Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 05/09/2017

Rousseau ou le nouveau St-Preux

Voici le 125ème conte fantasmagorique de Montreux, de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Allons donc vers les Bosquets de Julie…

Rousseau ou le nouveau St-Preux

Genre : Nouvelle Classique

 

“La thèse établit donc que la possession de l’objet convoité donne une jouissance inférieure à celle de l’espérance de cette possession. Le désir ne jouit jamais plus de son objet qu’en son absence car le fantasme le parant de toutes les perfections, ne peut l’altérer des plaisirs qu’il suscite.”  

(Simone Manon, professeure en philosophie, à propos de l’ouvrage de Rousseau “Julie ou la nouvelle Héloïse.”)

 

Lord Edouard contemplait la vue imprenable s’écoulant en pente douce depuis la terrasse du château des Crêtes jusqu’aux berges du Léman.

Il y avait cette brume caractéristique d’aube, se dissolvant lentement et transformant les contrastes bleutés en pur azur.

La méridienne ne parvenait pas encore à donner l’heure de son index ombrageux, mais la roseur des pierres s’illuminait déjà jusqu’au sommet de la tour vigie.

Les roses embaumèrent, le parc s’ébrouait d’ombres nocturnes, elles semblaient libérer les feuillages de ténèbres persistantes qu’emportait avec elles le foisonnement des passereaux.

Il était bien vrai que l’on pouvait voir au-delà du miroir que les eaux réverbéraient jusqu’à la pointe d’Excenevex.

 

Un bien beau jour se levait donc sur les crêtes et, depuis l’allée attiédie jusqu’au mur dominant les ruisselles d’émeraude que formaient la vigne, Lord Edouard tout à sa contemplation, n’entendit pas son majordome le héler plusieurs fois de suite avec insistance.

Ce dernier dû s’y reprendre encore.

– Monsieur… Monsieur?  Il y a là cet homme dont je vous ai parlé hier soir, vous savez. Celui qui a trouvé les archives. Vous voyez? Ces fameux parchemins officiels dont il a été question. C’est qu’il à l’air épuisé d’un voyage harassant et ce déplacement ne revient qu’à vous seul, argue-t-il non sans une certaine suffisance qui n’est pas sans me déplaire, je dois bien l’avouer. Il ne servit donc à rien que je lui expliquâs sous toutes les coutures que l’autorité de vous présenter à lui de mon plein gré ne me revenait nullement. Peine perdue. Que dois-je en conclure, Lord Edouard ?

– Ah, s’il s’agissait seulement de conclure, mon brave! Faites-le attendre dans le hal,l Grégoire. On verra bien si, après avoir parcouru tout ce chemin, son obstination n’a d’égale que sa patience.

– C’est que… Il affirme que c’est très important et des plus urgents. Il serait très obligé que vous l’entreteniez derechef.

– Urgent? Important? Derechef! Voyons! Que de vocables! Puis quoi encore? Nous n’allons pas subir assauts et remontrances des aïeux figurant sur ces soit-disant papiers parce qu’on ne les parcourt pas à la minute même! Allons, allons… Que peut-il y avoir de plus important que cette paix royale entourant notre paysage idyllique?

– C’est une question Monsieur ou une affirmation?

 

– Non, c’est une réflexion qui se suffit à elle même, puisqu’émanant de ma raison. Faites-le patienter comme je vous l’ai déjà dit. Tenez-lui compagnie, distrayez-le, divertissez-le, tout ce que vous voudrez, mais trouvez n’importe quoi car il n’est vraiment plus de ma nature d’être bousculé de la sorte!

– Bien Monsieur.

– Et pendant que j’y pense encore, descendez mon peignoir et mes affaires de rasage, je ne puis décemment pas me présenter accoutré de cette sorte. Non Grégoire, bridez vos commentaires émollients, de grâce!

 

Puis entrevoyant son reflet dans les vitres de la grande orangerie il poursuivit :

– Parvenu à l’âge que j’ai, on perd illusions et flagornerie au profit d’une tranchante lucidité!

