Paru le: 10/07/2017

La route de la soie

La route de la soie

Genre: classique-fantastique

Au peintre Philippe Thélin

Une chaleur torride fond sur les Bosquets de Julie. Depuis la chambre jusqu’en bas vers le lac, le feu s’intensifie alors que je ne cesse de voguer entre rêve et réalité. Un instant éveillé, l’autre au milieu des songes et sans filet, incapable de distinguer si les deux états de conscience se chevauchent ou s’annihilent.

Rien de la vie terrestre ne me poursuit dans le temps, lorsque je suis de l’autre côté. J’ignore jusqu’à ma famille, mes enfants. Ils pourraient ne pas exister que ce serait la même histoire.

Allongé sur ma couche, j’entends, je perçois, la vue instillée entre deux paupières; ainsi la verrière massive du Château des Crêtes s’élevant au dessus des remparts de thuyas, de son beau pastel rosâtre semble me veiller. On y voit sourdre un peu d’azur, parfois un rais de soleil qu’elle ne cesse d’iriser tout au long de la journée.

Alors que je m’assoupis, je sens frémir les feuillages, se froisser les ailes de passereaux et triller les martinets. Cela se mêle aux bourdonnements d’insectes butinant sur les pivoines, s’embourbant de pollen entre roses et glycines. Tous ces parfums s’en viennent et m’éloignent de la laideur du présent siècle, de ses occupations stériles.

Entre la lame criblée de l’ethmoïde, je flaire l’éther naturel de l’engourdissement, la diffusion fraîche et traître du narcotique séquestrant ma conscience et m’excluant de l’instant fatal que j’espère toujours ressentir, celui de la brèche en laquelle je me faufile en quittant “l’Ici” pour “l’Ailleurs”. Mais à chaque fois, juste après la glaciation des sinus frontaux et ce vague vagissement émergeant de ma gorge, la nature alanguie me joue le sale tour d’escamoter le seuil, me privant de l’essentielle curiosité de contempler l’instant furtif dont je m’impatiente tant.

Je suis comme le fermier qui, après avoir essaimé, cherche à emprisonner la brise aux creux de sa main.

J’entends encore le vrombissement d’une tondeuse à gazon, un jet d’eau battant la mesure derrière les murs cossus du chemin de la Nouvelle-Héloïse. Quelqu’un piétine l’allée de gravier, un bruit de cuiller tintinnabule sur un service à thé.

Proche de l’oriel entrouvert, des demoiselles pérorent délicatement, un fumet de Earl-Grey et de tarte aux abricots trouvent l’aisance de s’immiscer entre la chambre et l’alcôve de l’inconscient.

Les environs ne sont plus là, pourtant je crispe le poing dans l’espoir d’une fois encore retenir le canevas du monde que je pressens comme étant en train de m’abandonner. Ce plan ne devient plus qu’un nappage d’énergie ou de photons, quelque chose de totalement inconsistant se dissolvant petit à petit.

Comment pourrais-je le savoir puisque je suis déjà songeant, autre part. Je ne pourrai jamais l’affirmer, mais “quelque chose SAIT” quoi qu’il arrive d’une part de vie à l’autre existence, ce “quelque chose” comprend par réminiscence que le miroir de la conscience n’est qu’un kaléidoscope sur lequel ne font que se refléter des phénomènes illusoires, puisque perdus et oubliés dès que nous passons d’une frontière à l’autre.

Qui peut trouver le point “mort” entre la pensée précédente et la suivante, situer un endroit du corps par laquelle elle est entrée et sortie ?

 

L’état solide, ce sur quoi nous posons pieds, ce qui semble compact et résistant à la chair, ne l’est que parce que nous en sommes conditionnés depuis la naissance. Si nous rêvons telle réalité plutôt qu’une autre, alors elles émanent de nous-mêmes avec la consistance, les couleurs, les saveurs, les attractions ou répulsions que nous voulons bien leur accorder, une fois que le Grand Rêve échappe à notre contrôle et finit par nous posséder tout entier.

