’haleine si ça rupait vite fait un pain au lait en passant par Leutenegger. Parce que la bouèbe, elle était maligne. Elle sentait toujours quand c’est qu’on était carillon!

Puis dans la maison du boulanger y’avait Badoux, on pouvait pas mieux tomber. Le collègue y sera sûrement content de s’en tailler une humide! Vu qu’aujourd’hui Vuagniaux le remplace y doit tourner en rond dans son salon, je le connais trop bien.

C’était avant le dîner que ça posait problème. Grand-père attrapait sa boule toute rouge, puis il avait des accès de hargne soudaine contre tout le monde. Lui qui habituellement était un brave type devenait subitement un tout autre homme. Les yeux caillaient fixes et glauques, on sentait que droit sur le front il s’abattait une masse lourde comme une enclume. L’homme se mettait à ruminer avec l’abrutissement du boeuf avachi au sol.

Comme tous les avinés.

Ça remâche le raisin de marc, comme l’ombre racle  les murs en vacillant.

Le vin bu ne dévoile que la lie humaine.

 

– Tu essuieras la vaisselle, papa n’est plus en état. C’est une malédiction cette vinasse, je l’affronte depuis Chernex, Planchamp et maintenant ici à Clarens, avec ses copains! Je me demande bien ce que j’ai fait au bon Dieu pour devoir subir tout le temps une pareille calamité. Tu parles d’amis va… Qu’il essaie de plus boire avec eux, et il verra tout de suite que pas un seul de ces tadiés ne tient à lui. Ce sont que des compagnies de saoulons, que des excuses pour faire la foire!

Papa, le faciès rouge brique et la bouche béante fourrageait ses ronflements pour tout le quartier des Brayères.

 

– N’oublie pas ce que je vais te dire maintenant, mon gamin.

Et regarde-moi bien dans les yeux quand je te parle, s’il te plaît!

Ne touche jamais une goutte de cette saleté, elle révèle toujours le pire de l’homme, jamais le meilleur.

On peut dire ce qu’on veut: que se soit par goût ou par habitudes, un poison reste un poison.

Sous prétexte que c’est une tradition culturelle portant autorité, on devrait accepter n’importe quoi, subir mille affronts en silence. Mais ce n’est pas mieux que n’importe quelle autre drogue, cette cochonnerie.

Tout ceci n’est qu’hypocrisie et manque total de discernement.

Ça ruine les ménages et détruit l’atmosphère des familles.

C’est une vraie plaie, crois-moi!

À la maison, à Chernex, ça a tout disséminé, tout fauché.

Un ravage sans réparation possible qui a laissé des séquelles irréversibles chez tout le monde.

Nul n’en est épargné.

Ce n’est tout le temps que ça: le vin, les copains, la cave, la rigolade, les grandes promesses de saoulons jetées à la hâte d’un coin de table à l’autre en vous faisant miroiter monts et merveilles.  Mais une fois ces capons rentrés à la maison, tout n’est plus que colère, rage, vindicte et déraison.

Je reconnais tellement ça pour l’avoir tant de fois vécu, va

 

Le bu est abus et culture n’est pas viticulture.

 

Je sais que tu es encore trop petit pour comprendre, mais assez grand tout de même pour voir… Enfin tu vois bien comment il est grand-père, tout de même, quand il rentre comme ça?  Réponds-moi? Tu vois bien comment il est là, non? C’est pas beau hein… Devant son petit-fils, c’est pas croyable. Je sais pas si tu t’en rappelleras de tout ça plus tard, quand tu seras plus grand, puis adulte.

Quels souvenirs ça va te laisser !

Tâche juste de pas oublier.

Pendant ce temps-là, l’après-midi joyeux et la pièce du salon bien chargée d’une haleine gouteuse d’après sieste, virent grand père repartir sur ses tournées, prêt à rentrer aux tréfonds des tunnels du Glion-Naye.

Au retour de service, il paraît qu’il avait bien fait rire toute la galerie.

Tout la galerie, oui peut-être; sauf une seule personne.

 

© Luciano Cavallini, Membre de l’Association Vaudoise des Écrivains (AVE) & MyMontreux.ch, “Les turbulentes tournées du facteur Burdet”, novembre 2017 – Tous droits de reproduction réservés.