Paru le: 30/04/2018

Sismiques

Voici le 154ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini.

 

Sismiques

Genre : Nouvelle

à Nelly Pujold

Sa chevelure dégoulinait sur un épais sweat-shirt fuchsia.

Il faisait très sombre dans de chalet, une humidité poisseuse entourait le paysage environnant. Rien n’émergeait de son corps ficelé dans l’étoffe crémeuse, on voyait à peine guigner le bout de ses doigts.

Le feu de cheminée dégageait une fumée âcre se déposant jusque sur le goût de sa peau.

On n’observait que grisailles s’immisçant de force par les fenêtres dont les carreaux paraissaient n’être que du vulgaire verre dépoli.

 

Joëlle plongeait le regard au fond d’un bol de café, puis on voyait glisser hors du tissu ses longs poignets de nacre, lorsqu’elle saisissait une tartine de confiture à la framboise.

C’était l’unique point rougeoyant forant la pénombre du bois, patiné régulièrement à l’huile de lin.

 

La montagne mangée de nues se trouait parfois sur des sapins rôdant à travers champs, la gouttière crachait rageusement ses flots contre une grille d’égout.

 

Quelque évènement allait survenir, on le sentait. Parce que la fille, engloutie sous tant d’étoffes, décochait de larges oeillades à bout portant.

 

– Tu as bien dormi ma belle ?

Il fallait attendre que la première lampée de matinale descendit dans la gorge avec la force du breuvage.

Noir, si noir. On le voyait poindre comme de l’encre sur la blancheur des lèvres. Deux couleuvres albinos louvoyant l’une sur l’autre. Fendues au cutter.

C’était sinistre, l’alpage de Jor par temps pluvieux.

– On dort comme on dort quand il y a trop de silence.

Je demeurai interloqué.

– Comment pourrait-il y avoir trop de silence, Jojo?

– Alors pas assez de bruit, peu de rumeurs si tu veux.

– Ça te gêne tant que ça?

– Quelque chose va se passer. C’est pas un silence comme d’habitude, c’est sournois ce qui traîne par là autour. Tu verras.

 

Les reflets du jour miroitaient sur la peau des mains. Un glaçage appétissant tressautant contre la dureté du beurre qu’elle ne cessait de malaxer.

Au loin le meuglement des vaches, de près la fine silhouette attablée profilée comme une dague.

 

Lors du sommeil, la sensualité de la jeune femme avait eu le temps de s’engloutir aux tréfonds de son intimité.

Au réveil, avec l’odeur du café, elle vous giflait grave, d’un coup sec, revenue à elle.

– Tu es belle Joëlle, tu sais.

– Merci.

 

Quelque chose d’étrange se passait à l’extérieur, elle avait raison de parler d’un silence oppressant. La nature se taisait, plus un seul chant d’oiseaux ni de criquets. La Dent de Jaman devenait hostile, chaque fois qu’elle poignardait la brume. La forêt fut balayée d’un souffle unique et puissant.

– Voilà la tempête maintenant. C’est foutu pour la balade!

– Quelle balade? Je dois étudier! Comme si tu ne le savais pas!

– Ça ne coûte rien d’essayer.

 

On devinait son corps en train de se cabrer sous le linge. Le coulis du chandail se plissait vers la saignée du coude, éclos en corolles aux bouts des manches. Les poignets saillaient, cols de cygnes plus effilés encore qu’à l’accoutumée. Les longs travaux de stylos sur pages blanches, semblaient les avoir affinés proches de la brisure. Puis il y avait les giboulées de ses doigts pleuvant sur le clavier d’ordinateur. On voyait alors se déployer en filigrane tous les délices de l’appareil ligamentaire, paraître les circonvolutions veloutées de l’épiderme cabré sur la délicatesse des gestes.

Il n’y avait qu’elle pour offrir en bouquet ce genre de merveilles à contempler. Tout y était plus clair, plus lumineux, plus soyeux, on pouvait presque goûter les mouvements, sentir l’arôme des gestes attiédis d’aisance.