– Mais Monsieur…

– Fi donc des mais mon ami! Cela part d’un bon sentiment je vous l’accorde et ne vous en veux nullement mon bon Grégoire! Allez! Faites selon.

– Euh… oui… Puisque… Bien monsieur… Entendu.

 

Lord Edouard fit volte-face et franchit la porte du patio muni de toute la distinction qui lui incombait, afin de rejoindre la salle principale du château, celle où le buste de Rousseau dominait en plein sur le manteau de cheminée. Pièce colossale qui, en son temps, ourdit Léon Gambetta, ministre français de la guerre, discourir à propos d’affaires juteuses et dont le Banquier Dubochet avait su tirer profit. On ne devient pas directeur de la Compagnie du gaz de Paris en descendant tous les jours au charbon!

 

Un jour intense badigeonnait les murs de la pièce en pourpres nuances, avec aussi quelque déclinaison azurée au niveau des cordeaux du plafond. C’était un intérieur cossu, un temple de réflexion sur lequel s’était finement déposée une quiétude imperturbable. On ouvrait à ravir sur les encorbellements de la terrasse, lierres et glycines chahutaient leurs volutes arabesques puis rejoignaient toujours espiègles les colonnades de marbre blanc, entre lesquelles la clarté aimait à cligner.

L’odeur pénétrante des boiseries, des tapis, la surchauffe des murets extérieurs nimbés de soleil emportaient dans le lieu l’arôme caractéristique d’ambre âcre qu’éveillaient les siècles passés, à force de s’y être constamment érodés.

On percevait aussi une pénombre rassurante s’échapper vers les étages, se rafraîchir sur les marches du grand escalier, servir de délassement dans les chambres dont on gardait à dessein les persiennes mi-closes. Il se trouvait donc que ces deux configurations se joignaient ensemble, composées de courants, d’onctuosités et de textures diverses, parfois mêmes opposées.

Le charme entier du château des Crêtes tenait sur cette palette, dont les coloris s’y déclinant à l’infini, n’en continuaient pas moins d’esquisser une fresque impressionniste.

Tout autour de la propriété on pouvait sentir la luxuriance du parc frémir d’êtres ailés se confondant aux frissonnements de la brise.

 

“Revenons à ces reliques se dit Lord Edouard accoudé avec lassitude sur l’acajou du secrétaire.

Ce curieux personnage patientant encore dans le hall d’entrée serait donc le descendant direct de St-Preux et feu ma femme, de Julie d’Étanges, tout comme moi-même de l’originel Milord Edouard… Bigre! Ces bienheureux héritiers d’aussi noble sang et sèves de nos racines, se seraient donc aussi fourvoyés trois siècles plus tard, afin de consommer dans l’allégresse ce que leurs aïeux ont consumé dans le tourment. D’un romanesque ampoulé à mon avis… Qui donc a produit les soit-disantes preuves en question? Je vous le donne en mille: l’arrière, arrière petit fils de Jean-Jacques Rousseau lui-même! Que de balivernes. S’il me faut être dérangé par de telles billevesées, j’ose espérer que ce n’est vraiment pas pour rien et que le Monsieur en question m’amène des preuves plus qu’irréfutables! Sinon il m’en verra fort marri et je l’éconduirai au moindre faux pas, il peut se le tenir pour dit, foi de Lord Edouard, ou le Royaume-Uni n’est plus ce qu’il était auparavant!

 

Pour l’instant l’homme se tenait juste debout.

Il était grand, plutôt famélique et d’une extrême pâleur. Il semblait nerveux et n’arrêtait pas de déambuler entre la porte principale, demeurée béante, et le début de la première marche d’escalier. Une attraction irrésistible d’arpenter les étages semblait l’assaillir. Certainement que la clarté mystérieuse en émanant y était pour quelque chose aussi. Si ce Monsieur s’annonçait descendant légitime des alevins de Rousseau, n’importe qui entre Clarens et Territet pourrait l’être de l’Impératrice d’Autriche

 

– Monsieur Rousseau je présume…

– Oui. Jean-Baptiste.

