Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 11/07/2016

Tatyena

Voici le 91ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini.
Genre: Amour
À Jenny B.

Ce soir-là, je me demandais ce que j’allais bien pouvoir faire…
Il me manquait quelque chose de brut, de facile à accomplir, bien que j’aie rendez-vous avec mes amis musiciens au Pavillon des Sports, face au Montreux-Palace.
J’écoutais le dernier enregistrement de leur trio, Mozart et Beethoven.
Pas des pièces faciles, les chambres…
Il y avait deux verres de whisky, bon j’y touchais pas, je dois même m’y reprendre à plusieurs fois pour savoir comment s’écrit le mot.
En revanche je n’ai rien contre les Bourbon, ni les Orange, mais Pekoe et Broken.
Comme les grands crus.
Mensongers…
N’est-ce pas Mademoiselle Grey?
Cela vous sied à merveille ce nom de Grey, avec un petit Earl devant, et un fruit de bergamote aux bouts des doigts.
Un alizé merveilleusement tiède imprégnait le balcon, et la tour du Château des Crêtes se découpait au loin comme un index tendu entre le sol et la nuit.
Mais il manquait quelque chose.
De plus consistant.
Entre Mozart et Beethoven, et ce merveilleux disque “Gallo” en route pour “Universal U.S,” rien que ça…
Téléphoniste grincheux au loin, pour le premier contact, puis agent cordial, décidément on ne quitte pas l’alcool, entre liqueurs et Cordial!
Ou cordiaux.
Mais ça prenait pour les U.S, et mes amis sautant de joie et rudoyant mes épaules, tirèrent finalement leur caisse, direction le chalet des Avants.
Alpage.com… en quelques sorts, en quelques sortes.

