Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 30/11/2015

Stavia

Voici le 60ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Comme tous les autres, il se passe sur la Commune de Montreux. Bonne lecture!

STAVIA
Genre : Épouvante-Fiction
Je m’étais assis au pied de cette lugubre façade de Pensionnat, à Caux, en haut de la ligne de chemin de fer des Rochers-de-Naye. Je sentais un grondement hirsute, véhiculé par des flammèches évanescentes, une espèce de bouillie d’impressions terrorisantes s’enchevêtrant entre les arbres du parc, les broussailles environnantes, les vieilles colonnades, et ce jusqu’à m’atteindre en me captivant.

Oui, je dois bien l’avouer, quelque chose d’indistinct m’attirait, forçait mes yeux à se répandre contre le troisième étage, constitué d’un oriel à rideaux relâchés, comme des linceuls suspendus sur un secret inavouable.
Je n’arrivais absolument plus à relâcher mon attention des niches, des balcons, des ombres étranges voguant autour des pignons, d’éléments pointus constitués d’yeux borgnes en guise de lucarnes.

Au rez-de-chaussée formant un angle droit, des pièces translucides plaquaient leurs regards sur moi, se réverbérant l’une contre l’autre, mi-closes à l’arrière des tentures, avec un canapé, un guéridon, des reflets ajourés, à peine le soleil clignait-il au bon endroit.
Ça semblait voyager d’un espace à l’autre, on s’y perdait, tandis qu’au creux de l’estomac, une crainte sourde paralysait l’envie d’aller plus loin.
C’était à deux pas de la gare, sur le devant, côté amont.
Mais déjà fissuré d’un monde à l’autre.
Des murmures, d’étranges chemises semblaient surgir ou s’effilocher, ou encore que l’on croyait voir voguer entre les vitrages, parfois avec un souffle, et je me rappelle, sans raison, ça s’est mis à bouger, en s’écartant d’un coup, et puis plus rien, plus rien du tout.
Je cherchais coûte que coûte à pénétrer la pénombre des salons, certains demeuraient encore translucides sous l’effet du jour dominant, mais le crépuscule arriverait, et alors, qui sait ce qu’il pourrait bien advenir, à ce moment-là?

Aucune loi ne prévaut des tourments de l’autre monde, ayant tendancieusement l’habitude de s’incliner sur le nôtre en soupirant.
Je sentais l’odeur des chambres, les tapisseries désuètes, les vitres surchauffées, toutes ces exhalaisons séculaires engendrant la poussière sur les os, et la fébrilité pervertissant la chair.

Ça sourdait des murs, par caillots progressifs et visqueux, les murs se rappelaient des charges émergeant de l’horreur, jusqu’à se charger de viscosités hostiles.

On y avait tourmenté des jeunes filles, des choses imprononçables pour le commun des mortels. Là-dedans ça respirait la longue claustration des corps, entamés sous une emprise relevant de la haute démonologie.
On percevait des sanglots; oui, une enfant sanglotait au fond d’une nuit qu’elle seule percevait comme telle, l’humidité des miasmes humains détraqués sous une souffrance indicible tenaillant l’âme, la ciselant au plus profond de son empire et convulsant les corps comme s’il s’était agit de grands draps que l’on aurait froissés, ou jeté pêle-mêle avec violence contre le mobilier des dortoirs.
Comment agir? J’étais transi au sommet de ce puits, de cette Tour inversée et dont les cieux rayonnants de jours, ne parvenaient à percer les égouts croupissant en fonds de cloaques!

Ça se déplaçait, montait à moi, par magmas arachnoïdes cherchant à me happer, du moins le sentais-je ainsi jusqu’à mi-buste, que cet abysse voulut m’engloutir, avec ce ciel, cet univers qui m’appartenait encore, et auxquel j’avais rivé mon corps.

Je l’entendais geindre, je sentais Son Odeur, bien que prostré à l’extérieur, bien que m’infiltrant du regard entre les frissons des persiennes. Je percevais Sa vieille échine rugueuse, égarée au fil des siècles, cherchant une issue qui eut pu lui faire comprendre enfin, qu’elle n’avait plus de corps pour s’éveiller.

Puis mon Dieu… Oui… Cette ogive blanchâtre prostrée contre la fenêtre, froissée du dedans, aspirée d’Elle-Même tel un tourbillon laiteux!

Comment était-ce possible, alors que j’étais dehors et qu’autour de moi passaient des gens, comme si de rien n’était, sans ne rien voir ni entendre, sans être le moins du monde surpris, que je resta cloué ainsi contre une façade morte, une maison sans vie?

Je m’en aperçus, je n’étais donc pas vraiment parti ailleurs, ni perdu ici, tous ces gens ne s’en faisaient pas le moins du monde, ils vaquaient chacun à leurs occupations habituelles.