 

Il se déroulait toute une virtuosité à part, n’appartenant qu’à elle, roidissant la peau sans aucune inharmonie, bien au contraire, cela devenait comme des caresses rapides, une mousson de pulpes attiédies sur les touches, les lettres se poursuivant en cortège les unes derrière les autres avec une rapidité d’éclair. Puis les prises de notes, les schémas dessinés avec méthode et soin, le stylo habile poursuivant sagement sa route d’une marge à l’autre, l’écheveau des phalanges cabré sur la calligraphie, les inductions de feuillets sous l’épiderme, frissonnants, saturés de graphiques, de chiffres barrés et totaux s’additionnant toujours à l’actif bénéficiaire de sa beauté.

 

Jamais quoi que ce soit de disgracieux ne filtrait hors de son corps, même à la dérobée, même lorsqu’elle n’avait conscience de ce qui émergeait de sa personne, ce qui survenait la majeure partie du temps; mais j’étais constamment là à recueillir ces privilèges afin d’en témoigner ouvertement plus avant et plus loin.

 

– C’est trop calme ici. Il va se passer quelque chose.

Geste arrêté, cassé à angle droit au-dessus de la page. Serpe d’éclairs sur encre noire.

– Qu’est-ce que tu veux qu’il arrive dans un coin pareil? On est justement là pour que rien ne se passe, non?

La route de la Râpe au Jor, trait tiré en oblique, plongeant contre Les Avants, avec ses stabulations de bestiaux et sa menthe forte qui embaume quand le soleil cogne sur l’alpage. A droite, la fontaine dont l’eau se rétractait au fond du goulot.

Feulement d’un chat détalant sous la fenêtre.

Le chalet semblait coincé. S’étriquer. Devenir une petite cabine de plage normande.

Devant, le brouillard jusqu’aux pieds des conifères.

Puis l’ombre, embauchant l’ardoise de la toiture au passage.

 

Depuis les entrailles de la terre, c’est venu ravir en force les tripes de l’estomac, le dallage puis le sol, tout simplement le sol.

Une convulsion formidable, un éjaculat du noyau flagellant l’onde jusqu’en surface.

La gencive terrestre s’ébrouait comme si nous n’étions que de vulgaires chicots; nous sentions l’étau de la nature battre l’ouvrage sur l’établi, emportant terre et chair avec elle.

Depuis les tablars, le sommet de la crédence, les vaisseliers, les verres giclèrent comme de l’eau cristallisée. Le toit croustillait tel un vieux squelette rhumatisant. Il ne servait à rien de s’agripper à quoi que ce soit, nous étions embarqués sur le même vaisseau et c’est le vaisseau tout entier qui manquait de se fracasser avec le dessus de la fourmilière.

 

Joëlle bondit hors table, comme un félin effarouché. Je sentais son odeur de femme matinale, que la peau n’avait pas encore lavée, me saisir le souffle à la dérobée. Je ne sais pourquoi, mais je regardais la date et l’heure, réflexe stupide car nous aurions dû immédiatement plonger au sol ou fuir de suite ce maudit chalet.

 

Samedi premier juillet 2017, 10h15.

 

– C’est quoi cette chose?

– Une secousse sismique.

– Ah bon! C’est flippant au possible! Au début j’ai cru qu’on faisait encore péter les carrières d’Arvel.

– Il devrait y avoir une réplique, plus faible.

– Il y a surtout une sacrée craquelure, à gauche du vaisselier!

– Elle y était déjà avant, ma belle.

– Elle s’est agrandie!

– Peut-être. Mais on n’en est pas encore au point où l’on va entendre mugir la tempête au travers.

Sur la table, l’ordinateur ouvert et les notes n’avaient pas bougé. La feuille bellement peaufinée de rondes s’était un peu racornie sous la scarification pressante du stylo et la moiteur de la main.

