Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 12/06/2017

Contes fantasmagoriques de Montreux: secrètes armoires

Secrètes armoires

Genre: récit

À ma grand-mère.

Il faut voir s’il reste encore quelque chose dans la chambre. Ça n’a pas l’air, mais c’est vide. Il n’y a que le crible des fenêtres tamisant le jour sur le parquet. Des belles lattes endommagées par les racines des meubles s’y étant embouties depuis plusieurs décennies, et la douce colline du Château des Crêtes se profilant à l’arrière des carreaux. Un langage des signes avec ça et là quelques buissons poussiéreux, des marques contre les plinthes, celle de la crédence, puissante comme une locomotive à l’arrêt.

On avait vraiment tout retiré et ce qui semblait mystérieux ou en retrait se voyait désormais excavé. Cela ressemblait plus à de l’impudeur qu’à un déménagement.

– Alors, tu as vérifié l’armoire? C’est toujours là qu’on égare des nippes!

Il y avait encore des boules à mites qui pendouillaient comme des chaussettes, pour n’en pas dire plus. On les laisserait là, ces infections.

– Non il n’y a plus rien. Plus rien du tout!

– Et dans les fentes, tu as contrôlé? Des fois, il y a de la monnaie qui roule et se coince dans ces endroits-là!

On aurait dit l’intérieur d’un conduit de cheminée plus qu’une armoire. Avec ses tablars s’échelonnant à mi-hauteur, une cabine d’ascenseur bloquée entre deux étages.

Un passe-voisins.

 

Ça résonnait bizarre dans les pièces. Creux. Comme quoi les objets sont des crues inutiles, car on survit très bien sans eux. Dans la cuisine c’était pareil, depuis qu’on avait retiré les petite boîtes carrées; farines, pâtes et chicorées parquées des années durant côte à côte ne montraient désormais plus qu’une toile cirée presque proprette. On sentait juste un vague effluve de café, mais rien de plus, le reste se perdait vers le plafond gouaché d’ombres chocolatées.

– Regarde aussi la penderie du corridor et celle de la chambre à coucher. On sait jamais. Jette un coup d’oeil dans les recoins aussi. N’oublie surtout pas!

L’armoire du corridor était la plus facile à explorer, peu profonde, emplie de produits ménagers, le Clarel en gel, avec ses bulles cristallisées, les cires pour les meubles et les planchers, le cirage à chaussures, vastes pastilles ténébreuses et sans fonds. Puis cette espèce de silhouette en tablier de jardinier entourée d’un cordeau. Une allure d’homme famélique bardé de brosses et de tuyaux.

– Tu feras attention avec le “Tornado! Il est encore quasiment neuf!

 

Il fallait aussi ne pas oublier les chapeaux, ces cloches à tronches de circonstances. Le képi du postier, avec la croix suisse bien fichée au-dessus de la visière. La pèlerine de héros, puis en guise de sabre et vaillance, la pompe à vélo, cette monture rebelle qu’on devait soi-même galoper péniblement les premiers mètres, même en éperonnant à plein régime le torpédo.

Il y avait d’autres élixirs sentant bon la térébenthine. Il suffisait de fermer les yeux et on revoyait tout. Ça refluait par rétro-olfaction; Nina Therese, la femme de ménage italienne si grande, aux cheveux domptés sur le crâne, avec son abominable fils Émile ne cherchant qu’à vous pousser et finalement tassé d’un bon coup d’épaule contre le mur. Therese qui s’était fichu un clou dans le doigt, ornée d’une framboise à l’index, quelque chose qu’on prenait petit pour une baie trop mûre. On la voit encore, les lèvres arrondies en écrou, à sucer l’air comme si ce dernier allait miraculeusement atténuer sa douleur. Puis l’autre, la suivante, la couturière Denise, aux talons aiguilles martelant le sol, Angelina accroupie au milieu des vapeurs de rinçures, les soirs d’hiver, quand les pommeaux d’ampoules diffusaient un teint cireux sur les fonds encore humides. Ces femmes finissaient par ressembler et avoir toutes les mêmes fonctions que leurs appareils électroménagers.

Émile comme une crêpe enfin aplatie. Vendetta contre ces gamins crouilles et roublards. Senteur de térébenthine, le Sangayol avec lequel on astiquait, détachait, la terre de Sommière fuyant au travers d’une espèce de poudrier.

– Contrôle le réduit de l’évier et le garde-manger aussi, pendant que tu y es!

Il faisait chaud là-dedans. On entendait geindre le siphon du lavoir. Le trop plein du ballon d’eau chaude déversant parfois sa mystérieuse source par un embout tout fin, aussi ténu que la gueule d’un orvet. Là, c’était rongé par les acides, les grosses bouteilles vertes et menaçantes, avec une tête de mort sur le col. Des étiquettes rouges et blanches indiquant les pires tourments et pires sinistres, si on ne savait comment les manipuler. Le secoueur d’argenterie, les savons de Marseille, aux cubes bien découpés, et les autres, vautrés dans une bave de limace, à moitié liquéfiés autour d’un tampon Gex.