Oui, j’étais là, et pourtant… Le front appuyé déjà contre un ailleurs, le regard fouillant les brèches tissulaires d’un univers proche du nôtre, en lequel nous nous empêtrions sans le savoir, à moins que ce soit le contraire.

Il suffisait de rien pour basculer d’une onde à l’autre, un défaut accidentel, une fausse manœuvre du nerf optique, une lubie du cristallin. Et de l’intérieur on ouvrait une fenêtre qui permettait à l’aise d’enjamber la corniche pour sauter vers l’inconnu…

Cela arrive le soir, dans l’obscurité d’une chambre, quand les ténèbres créent des sables aux grains mouvants. C’est là qu’on vient, entre ces deux franges, en-dessous de la macula densa, c’est en ce lieu que survient le monde des chuchotis et des électrons spectraux, tous transis de péristaltismes entreprenants!

Depuis le porche, en haut, on voyait, derrière une vitre dépolie et grumeleuse, une niche d’ajourés, puis rien d’autre que cette porte massive, verrouillée à double-tour, et dont le loquet venait à peine d’être changé.

Mais où étais-je donc?

Il fallait surtout que rien ne filtra, que ça se passe d’un étage à l’autre, pris en ces vieux mobiliers, ces lourdes tables, ce couloir infini des dortoirs, avec en enfilades des miroirs déteints, certains encore de travers, puis des cuves avec des cruches, pour la toilette, posées là sur une commode recouverte d’ouvrages brodés. Ça fleurait le bois assoiffé, jauni, desséché par les ans.

Une vieille Soeur ridée, le visage simiesque, tel un orbe, déambulait comme on glisse, en recommençant toujours le même rituel. À la même heure, juste en même temps que l’on percevait Ses sanglots, que l’on sentait derrière soi, le frisson humide des fanges s’écoulant des occipitaux jusqu’au bas du sacrum.

Elle.
Stavia Grichenko.

La belle russe revenant encore geindre sur les sommités des tourelles, tournoyant dans la cage d’escalier en colimaçon et s’enfonçant vertigineusement vers un sommet obscur, dont aucun fonds ne semblaient plus visibles qu’à Elle Même.

Après c’était en bas que les parquets craquaient. La vieille tante Harriette devait s’asseoir sur le canapé du salon, car l’abat-jour recouvert de napperons se mettait à osciller, tandis qu’une vague fragrance de naphtaline envahissait le lieu.

Stavia geignait. Ça avait dû se passer à ce moment-là quand Hans Friedrich, le veilleur de nuit, était entré, courbé comme un vieux loup flairant l’agneau. À l’infirmerie. Emplie d’anciennes douleurs, mélangées avec les médicaments soigneusement rangés dans la vieille armoire-vitrine.
On voyait tout. Les pinces, les oblongues seringues de verre et les fioles toutes pleines encore de venins puissants.

Puis, des paires de forceps, alignés comme des menottes, des jeux entiers. Des tas d’outils grossiers, des métaux sauvages, servant à saisir, tordre ou arracher!

Que faisait-on dans ce Pensionnat! À quoi donc servaient ces bocaux immergés de fœtus, d’où provenaient-ils, de qui étaient-ils? Quelles vierges avaient ici été profanées, combien d’entre elles avaient ruisselé du ventre, sous les morsures infectes de ces pelleteuses d’acier!

Il commençait à se faire clair en moi, en même temps que de plus en plus crépusculaire en mon âme.

On avait damné la vie à plusieurs de ces innocentes, afin d’exécuter certains rituels d’offrandes. Mais à quels démons, et dans quel but?

C’était là, sous terre, c’est là que vagissaient toutes ces anciennes cérémonies, la maison, les êtres, certains dont la force était encore présente, ne cessaient d’appeler, d’écarter les ridules ombrageuses afin de nous entrevoir!

Mais moi, que puis-je, au milieu de ces passants qui toujours ne se doutaient de rien!

Stavia, la petite tuberculeuse, dont on voyait les iliaques faméliques scarifier la peau du bassin, les arrêtes violacées surgir dans l’haleine glaciale de la chambre et la rugosité des draps, entre les barreaux impitoyables constituant son lit cage.

Elle n’avait qu’une mince chemise de lin recouvrant sa poitrine fossoyée de cavernes, de quintes, d’escarres purulentes rongeant les reins.

