Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 09/02/2015

Titi Williams

Voici le 13ème conte fantastique de Luciano Cavallini. Rappelons que tous ces contes se passent sur la Commune de Montreux… 

Titi Williams
Fiction – Amour

Une brume épaisse tombait sur le village de Tavel.

Les toits s’effondraient entre eux, on aurait dit des poteries biscornues, dont les pans disparates ne formaient plus qu’une plage d’éléments concassés. Les quinquets d’acétylène trouaient à la gouache les malingres croisées de fenêtres et, dans la cour, à l’arrière des fontaines à lessive, l’antre du forgeron seul esquissait une lèche orangée sur les pavés.

C’est là qu’il sortait de sa cahutte, Titi Williams.
Grand, trapu, la face simiesque et la mâchoire inférieure fortement dérobée vers l’avant, il marchait ainsi, chaloupant d’une jambe à l’autre, le front calcifié sous une casquette à forte visière.
Sa cabane, ou plutôt son bouge, n’était constitué que d’un faîte incliné, une fenêtre disjointe, une pièce aussi petite qu’un fond de charrette. Le vent mugissait par les fentes et une aération à claire-voie, qu’il tentait de boucher avec du papier kraft. En vain, les courants d’air tiraient sous les plinthes, et tout l’hiver passait en ce lugubre environnement.
Ici, pas les moyens d’acheter du pétrole, on ne faisait bruler qu’une seule bougie et encore, en cas d’extrêmes nécessités. Pour le reste on se jetait sur le grabat, en essayant de s’endormir le plus vite possible, afin de ne pas se rendre compte du temps qui passe jusqu’au petit jour.

Mais que faisait-il donc, Titi Williams?
Personne ne le savait, on supposait tout au plus des tas de choses dont on était peu sûr, ou qu’on inventait pour combler les manques. La rumeur mordait plus cruellement le bonhomme, que la bise glaciale fouettant les frondaisons et persiennes du hameau.

Il partait le matin de très bonne heure, parfois encore dans la nuit, se dirigeait du côté de la Baye de Clarens, puis remontait direction la Foge, contre la grotte des Hautes-Poudres. Certains cherchèrent à le suivre, mais bien malin, il s’arrangeait toujours pour disparaître entre les ronces, côté rivière, ou en d’autres anfractuosités connues de lui seul. Certains bourgeois de Planchamp-Dessous, disaient l’avoir vu coulisser contre le chemin des Portaux, ou couper par les châtaigniers du Châtelard, avant de disparaître sous une porte dissimulée du Petit-Moulin Gingin.

En fait, il se rendait utile disait-on, il ne faisait de mal à personne.
Sans qu’on lui demanda quoi que se soit, il ramassait la vieille ferraille accompagné de sa charrette, les débris de branches mortes après intempéries, les chiffons et vieux draps, parfois même il entretenait tout un chemin, une route, un parc public, une maison pour personnes âgées. Sans être aux ordres de qui que se soit, de son propre chef, toujours clopin-clopant sous l’enclume de son béret à visière.

Certaines personnes au bon cœur lui laissaient un petit quelque chose quand même, de quoi acheter un quignon de pain si on ne lui en donnait pas, avec un cigare et un litron de rouge. Mais il les refusait tous deux, de plus en plus souvent, pour finalement préférer le lait, la crème et le beurre. Toujours plus de lait. Du bois aussi, des racines qu’il faisait sécher. Parfois on lui laissait un sac de jute derrière la porte, remplit de pain sec, celui que le père Mont-Mont donnait à ses lapins. Il gardait tout, le faisait détremper dans son lait coupé d’eau.

Un matin, on le vit embarquer deux boilles dans son tombereau, puis couper en direction de Chailly-sur-Clarens.
Il savait comment faire. On aurait dit un bloc d’humus rampant au sol, quelqu’un devenu terre à part entière, et s’y fondre en rampant, s’y engloutissant presque jusqu’aux épaules, sans accrocher les barbelés. On se demandait comment ce gourd trouvait la souplesse de supplanter sa dérisoire carcasse en d’aussi basses acrobaties.
Alors, en silence, il tirait sur les pis fumants d’une vache, la plus grosse, la plus immobile, la plus docile. Toujours au même rythme, sans peur, semblant totalement inconscient du fait qu’il aurait pu se faire prendre à tout instant.

On ne sait comment il s’éclairait; le bougre était certainement devenu nyctalope.
Une fois la besogne terminée, il poussait jusqu’à la grande ferme de la rue du Bourg, se calfeutrait à l’arrière de la remise aux carrosses, puis commençait à laisser affleurer la crème au-dessus du breuvage. Il en fallait un peu, pour la battre, la rendre en pseudo beurre afin de graisser la poêle, mouiller le pain sec, éventuellement casser un œuf maraudé dans l’arrière-cour de Mont-Mont.