 

Nous sommes alors pensés et nous ne nous en rendons aucunement compte, aussi bien que nous ne savons que nous sommes en train de rêver lorsque cela survient, ni n’avons la moindre conscience prolongée de nos états de veille précédant l’immersion. Preuve en est que nous oublions toutes nos activités effectuées au geste près, passés le délai de quelques heures…

Les rideaux continuent à voleter librement aux fenêtres, on vous voit dormir, victime d’une respiration stertoreuse, le corps révélant des signes d’inconscience. Il est encore là, le pouls s’ébat, on observe un roulement saccadé rebondir dans vos orbites.

Tout cela est bien réel, cette masse d’électrons vautrés sur le sofa; pourtant on sait qu’ils ne sont composés que de vide, que d’espace, qu’un être extrêmement petit comme une fourmi, passant par hasard sur le carrelage, aurait l’impression d’observer la voie lactée. Tout n’est qu’une question d’échelles et de degrés que nous franchissons ou pas, telles des notes engluées sur la toile des portées, courant d’une octave à l’autre. Soit vers le subtil, le son extatique, soit vers les caveaux initiant le clavier, voire antérieures encore, pétris dans l’arbre même qu’on abattit afin de construire l’instrument.

Si le hasard voulut qu’une fourmi passât à cet instant précis et que celui qui l’initiât eût été présent…

Pourtant je sens la douce caresse sur mes côtes, j’ouïs la voix mélodieuse, perçois son parfum, la blancheur de son visage me contemplant: tout cela par vagues successives me submerge. Au fond de moi, un tout petit grain de conscience, un oeil anticyclonique observe sans faillir. Cela “SAIT” mais demeure neutre, bien en retrait de l’action. Il se dégage un amour indescriptible de ce neutron cognitif. De ce “VOUS” qui pilote et laisse s’accomplir l’expérience, patient, compatissant, pour votre bien, sans ne jamais vous harceler ni vous corriger durement: mais qui impitoyablement vous fera répéter la même expérience, encore et encore, comme un bon pédagogue attendattendant sagement que vous ayez acquis la leçon avant de passer à l’échelon supérieur, sans aucunement s’impatienter.

 

Un instant vous le savez; Dame Blanche, elle est là, vous en profitez par toutes les fibres de votre peau, devenue un pur arc de cognition lumineux. Cela est douloureux et jouissif en même temps. Cela est tout et de toutes parts. Ce qu’il vous survient de l’extérieur, se réplique encore plus intensément à l’intérieur. Cette pure source de clarté entoure le donjon de votre existence, comme elle l’emplit, l’inonde et le sature par paliers successifs.

Puits et donjon devenez-vous, capable de vous retrousser dans un sens comme dans l’autre, d’être à la fois fossé et monticule sur le compas cosmique des existences conditionnées.

Mais le semeur jette plus de voiles que de grains, et votre vie s’égare entre les limbes des soieries.

La route de la soie ne mène pas forcement au chemin du Soi.

Pour l’instant j’y suis, je revis cette douleur au moyeu de mon Être, en même temps que je connais l’exaltation sans borne de “La” retrouver.

Cependant, cette peine est conscience, même ayant vent du leurre.

Lorsque je l’enlace, l’extase produit ne dure que quelques instants, puis, en percevant sa présence emplie de tendresse, la plénitude de la retrouver, l’axe de l’esprit comprend très bien combien il est enchaîné à cette sirène, que ses liens devraient entourer le mât d’un navire, ses cordeaux lier tout le corps, avec aussi plusieurs ruchers de cire dans les oreilles, pour ne point entendre et faillir aux creux des menteries!

Un mât, pas une colonne vertébrée de tout un chapelet de frissons!

Jalousies mi-closes sur les hortensias.