– Je vois…

Lord Edouard demeurant nanti de toute sa superbe et finalement fraîchement toiletté se contentait de toiser soigneusement le nouveau-venu. Il paraissait calme et posé, mais on n’aurait pas su dire de quelle époque. Il tenait serré sous son bras gauche une malingre serviette de cuir. Si ce n’étaient les trilles d’oiseaux et le jour fourmillant sur la terrasse, rien d’autre n’aurait semblé pouvoir perturber la quiétude du lieu.

– Voici donc toute l’affaire qui m’amène. Vous n’êtes pas sans savoir que mon auguste aïeul laissa à la nation des tas d’enfants illégitimes.

– Oui, j’ai appris cela. Émile, c’était pour la beauté du geste. La couche est aisée, les couches fallacieuses, si vous me permettez cette incartade.

– J’ai depuis longtemps appris à surmonter les quolibets concernant ma descendance sociale.

– Descendance quelque peu présomptueuse à mon avis et dont on n’a aucune preuve tangible, cher Monsieur; qu’elle fût signée sous contrat, social ou non!

– Ni qu’elle ne le fût jamais, Lord Edouard. Mais trève de bavardages… Vous seriez donc, si je saisis bien le contenu des documents que je porte ici à votre éclairage, la branche directe remontant jusqu’au grand Milord Edouard, l’auguste cocu dont St-Preux, inoculant l’amour, se plut à tailler des cornes, sauf votre humble respect! Il en est longuement question dans l’ouvrage aussi feuillu que les châtaigniers de votre domaine. Or, votre logique devient caduque. Car vous n’êtes pas sans savoir que mon ancêtre écrivit une pure fiction, ne relatant aucun fait tangible qui eut pu se dérouler en cet endroit. Que je descende d’un abandon paternel est fort plausible, mais que des histoires orphelines y remontassent et deviennent miraculeusement adoptées à votre seuil, permettez que j’émiette ici quelque réserve!

– Il n’est aucun miracle à redouter là-dedans, cher Monsieur, émiettez, émiettez donc tout ce que vous voulez! Il y a de cela quatre ans, une femme que je n’avais jamais vue auparavant vint carillonner à ma porte avec insistance, un peu comme vous d’ailleurs… La belle se disait parente des Étanges.

– Tout le monde descend en parent chez vous, Lord Edouard!

Elle m’affirma, reprit ce dernier sans relever l’impertinence du propos, elle m’affirma que Julie, celle qui s’était éprise de son précepteur St-Preux à l’époque des lumières, avait un lien direct avec son sang. Qu’elle souhaiterait réparer les erreurs des siècles précédents en me priant de bien vouloir la laisser faire amande honorable.

– Amande honorable Lord Edouard! Mais de quoi?

– Eh bien… Tout simplement d’avoir dupé mon ancêtre en s’éprenant de ce pastoureau insignifiant herborisant à tout bout de champ dans la région.

– On herborise rarement hors champs, sauf votre respect. Et cet ancêtre est le Grand Rousseau, je vous le rappelle quand même!

– Non pas. Son héros, le précepteur St-Preux. Cessez de confondre mythe et réalité cher Monsieur, car vous seriez bien enclin, si je vous laissais agir à votre guise, de rebâtir ce château en Espagne! Aussi ai-je éconduit cette indiscrète péronnelle comme le devait agir mon rang, rassurez-vous.

– Votre intruse désirait plutôt “faire amante honorable”, si vous m’autorisez le mot… Mais quant à moi, je suis celui qui vient après la perpétuation et donc de ce qui en découle, à savoir St-Preux qui était réellement Rousseau et Julie bien évidement Maman.

– Maman à présent? Il ne manquait plus que celle-ci! Que vient donc piétiner ici Madame de Warens? Dans ce cas pourquoi m’entretenir avec vous, alors…

– Parce que vous le savez bien et faites mine d’ignorer. Parmi les personnages romanesques inventés par Jean-Jacques, seul Milord Edouard existait réellement en chair et en os.

– C’est bien optimiste ces visions de chair et d’os, que de pertinences et certitudes lancées comme galets en ruisseaux!

– La faute à Rousseau!

– … Pas de galéjades s’il vous plaît. Qu’en savez-vous donc pour demeurer aussi affirmatif?

