Paru le: 16/08/2013

Tomi Ungerer fait scandale au Buffet de gare à Caux

En 1993, grâce à un ami commun strassbourgeois, je fais la connaissance du brillant dessinateur Tomi Ungerer, affichiste renommé et créateur de plus de soixante livres pour enfants. De quelques dessins érotiques aussi, destinés à des lecteurs, disons plus mûrs… (http://fr.wikipedia.org/wiki/Tomi_Ungerer). Il est là pour présenter ses projets d’affiche pour le Montreux Jazz Festival. Il arrive en gare de Montreux: grand pardessus en cuir noir brillant, serré à la taille par une large ceinture à boucle en argent. Bottes de cuir. Un peu sévère, mais avec classe: Gatsby le Magnifique. De bonne humeur, heureux de quitter son Alsace natale et son Irlande d’adoption pour un peu de Sud. On lui a souvent vanté les mérites climatiques de Montreux.
Nous montons à Caux, au Buffet de la gare où nous avons rendez-vous avec Claude Nobs à dix neuf heures. Arrivés sur place, nous commandons de quoi rafraîchir le voyageur asoiffé. Une demi-heure passe, sans qu’on ait encore vu Claude. Puis une heure: Ungerer commence à s’impatienter. J’appelle Claude “oui, oui, un téléphone à faire et j’arrive.” Une autre demi-heure et quatre appels désespérés à Nobs plus tard, Tomi Ungerer fait les cent pas dans le buffet de gare et rage à haute et forte voix. Le scandale. Dans sa pelisse noire, le pas cadencé, il ressemble à un agent de la Gestapo (qu’il détestait au plus haut point). Son impatience manifeste, son parler fort inquiètent légitimement la clientèle du bistrot. Je ne sais plus où me mettre. Enfin – il est vingt heures trente – Claude arrive. Salutations froides de Tomi, excuses souriantes de Claude, on monte au chalet. Tomi nous fait bien comprendre qu’on l’a rarement traité si mal, lui qui est détenteur d’un nombre incalculable d’honneurs, de prix, de mérites dont la Légion d’Honneur. De qui se moque-t-on? Claude, qui en a vu d’autres, le rassure en lui proposant de lui cuisiner, lui-même, un Sirloin dont le maître-queux qu’il est a le secret. Et nous mangeons. Un délice. Dans une atmosphère qui se détend peu à peu, comme seul le patron du Jazz savait le faire. Un grand bordeaux, une soupe à la courge (recette de Claude: autant de crème double que de courge…) et le steak à couper comme du beurre, malgré ses trente centimètres.
Ungerer a encore le sourire un peu en coin, mais il se décrispe manifestement. Quelques bouchées plus tard, il commence à plaisanter avec Claude qui – finaud – entre volontiers dans son jeu. Au dessert (une panna cotta flambée au rhum), ils sont déjà copains comme cochons. L’ambiance est au beau fixe, on trinque, on s’amuse jusqu’à plus d’heure. Et Claude a eu droit, dans son Livre d’Or magique, rempli de dédicaces des plus grands noms de la musique, à une page entière (la plus belle, dixit Monsieur Nobs) d’un superbe dessin d’un Tomi Ungerer redevenu lui-même: un grand enfant. Mais si Ungerer est gentil, il est aussi un rien vicieux: plus tard, en plein festival, il explique au compagnon de Claude, Thierry Amsallem, qu’il allait lui livrer trois cents T-shirts un peu spéciaux. Au recto, le chat de son affiche, au verso “Montreux moi ton chat et je te Montreux ma chatte”, avec un texte inverse pour la version homme. Ils sont partis en un quart d’heure et sont devenus collectors!
Roger Bornand
Illustration: l’affiche de Tomi Ungerer pour le Festival de 1993.