Dessous, sous le terrain, parmi les dalles suintantes de miasmes abominables, il y avait tous ces corps, ces petits enfants, ces nourrissons, tous ces autres êtres massacrés et abandonnés sans sépulture, qui criaient encore, réclamant le pain des bénédictions qui jamais n’arrivait!
Certains avaient des tombes, avec des croix peut-être vermoulues, des noms effacés; mais au moins un prêtre était venu les bénir après, et elles étaient mortes presque en pouvant quitter ces murs et saillir de leurs corps.
Presque…

Mais là, les chairs pourrissaient, des étangs noirs emplis d’humeurs pestilentielles infectaient l’air, le moindre espace, et les nuits se passaient à lutter contre ces étangs inextricables, en lesquels fiévreux, on pagayait en vain. Les fondations de l’Internat s’y engloutissaient, on entendait aux fonds des caves, des éléments de succion rouler sur leurs gonds.

Stavia peinait, mais en fait, je le pensais, je la pressentais, sans aucune véritable preuve de sa présence formelle. Toujours surveillée par la Tante Harriette, et Hans Friedrich, qui maintenant poussait son visage au-dessus du lit.

Un affreux faciès, c’est cela que j’observais, à la peau grêlée de partout, le pas sonnant de plus en plus lourd et brandissant sa lanterne de la main droite, comme on tiendrait une tête décapitée!

Il revenait la tourmenter, en cachette, lorsque tout le monde dormait, lorsque là-haut dans l’enfilade du dortoir, les ténèbres faisaient perdre la notion d’espace dans un lieu empli de nues laiteuses, jusqu’aux faîtes, vers le dernier pignon de la salle de prières.

Il revenait, après s’être caché dans la vieille salle de classe, sortant du sommeil comme un vampire, car cet apôtre du crime dormait le jour, la tête caillouteuse posée sur un pupitre abandonné.

Il se levait, l’organe tout gorgé de lubricité, et s’en allait, nuit après nuit, tourmenter la frêle Stavia. Tandis que les ombres chevaleresques des batailles reprenaient rage en gémissant, recommençant leurs massacres, lui, il déposait sa vieille charogne sur le corps glacé et trempé de sueur, de Stavia Grichenko.

Elle ne pouvait parler, ses bras – comme des lianes de papier mâché – n’avaient plus la force d’échapper à la noyade, à cet engloutissement en lequel elle se sentait partagée, investie, jusqu’au moyeu pelvien.

C’était une poupée noyée sous la chemise, remontant le corps à contre-courant.

Cela se répétait, encore et encore…

La chose anguille l’investissait, et je voyais tout cela de l’extérieur, assis sur le mur de la gare de Caux, en face de la bâtisse, oui, les rideaux avaient bien bougé, pitoyables mouchoirs de poche semblant dire adieu, ou s’agiter blancs, afin de supplier la trêve!
Trêve qui n’arrivait jamais.
Comme des flots terribles, comparaissant en cataractes devant moi. Je n’avais pas rêvé. J’avais aussi entendu murmurer le nom de la victime.
Celui de cet ange violé par les stases infernales!

Mais comment m’y prendre, comment La sauver, tout était hermétiquement clos, je ne pouvais entrer de nulle part, et d’ailleurs, fort de vouloir sauver une âme, donner repos à un corps, en aurais-je eu le cran?

Je n’arrivais plus à quitter l’endroit.

Encore les ajourés, derrière les fenêtres, puis en haut, le soleil avait tourné et dans le salon du bas, la face glabre de la tante Harriette semblait se tenir roide sur le canapé, sans expression aucune.
Comment sauver Stavia?
La maison était à vendre. La visiter alors?

Du mieux que je pouvais, j’envoyais des flots de clartés blanches, en direction du troisième étage.

Mais ce lieu demeurait clos, et tout au fond du terrain, il restait ces vieux massacres, remontant au Moyen-Âge, ces enfants morts-nés, puis après encore, le terrain toujours pavé d’ossements sur lequel on avait posé les lambourdes du Domaine!

Il y avait partout des maltraitances, des cris et des sanglots. Des faciès semblaient se corrompre entre les mailles de tous ces napperons saupoudrés ça et là, comme des nasses ou des toiles d’araignées.

Grisailles des pierres érigées, des corniches secrètes, des contreforts et balcons où, tout partout, il semblait y avoir des épandages étouffants et des spectres disparates, circulant comme nuées entre deux mondes.

Comment libérer Stavia?
Un signe s’il vous plait, où que je sois!
S’il vous plaît!
Aimais-je un spectre violenté?
Pourquoi elle et pas une autre?
Une forte odeur de verveine m’envahissait. 
De tisane, de vieux sureaux.
Ah… Stavia venait à moi! Je la voyais nettement se décalquer dans les rideaux du troisième étage, comme une image acheiropoïète!

Mais ces passants… De plus en plus nombreux… Où donc cherchaient-ils à m’emmener, soudainement… 

© LUCIANO CAVALLINI – Membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) – Contes fantasmagoriques de Montreux, «Stavia» – Tous droits de reproduction réservés – Juin 2015