– Toutes les preuves on ne peut plus solides vous désignant légataire de cette noblesse se trouvent soigneusement compilées dans cette serviette, Lord Edouard.

– La mienne, que voici également, démontre certains éléments on ne peut plus confus…

 

Des cahiers remplis de lettres manuscrites furent déversés sans égard à même le sol devant un Rousseau médusé. En cet imbroglio s’affrontant en duel, on voyait parfois ressurgir et de façon récurrente les trois noms principaux dont parlait Rousseau dans sa “Nouvelle Héloïse”: St-Preux, Milord Edouard et Julie d’Étanges. St-Preux se morfondant sur son rocher de Meillerie en contemplant surgir de la brume les châtaigniers chéris de sa Maîtresse. La douce colline de Clarens s’élevant en pente douce, avec une mère portant fagots et sa petite fille flânant entre les fameux arbres déjà centenaires. Puis on parlait aussi de volière et d’oiseaux.

– Il y a effectivement ici bien des oiseaux et de feuilles sur les branches. Point besoin de barreaux pour contenir ces envols!

– Cela est allégorique Sir Edouard. Les oiseaux représentent les élans de St-Preux, emprisonnés dans le coeur de sa belle.

– Une belle cage à vrai dire! Tout ceci Monsieur… Rousseau ne tient pas la route, ce n’est que du pur roman!

– Voyez ce feuillet. Mais regardez-le donc! Voyez cet acte de naissance, c’est bien le mien qui s’y trouve apposé, on ne peut plus nettement. Voyez aussi, selon les registres d’époque de la ville de Genève, à quel point il remonte loin en arrière, jusqu’à  mon parent. Eh bien? Qu’en pensez-vous? Aux archives, on demeure formel sur ce point, tout corrobore mes dires.

Chacun se voulait batailler à coup de serviettes rivales, entre documents officiels et officieux, passion et raison indéfectible.

Lord Edouard tenta de suivre attentivement l’imbroglio des pattes de mouches s’entremêlant au fil des pages corrompues par les ans, ou semblant l’être, se nouant et dénouant entre leurs destinataires. Cela dura un certain laps de temps lorsque, livide, le châtelain laissa tomber d’un coup au sol, le cahier de Rousseau qu’il venait de saisir entre ses mains.

– Cela n’est pas possible. Cela ne se peut pas!

– Eh bien, quand je vous le disais…

– Oh mon Dieu! C’est Elle…

 

Sur un ex-folio, collé à même le cahier, se détachait au fusain le portrait d’une jeune femme, dont l’artiste avait su rendre la pureté à merveille, au point que le support sur lequel reposait la perfection du visage semblât lui même encore plus soyeux, plus immaculé qu’il eût pu l’être au naturel.

C’était pourtant une vue d’ensemble d’un corps filiforme, dont l’un des avant-bras, soutenant le menton par l’arrête scintillante du poignet, laissait entrevoir la beauté incarnée en vélin laissé vierge, afin de reconstituer le névé de la peau.

On pouvait presque sentir l’arôme de cette friable silhouette s’y détachant et les yeux – éclos d’espace – à peine poudrés d’effets azuréens, vous emmener dans la fraîcheur infinie d’où leurs surfaces semblaient affleurer.

On percevait le triangle de la gorge s’entrouvrir vers la bouture des seins délicatement lovés sous une robe lambrissée.

Le regard à dessein était immédiatement attiré par la berge du front, les fines cicatrices labiales découvrant la gamme perlée d’un sourire subtilement ébauché.

Un pan délicat de cheveux, ouvrant de chaque côté, rehaussait les tons nacrés des tempes, timides clairières émergeant d’une orée soyeuse. Mais, sous la grâce, une espèce de dureté âpre donnait à la fine lame de Tolède son tranchant redoutable. Eussiez-vous à peine frôlé les nimbés fils du modèle afin d’y goûter la texture, que vous eussiez à coup sûr été par de fines blessures empourpré sans attendre.

Le portraitiste avait placé la femme à l’intérieur d’un cadre ovoïde, juste esquissé, comme s’il eut voulu par cela même la préserver d’un monde pour lequel elle n’aurait été point destinée, sans la séquestrer pour autant.