Une feuille d’écolière aux couleurs tempérant les règles cadrées de jaune.

Une main d’école, une peau d’élève, encrée de pétéchies.

 

La réplique se fit sentir, plus faible, mais n’en secouant pas moins le faîte telle une botte de foin.

Cette fissure, vers le vaisselier semblait quand-même s’être élargie. On pourrait peut-être y fuir sommes toutes, de l’autre côté. Peut-être que ça donne ailleurs? On est proche des gorges séparant les versants des Avants et de Caux. Ce qui veut dire qu’on devrait y rencontrer des elfes ou bien des nymphes. Mais paraît-il qu’il faudrait seulement se faufiler par des lézardes pour y aller, des lézardes quasiment invisibles à l’oeil nu. Alors…

– Alors quoi?  Qu’est-ce que tu regardes encore là?

– Ta fissure Joëlle. Je pense que t’as raison. Elle s’est agrandie.

– Et ça va changer quoi, là?

– Là? Rien. Rien encore. Tu penserais que je suis dingue si je te le disais.

– Raconte toujours. Puis tout le monde sait que t’es dingue, c’est pas un scoop!

 

Elle était au sol, accroupie. Je sentais son échine se blottir contre moi, en cuillère. Je flairais ses formes, elles imbibaient leurs empreintes dans mon torse.

 

Sismiques elles aussi, leurs ondes parcouraient mes tissus en les tétanisant de toutes parts. Comme à chaque fois que je l’admirais.

Tremblements de chairs.

Je me retrouvais sinistré et démuni de tout. Perdant toute contenance, tout contenu. Évidé avide. Puis ce fut plus fort que moi, je frôlais mes lèvres contre le satiné de ses mains. Je devais les sentir autrement que de manière tactile. Remontant jusqu’aux épaules, mais du regard, je lugeais à reculons sur ses parures de soie.

– Je me disais JoJo qu’en s’immisçant tous deux par cette fente opportune, on pourrait peut-être quitter ce monde de vicissitudes pour passer vers celui des Invisibles. Il paraît que ça arrive même aux gens normaux en Islande. Même à un flic, figure-toi! Ils déplacent leurs autoroutes pour ne pas empiéter sur leurs domaines. Je te jure que c’est vrai, j’ai vu tout un reportage là-dessus. Ça peut pas être pire qu’ici, là-bas. Puis le type qu’ils ont interviewé, le flic là, il dit que ça lui est arrivé quand il était jeune, et qu’aujourd’hui encore il regrette de n’être pas entré dans le rocher qui s’était écarté devant lui à ce moment-là. Tu t’imagines?  C’est dingue des histoires pareilles, non

– Oui plutôt. Parce qu’à lui on lui proposait d’entrer, alors que toi tu voudrais qu’on sorte!

– Toujours logique et rationnelle Joëlle, par trop…

– Je te propose qu’on reste ici pour réparer les dégâts.

– Ouais. Mais cette force tout de même, qui nous a pris aux entrailles…

– … Oui elle passe, elle! D’entrailles à d’autres entrailles, d’une faille à l’autre.

– D’une onde profonde aux photons merveilleux qui se heurtent contre ton corps luminescent, sur ta finesse ciselée à la plume de

 

 

Dehors la nature se remettait à vivre. Les oiseaux trillaient, les bourdonnements d’insectes, les stridulations de criquets, le froissement du vent dans les feuilles. Une ondée de soleil tombait sur la lisière des bois et celles circonvoisines des tempes de Joëlle.

– Joëlle, tu es bien là? Des fois j’ai l’impression de rêver, comme si tu me manquais au travers même de ta présence. Que tu ne serais qu’une fumerolle dès que?

 

La pièce n’était plus que gravas sous l’éboulement du chalet.

 

© Luciano Cavallini  juillet 2017 – Membre de l’Association Vaudoise des Écrivains (AVE) & MyMontreux.ch, “Sismiques” – Tous droits de reproduction réservés.