 

– Le garde-manger, il faudra bien le nettoyer, c’est empoissé de mélasse noire! Comme tu as de la force à revendre, je te le laisse faire volontier!

 

Aligné au-dessus de petites catelles ressemblant à des carrés de chocolat noir, on le devinait suspendu derrière la façade dont le regard à treillis permettait d’entrevoir le paysage, l’avenue du Châtelard, le pré à Favrod devenu soudainement toile de Maître. La lumière s’y mouchetait et la vue s’abouchant sur l’extérieur parvenait progressivement, il fallait juste s’habituer à cette pénombre odorante. Tout était mystérieux dans cet appartement, tout était à explorer, tout y révélerait enfin ses secrets et mystères.

 

Il y avait ces gros doigts verts et variqueux voguant dans un bocal. En forme de cornichons. Des choses rouges comme des oreilles coupées, enfin des tas de trucs marinant dans des fluides étranges avec des petits oignons crucifiés de girofle. Entre institut médico-légal et festoiement de sorcière.

Malheureusement, on ne reverrait plus Milky, la petite souris blanche. On n’entendrait plus la rumeur parvenant aussi de la meurtrière, cette rumeur du dehors transformée en chuchotis contre l’oreille.

– C’est bon, l’armoire de la chambre à coucher est faite! C’est pas trop tôt, enfin propre!

 

Inquiétante, elle s’entrouvrait la nuit comme une soute à fantômes. On y voyait des tas d’épaules dégarnies flotter en bouts de cintres, avec des manches sans membre et des cols munis de crochets. Il devait y avoir de l’air entre le plafond du bas et celui de l’étage supérieur, enfin entre tous ces planchers s’alignant depuis la cave jusqu’au grenier comme un monte-charge, emportant chez tous les locataires l’existence propre de chaque palier. Il y avait des courants odoriférants. Alors tout ceci se mettait à revivre, d’étranges hanches souffletaient des haleines prenant petit à petit corps dans la mollesse des exuvies. On ne voyait plus ni fond, ni haut, ni bas. Une noirceur totale en laquelle ondoyait une foule sans corps.

– Oublie pas d’emporter la vieille pharmacie de bois! Ce serait moche de l’abandonner là. Il y a des médicaments qui doivent être encore bons!

C’était dans l’émeraude de la salle de bain et les sources vertes de l’eau miroitant au plafond. La bonne fragrance humide de l’émail astiqué. Le carré lumineux de la salle de bain, brouillé liquide contre le ciel. Flottaisons, immersions. Le bruit des chasses d’eaux, le réservoir qui s’emplit d’un énorme expire final. La pharmacie, les pastilles d’Antérovioform et les pâtes brunâtres à la citronnelle et au kaolin, l’ampoule bleutée du Vicks et un gros tube de Pulmex, la coulée caramélisée des bandages de contention. L’odeur du camphre et du menthol, de la neige en pots, partout des flocons de coton.

– Ouf… Cette-fois on peut y aller. Tout est enfin débarrassé! On reviendra demain remettre la clef au concierge, juste après l’état des lieux.

 

De tout cela plus rien, mystères éventrés, secrets fossoyés. Une vie à grandir pour les découvrir, à questionner. On se rappelle de choses bizarres. De petits points noirs au fond d’une tasse jaune, comme de la fumée noirâtre dans le thé, ou à nu. Allez savoir pourquoi d’aussi petits détails vous pourchassent à vie?

Des boutons de portes, leurs formes, les heurtoirs en bois avec leurs petits ventres en caoutchouc et têtes à vis. La poignée de la porte de chambre à coucher qui ne fait pas le même déclic que les autres, qui grince, alors que celle de la salle à manger sonne d’un ton plein, comme celle de la petite chambre et la salle de bain. Bien brillantes et efflanquées, toutes. L’oeil chromé des espagnolettes, les doubles fenêtres à carreaux superposés, les zébrures des volets au plafond, dans les nuits de claire lune, des luminaires, ou zèbres eux-mêmes en galops lorsqu’éclatent soudainement les phares d’un bolide lancé à vive allure. Fleuris aussi par les lilas mauves, paupières sur nos yeux mi-clos lors de la sieste printanière.

– Viens, on y va, c’est fini maintenant. Bon Dieu! Quel calvaire c’était tout ça!

Non.

Ce n’est pas un calvaire.

C’est un naufrage.

Depuis qu’on a il y a une semaine, descendu le petit cercueil blanc de grand-mère par les escaliers.

 

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains – AVE – & Mymontreux.ch, “Secrètes armoires”, mai 2017.

– Tous droits de reproduction réservés.