Ils m’embrassaient par-dessus le parfum de Tatyena Vesichenko, la petite ukrainienne de porcelaine, me tenant compagnie tous les jours sur la perspective Grand-Rue.
Je suis bien gâté avec sa ressemblance à Jennia
Ma Jennia.
Tout comme la lune ressemble à une ampoule électrique, spécialement celle éclairant ma gaffe, d’une moustiquaire diaphane.
Pas très en santé tout ça!
Il me manquait quelque chose entre la terrine de lièvre aux raisins de Corinthe, l’évocation du Berliner Philarmonic Orchestra, David Oïstrakh, Itzhak Perlmann, Arthur Rubinstein, etc…
L’un des musiciens me filait des Haïkous qu’il avait écrits lui-même. Je ne disais rien, mais il fallait vite qu’il retourne à ses partitions, et moi à mon savoureux “Nespresso.”
Je n’arrête plus d’avaler du Nestlé ces temps.
Il faudrait au moins qu’ils me paient quand je parle d’eux, surtout en bien, ce qui n’arrive guère souvent!
Faut dire qu’ils font pas dans la dentelle cette fois-ci avec leur milliards de capsules, frappées jour et nuit dans deux usines différentes.
Je regardais les rondelles de saucisson, le vin noir, le pain noir, la nuit noire, et l’encre blanche des étoiles lointaines, parsemées sur la nappe vespérale.
Quelle phrase!
Je n’ai rien trouvé qui fisse office d’autre agrément!
Qui fisse…
Il me manquait quelque chose.
Bon je dois avouer:
Jennia…
J’étais dans une pièce close aux personnes, mais pas au jour, avec Mademoiselle Vesichenko, et là un instant, en agent double, je suis passé à l’Est, pas vraiment la guerre froide!
D’un bond à Bond de Ian Flemming: «The spy who loved me…»
Juste quelques caresses, de la douceur entre les fleurs et l’aquarium de la véranda rempli d’azur à ras-bord.
J’avais envie de sentir une étoffe charnelle et tiède contre moi, un corps fuselé se faufiler rien qu’un instant, et l’odeur d’une nuque venir subrepticement chatouiller mes lèvres d’un début de sel…
Un corps de femme.
Juste ça.
Un petit corps tremblant et fin, une mouette géante interrompant son vol et frémissant encore des ailes ayant longuement battu les vents et se rabattant sur Clarens.
Elle ressemblait à ma Guenièvre.
C’est ça le problème, et je le lui ai dit plusieurs fois!
Je regarde souvent son balourd de camionneur, style “hétéro-bière-foot,” venir la chercher en douce, ouvrant maladroitement sa carlingue.
Mais non. En fait il est très doux.
Une tranche de lard sur un bouton de rose.
C’est souvent ainsi.
La fête de la bière plante sa cantine de pisse devant les roses de Saadi.
Et puis, elle a déjà un fils de 8 ans, et ma Jennia pas encore d’enfant.
Une fille, peut-être, mais ce sera pour plus tard.
Pas avec moi.
Paraît-il.
Moi j’ai déjà donné mon sperme à la science, et j’en suis très heureux, pour la Déesse de la Terre et la mère des Titans, chez les Grecs.
Je pense que ces femmes blanches et d’apparences pures, utilisent la graisse de phoque pour leur éclairage interne.
Je lui ai dit.
Une fois encore.
– Tu ressembles à Jennia.
– C’est vrai?
– Oui regarde….
Je lui montrais le fond d’écran de mon cellulaire.
– Pas dans la forme Tatyena, mais dans le corps et la finesse du visage. Tu trouves pas?
– Tu me fais des compliments!
– Tu sais bien que je t’aime et que je ferais tout pour toi!
– Parce que je lui ressemble?
– Parce qu’elle est loin et que ça me fait du bien. Parce qu’elle me manque.
– Et elle?
– Quoi elle?
– Tu lui manques?
– Je sais pas, elle parle pas. Mais je pense pas autant que moi. Et je le lui souhaite pas. Chacun est comme il est, dans son coin, avec ce qu’il peut.
– Si tu arrives à vivre comme ça. Mais elle est loin. C’est pas facile!
– Je ne suis pas son ami.
– Oui mais tu vas la voir!
– Ça me fait du bien, Tatyena.
– C’est trop compliqué, je pourrais jamais!
– Je sais mais j’ai pas le choix! Et j’ai pas rencontré quelqu’un d’autre; d’ailleurs je cherche même pas!
– Tu vas me rendre jalouse!
– Tu sais ce que je veux dire! Si tu n’étais pas mariée…, peut-être…
Elle devenait rouge carmin.
Moi, je virais au blanc.
Il me manquait quelque chose.
Entre le palais et la gorge.
De l’intérieur.
Tout était là.
La chair des aliments, le goût des nourritures, la musique, la littérature, les cacaos âcres et le café moussant.
Il me manquait un enveloppement suave comblant tous les déficits des sens troublés.
Il manquait la peau de Jennia.
La cape blanche et tiède, le fourreau de son être sans ourlet où j’avais envie de plonger tout seul et nu, d’une seule traite.
Et comme l’eau s’écarte en caressant les bords pénétrants, je désirai me sentir enfoncé dans le cercle mouvant de son corps, et d’être baigné entre ses os.
Nu et mu de l’intérieur, comblé de partout, tel je souhaiterais être vraiment, et non plus empli par les simples nourritures terrestres.
J’en parlais librement à Tatyena.
– Tatyena … Voilà… La vieille nacelle que je suis, a soudainement envie de se laisser emporter par la dilatation des gaz… Comme les ajourés du Montreux-Palace s’effilochent dans l’azur.
– Tu sais quoi? Je t’aime beaucoup. Tu es un être exceptionnel…
– Tu me dis de ta bouche, ce que je ne cesse de lui répéter!
– Si je lui ressemble quelque part… Alors je réponds un peu d’elle…
Le disque touchait à sa fin.
Je vous laisse deviner lequel.
Les verres étaient vides.
Je la verrai le samedi et le dimanche.
– Tiens, c’est pour toi, fit-elle encore plus délicate.
– C’est quoi?
– Une boîte de chocolats. Ça vient de chez moi.
– C’est beau ce dessin sur le couvercle!
– C’est Kiev…
Ah, oui! L’arrivée de la Moldova sous la grande porte.
Moussorgski.
Ravel…
“Tableaux d’une exposition.”.
Jennia, ?????????????????????????????” de Kiev.
Tatyena, en haut de l’Oratoire de Montréal.
Un autre cœur planté en séminaire et congrès, sur la flèche du Clocher Saint-Vincent des Planches.
La double vie des amours perdus recherche leurs spectres errants, faute de leurs semblables…

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), “Tetyana”, septembre 2015-Tous droits de reproduction réservés.