Il y avait de la liberté, des confins ne pouvant atteindre les berges du personnage, afin que ses propres scintillements puissent à loisir luire de tous leurs feux.

Souple, ciselée à la plume de cygne, elle vous dardait comme l’étoile vous annonçant que sa flamme jaillit de plusieurs années-lumière, mais ce que vous chérissez à , hélas, provient de siècles immémoriaux et déjà fanés depuis la nuit des temps.

Lorsqu’on était touché au coeur par tant de pureté, lorsque femme pareille se mouvait, on savait de suite que le moindre geste se transformait en mélopées. Que le coeur contraint empêchait les autres parties du corps à pouvoir l’honorer, que ce qui enflammait ici l’âme comme étoupe, consumait en même temps chaque nerf la reliant au corps, paralysant l’étreinte qui, dans la souffrance la plus extrême, ne parvenait à savourer l’aimée.

 

Les affres du désespoir par trop de passions attisées, étouffaient l’élan ne pouvant plus prendre aucun envol.

Cela cinglait dans le ventre, la dentelle pouvait de par sa fine ouvrage, contraindre à fléchir le plus robuste des héros, tel pour Hercule la cape de Déjanire.

– C’est le portrait de mon épouse, de ma chère femme, reprit Lord Edouard, cave et privé de souffle. Comment vous l’êtes-vous procuré et qui en fut l’auteur la dépeignant si bien?

– Mais Monsieur, il ne s’agit que du portrait de l’une des descendantes de Julie d’Etanges, la femme de votre aïeule, la véritable héroïne de toute cette romanesque investigation! Rousseau n’a rien inventé, il a témoigné, prêté à des personnages existants les traits et les noms propres de ses héros,  je n’arrête pas de vous entretenir à propos de tout ceci depuis mon arrivée!

– Mais c’est impossible! Impossible on sait tous que ce n’est qu’une volumineuse fiction…

– Oui, mais sauf en ce qui vous concerne, dussais-je l’ânonner mille fois encore à votre intelligence. Vous vous appelez bien Lord Edouard, descendant de Milord Edouard et moi Jean-Baptiste Rousseau descendant d’un des sept Mont-de-Piété.

– Mais c’est juste inconcevable…

– De plus votre domaine se trouve sur les lieux -même du drame, puisque Julie d’Étanges s’est noyée non loin d’ici…

– Certes… Oui… Si fait… Dans les douves du château de Chillon d’où elle chuta tragiquement… Tout comme ma femme glissa d’un bateau que j’avais affrété au large de Meillerie, embarcation qui sombra, elle aussi, dans les flots de ce funeste Léman. Nous avons été victimes d’une grosse tempête de vaudaire, suivi d’un orage dont le grain morcelait le paysage comme s’il allait exploser en mille éclats. Nous étions empêchés d’apercevoir les moindres berges environnantes, nous n’étions plus que fétus de paille dans un monde abimé de part en part!

Mon Dieu, Monsieur Rousseau! Comme vous venez ici même par votre présence remuer le fer dans la plaie- Était-ce donc là votre unique mission? Que la source présente ici soit constituée des flots amers d’antan?

– Je ne savais rien du drame vous ayant accablé, Monsieur, sinon vous pensez bien que je me serais abstenu de vous contraindre à la vérité des faits.

– La vérité des faits jeune homme? Il n’y a aucune vérité ni fait à revendiquer en ce lieu. Ce ne sont que des coïncidences accidentelles, des élucubrations désastreuses qui n’ont en rien à voir avec une pure légende!

– On n’est bien d’accord concernant Mademoiselle d’Étanges. Mais vous… Vous n’en siégez pas moins sur les terres du légendaire Milord Edouard!

– Siéger? Je ne suis point souverain! Je les ai acquise depuis peu en me ruinant jusqu’au dernier sou. Pour Elle. Je voulais juste lui offrir ce paradis…

– Oui… Juste un lieu-dit. Avec la fameuse volière de Julie d’Étanges et ses renommés châtaigniers…

– La cage de mon coeur, Monsieur Rousseau.