Au loin les Bosquets de Julie louvoient en pente douce vers l’atmosphère méditerranéenne de la canicule. Un portique s’ouvre, on voit des lames de clarté fendre le bois, il m’est désormais difficile d’apercevoir son visage; je n’entrevois que son précieux cou, aux galbes nacrés, la nuque délicieusement duvetée de mèches toutes enclines aux matières vespérales.

Nous franchissons des ruelles, quelques champs infinis au milieu desquels de multiples jalles argentées sillonnent ou jaillissent spontanément à nos pieds.

La mousse reverdit la fraîcheur ambiante, les eaux miroitent de tous côtés et nous pagayons en silence en milieu d’émeraude.

Cela ne dure pas longtemps, on sait que tout est furtif, que chaque seconde se dissout comme un flocon de neige au creux d’une paume.

Je sens le tiraillement, je me dis que pour quelqu’un qui dort ailleurs, ici je suis alerte, en pleine possession de mes moyens, que ça y est enfin, je vais pouvoir surprendre la fente de la boîte à l’être, flairer ou voir l’endroit par où se faufile le plis de l’âme.

Peine perdue !

En affirmant cela haut et fort, j’avais déjà les yeux béants sur les entrelacs d’immenses soieries que quelqu’un avait accrochés aux cadres des fenêtres, répandus sur l’édredon en plus des huis entrouverts, juste pour la fraîcheur, juste pour gaufrer le spectre du vent sur le tissu.

La gorge sèche, les narines obstruées de glu empêchant le souffle de circuler à son aise, vaseux, je n’étais plus le coureur au grand coeur tenu par la main, tenu par les fibres ténues que le corps de ma bien-aimée tentait de rattacher encore d’un espace à l’autre.

Je voguais dans cet état comateux, qui met une fin d’après-midi entière à dissoudre la chrysalide de l’être désiré.

Cela restait imprimé sous le satin des paupières, comme l’éclair furtif sature une voile de misaine.

Ni à l’intérieur, ni à l’extérieur, mais en filigrane.

Sur le green, les demoiselles achevaient leurs thés, je voyais au travers les lattes des persiennes l’orangé délicieux d’un abricot ayant conservé encore toute sa rondeur sur la tarte. Il y avait quatre nymphettes, leurs attaches dansaient aux vents, comme des cygnes sur fond cyan, qu’elles s’empressèrent de lisser de gants blancs, remontant comme du sucre glace jusqu’à la saignée du coude.

Au milieu du visage on voyait d’écarlates cerises se fendre sur l’ivoire.

Quels beaux sourires ont les nues en formes de jeunes filles !

Le visage se marque des sommeils parcourus par la vie, il se strie, se déforme, grimace, se colore parfois grotesquement sous le vitriol des tourments.

C’est le clown qui surgit des profondeurs du platysma et le marque au fer rouge de toute une pitoyable parade que l’on prend à tort pour des rides de vieillesse.

Les rides ne sont que flux marqués des courants de pensées ayant sillonné la chair, ce continuum incontrôlable et accidentel circulant sur le lit transi des ensommeillés.

Comme les flots poncent les pierres et les berges de ce monde, les songes et les pensées sculptent ou érodent par leurs courants récurrents les moraines des deux frontières, jusqu’à les transformer en poussières.

L’expression est une évaporation de conscience, se dévoilant telle une grimace sur sa matrice asséchée.

La roseur du Château des Crêtes éclatait sous le crépuscule et ce sang pourpre emportait à son tour une hémorragie de fragrances provenant de rosiers saignant en aparté.

La colline entière des Crêtes devenait écarlate, ainsi que les Bosquets de Julie s’en allant colporter au lointain ce qui serait bon que le lac emmenât, comme mes songes en chenaux de soie.

 

© Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Écrivains (AVE) & MyMontreux.ch, “La route de la soie”, 21 juin 2017 – Tous droits de reproduction réservés.