Mais que faisait donc Titi Williams?
Ce laboureur de brume, raclant ses semelles sur les battues bourbeuses, les bordures de ruisselles, puisant d’un seau troué dans les retenues de la Baye, afin d’attraper quelques alevins, parfois un canard qui s’avançait trop près, et qui mettrait un peu de chair sur les cailloux froids de son ossature.
Quelle avait été la vie du bonhomme? D’où venait-il? Certainement de ces nulles-parts ailleurs qui forgent de permanents oublis. Ceux qui laissent un homme sans identité, sans même une odeur imbibant l’ombre.
Lui qui tous les jours gardait les moutons, voutés sur un vieux muret, par les canicules ou par les à pierre fendre hivernales.
Pour qui besognait-il, savait-il même parler, celui que les villageois appelaient le Yéti, d’où le diminutif de Titi?
Les seules syllabes qu’on lui avait entendu prononcer, c’était ses sempiternels: «Ah oui, ah oui, ah oui»… Il fallait qu’il se dégraissa tant la gorge, juste pour suinter ces glaires verbaux. Comment donc était-ce possible, chez nous, en Suisse? Mais on était encore dans l’autre époque, pour laisser ainsi un misérable seul à la rue, donner une image aussi pitoyable du pays aux étrangers! Franchement, pis quoi encore! Quelqu’un qui n’a même pas un coin d’aisance pour se soulager, et qui fait n’importe où, qui laisse tout aller à vau l’eau, qui ne se lave que l’été et reste enveloppé tout l’hiver, ça ne peut vraiment rien rapporter de bon!

Puis un jour, plus de Titi Williams.
Sans crier gare, plus de bonhomme, plus de quoi alimenter la chaudière des médisances, ou ouvrir les bourses de la complaisance, ou des actions de grâce à pouvoir raconter au culte, en se bonifiant, en se targuant d’avoir le cœur plus chrétien que le voisin d’en face, surtout si ce voisin comme pour beaucoup de ces ouailles, n’était autre que Titi Williams!

Il fallait aller voir. S’approcher de la porte, précautionneusement, avec cette crainte ignorante de la peur au ventre.
Les braves n’étaient pas pléthores, lorsqu’il fallait franchir le pas! La cahutte de guingois, son toit mono pentu, sa fenêtre maigrichonne et les chiffons de papiers occluant l’aération.
Ce devait être bien crasseux, là dedans, bien dégueulasse!

Le plus gras du village, un boucher brutal nommé Jeannot la rosie, à cause d’une couperose mangeant sa barbe rousse, osa frapper une fois, puis encore et encore, sans plus de succès, sans autre réponse que le son creux d’une porte close sur un cloaque.
Alors on entra…

Le dedans tout était propret. Contre les murs, épinglés partout, il y avait d’étranges hiéroglyphes, ça emplissait toute la pièce, certains avaient même servi de tentures.
Des tas d’équations, tracées au fusain ou, quand il n’y en avait plus, avec les éclats de coke chipés chez la mère Lambert, on les reconnaissait.

Au centre de la pièce, un petit berceau, avec un biberon encore tout plein de lait, une écuelle emplie de pain trempé, une poêle posée sur une grille avec au-dessous quelques ceps qui ne s’étaient pas tous consumés, ceux que le père Cuanny entassait contre les remparts du Châtelard.

Il y avait ce dehors noirâtre et empli de brouillard, de feuilles automnales dont les arbres s’étaient desquamés, enfermées dans de la jute imperméabilisée, qui en se décomposant, servaient de duvet chauffant pour le petit berceau.
Point de drap, mais encore et toujours ce papier de plomb froissé, que l’on nomme journaux ou dépêches. Et des tas de bouts de bois rafistolés en poupées, taillés de façon à former des personnages à peine émergeant de la matière, que seuls des traits admirablement adoucis par un travail de patience accompli au canif, donnaient à penser que ce bois avait fini par avoir du cœur.
Que s’était-il donc passé dans cette vie, dans cette maison?
Au creux de Titi Williams?

Comment se pouvait-il que personne n’ait jamais entendu un seul cri d’enfant, fuir ce taudis épouvantable. Et c’est alors qu’on réalisa que Titi Williams devait être malentendant, et que ces monosyllabes prononcées avec tant de difficulté, expliquaient son handicap, et peut-être celui de sa pseudo-descendance, sourde aux autres.
Lui, le savant mathématicien vivant dans la misère et l’isolement, créant des personnages de bois pour un enfant invisible, et des quantas pour fuir ailleurs, celui que pas mal de personnes raillaient en l’appelant le Yéti, avait peut être montré une fois de plus, que sous une écorce grimaçante, il y avait plus de cœur gravé au canif, que bien des chairs esthétiquement sans défaut, qui n’ont pour âme qu’un sarcophage de marbre.

Titi Williams était ce villageois libre qui, en plein hiver déserta sa cahutte, et laissa la nuit s’emparer encore plus du village de Tavel, baignant tristement sous ses lampes d’acétylène.
Ainsi en est-il lorsque l’on ne sait pas reconnaître l’amour filial des gardiens de phare, qui quittent les hommes en s’éteignant.

Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE) © Luciano Cavallini, novembre 2014, Terreurs et angoisses de Montreux. « Titi Williams » – Tous droits de reproduction réservés.