– Pourtant, je vous l’affirme, nous sommes bien descendants…

– Cessez d’affirmer un instant: cela n’essaime que des maux, vous entendez! Que des maux.

– Mais… Mais pardonnez-moi… Puisque je porte à soupçonner que cette femme du portrait ressemble trait pour trait à ceux de votre épouse, cela ne devrait pas être qu’une coïncidence opportune. Qu’en déduisez-vous?

 

Les deux hommes contemplaient béatement leurs papiers épars jonchant le sol dont, au centre, le pur lys d’un visage esquissé au fusain qui, par-delà son mystère, continuait d’éclore en solitaire parmi les autres glycines et rosiers clôturant le domaine.

 

De grosses gouttes de pluie commençaient de s’accrocher le long de la tour polygonale. Sa roseur en devint pourpre et la brique diffusait une âcre odeur de tuf humide. Sur la serre de l’orangerie, le ciel semblait coller son larmoiement grisâtre, transformant le lieu en nues phosphorescentes nimbant le moindre écueil d’une essence laiteuse.

– Montons à mon Belvédère voulez-vous. Ce sera plus digne et plus enclin à la raison.

Entre les murs de la tour, les regards pâles des petites meurtrières, et toujours l’odeur puissante des hampes florales et des minéraux éveillés par l’onde vivifiante.

La pluie s’éparpillait, douce et continue, parmi les vapeurs caniculaires venant à revers ceinturer l’enceinte de la propriété, ainsi que par-delà les dépendances ouvrant côté “Les bosquets de Julie”.

La verrière, juchée sur les mâchicoulis, scintillait de manière diamantine; on ne voyait qu’un paysage constituant le passé du château et non plus le continuum actuel assaillant l’existence.

Des étangs d’émeraude se profilaient loin en contrebas, depuis les arbres effleurant la terrasse, le “Chemin de la Nouvelle-Héloïse”, puis poursuivant leur adage jusqu’aux confins du Lavaux.

Senteur de glaise, de chairs qu’on voudrait par tous les moyens pouvoir pétrir et jeter en sculpteurs inconsolables sur des squelettes déjà blanchis ou tombant depuis longtemps en poussière.

– Monsieur Rousseau…

silence.

– Monsieur Rousseau?

– Oui Lord Edouard…

– Qu’importe qui nous sommes. D’où nous venons. Seul compte le patrimoine de la beauté que nous avons contemplée et aimée par-dessus tout. Ces paysages se joignent aux chagrins de l’âme et la recouvrent d’un baume réconfortant. Voyez-vous tout ce qui compte c’est que… C’est que toutes ces splendeurs nous ramènent constamment l’être aimé en nous, y donnant à penser sans cesse, même si cela éveille le chagrin au quotidien.

“Elle est loin de moi, je suis avec elle partout où elle n’est plus à mes côtés”, disait le grand Hugo à propos de sa fille Adèle.

Tout ceci nous est offert, tous ces atomes proviennent des mêmes poussières d’étoiles qui ont pétri et constitué nos vies, nos labours, tout ce qui nous entoure et nous anime.

Entre l’espace qui nous sépare et l’espace créateur de ce que nous contemplons, les mêmes molécules tourbillonnent, les mêmes galaxies se côtoient, ici-bas comme en haut, entre l’espace et nos souffles.

Ainsi nous insufflons ce qui a été respiré par la création entière et vice-versa.

Les aimées sont en nous et sillonnent sur nos têtes lorsque les étoiles s’illuminent, que leurs expires nous vivifient.

Ceci est Dieu, comme les épouses demeurent à tout jamais nos souveraines, nos souffles de vie!

 

Au sommet de la tourelle du Château des Crêtes, deux êtres antagonistes, décrits comme tels dans le roman de Rousseau, se retrouvaient descendant de l’incertitude quatre siècles plus tard, réunis en concorde sous le regard bienveillant de Vénus, transparaissant sous une étole de nues.

 

© Luciano Cavallini, Membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & MyMontreux.ch, “Rousseau ou le nouveau St-Preux“, août 2017 – Tous droits de reproduction réservés.