Rêve en blanc
Voici le 89ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini, qui va bientôt publier tous ces contes!
Accrochez-vous, il y a de la fantasmagorie dans l’air!
Rêve en blanc
Genre: Fantastique
à Jenny B.
Il y avait un embrouillamini de ronds-points partout, des ponts suspendus au-dessus du chemin de fer. On ne reconnaissait plus Montreux, on devait enjamber le passage à niveau de Vernex, qui existait toujours, par de multiples passerelles jetées les unes sur les autres et s’opposant mutuellement sous les démarches de passants désorganisés.
De la grisaille, du charbon, des monceaux de terre et toujours la circulation de ces trains impertinents, ou d’un fleuve qui ne désirait plus rien savoir de la Baye, qui s’était élargi au-delà de tout bon sens.
On se serait cru perdu au milieu des monceaux houilleux de Charlerois.
Mais où donc était Montreux? De quelle fenêtre fallait-il sauter pour l’apercevoir encore un instant à vol d’oiseau?
Pourtant je me sentais pousser en avant par quelque chose d’omniprésent qui me disait de poursuivre le cheminement, même si je ne reconnaissais plus rien autour de moi. C’était normal, c’était ainsi, la Ville se montrait sous d’autres apparences. On avait gratté le canevas habituel, enlevé la croûte des repaires, donc je la voyais désormais tel que mon esprit désirait se la représenter. Ce n’était pas plus faussement réel que le reste, de toutes façons le cerveau recréait toutes nos visions artificiellement dans la partie postérieure de l’encéphale. On ne voyait que de manière épisodique, par des orbites limitées, par une inclinaison-rotation atlanto-axoïdienne des plus pitoyables.
C’était toujours bouché par quelque chose, par une arrête osseuse, par des méats compliqués serpentant entre la lame criblée de l’éthmoïde et les cornets supérieurs des fosses nasales. On était constamment en train de trébucher sur une buttée distale nous empêchant d’aller plus avant, de s’engloutir dans on ne sait quels foramens encombrés de moelles, de percevoir d’autres horizons ou de marcher en planant. Cependant, ce qui demeurait en moi désormais se savait plus libre, plus fort et plus haut que tout, même si cela devenait parfois désagréable et totalement déstabilisant.
Mais je devais déambuler derrière le décor, là où on avait mis toutes les planches de soutènements et les diverses cales de lestages aux places qui leurs incombaient.
La ville faisait du bruit. J’entendais des bennes décharger leurs gravats ou remuer le ballast. Puis, comme de gros traits hachurés au stylo, toujours cette ruisselle étrange colorée de bleu, et ces inextricables ronds points ressurgissant de toutes parts. Il me semblait tourner en rond, même lorsque je demandais mon chemin à quelques cravatés et chapeautés, qui tous tenaient des plans de quartier en mains. On reconnaissait bien les endroits sur la carte, puis, dès qu’on levait le nez pour comparer le cadastre imprimé à la réalité urbaine, on se retrouvait au-devant d’une confusion totale.
En désarroi et désorienté, je recommençai le chemin à l’envers, jeté au sol comme un tapis. Il dépendait donc juste de bien redéfinir l’endroit et la direction où on l’avait déposé.
Rues et trottoirs paraissaient en effet dessinés à la craie noire et blanche, du simple fusain en trompe-l’oeil marquant la maréchaussée et rien d’autre. Car, lorsque qu’on descendait de ces trottoirs pour enjamber la route, on se rendait compte que tout était au même niveau, qu’il n’y avait aucun contraste ni relief réel démarquant les différentes échelles de ce paysage recomposé.
C’était plutôt déroutant que ces chemins dessinés, et je me demandais si tous ces passants rencontrés n’étaient finalement pas juste que des compositions d’aquarellistes! Il est vrai qu’en les regardant de profil, ils paraissaient tous plats et minces comme le fil d’une lame de rasoir. On pouvait passer derrière eux comme derrière la reproduction d’une affiche, sans la décoller.
Un wagon marchandise coupa mes réflexions en deux, disséminant les reflets ainsi engendrés de toutes parts et bien ailleurs, si je me souviens de la longueur d’onde émise par l’écho à cet instant-là.
Mais en mon creux de ventre je sentais une extrême douceur m’envahir, une tiédeur intime emplissant mon corps d’un fluide étranger à ma propre essence. Je devenais de plus en plus léger, tandis que mon souffle désormais dépourvu en gaz atmosphériques, se mêlait d’essences diverses, rafraîchissantes, comme celui qu’on ressent côté végétations adénoïdes, lorsqu’on tombe en légère somnolence. Ce qui me fait affirmer depuis de longues années que le sommeil n’est pas un état, mais que c’est un gaz rare qui a la propriété inexplicable, par la parole, d’alourdir les paupières et de transformer le moindre de nos souffles en inconscience. Il est réparateur en tous points et nous permet, par nos pauses nocturnes ou diurnes, comme dirait Gurdjieff: “de panser l’insoutenable réalité d’ici-bas, que certaines de nos tampons nous font automatiquement appréhender à l’envers, afin que nous puissions survivre à l’horreur de la situation en laquelle nous sommes forcés d’évoluer.”
Il y avait toujours, autour de moi, la rumeur des machines, des automatismes d’engins circulatoires, de mouvements impromptus, de gros trafics de voitures en tous genres, superposés à plusieurs niveaux différents. Mais en moi ou à l’extérieur, ou entre les lames de ma visière, il y avait ces coulées blanchâtres de nues phosphorescentes, ou de matières laiteuses, je ne le sais toujours pas. Le fait est que ce filtre correspondait en tous points à ces nuées tièdes dont je parlais tantôt et qui ravissaient à l’emporter très haut, ce que semblait être devenu ce support êtrique que je ne reconnaissais plus plus en tant que “moi-même.”
Perte d’ego et d’identité.
Pertes de référents, de schémas, de dogmes, de tout ce consumérisme lourd corrompant les chairs. Je ne me sentais plus assujetti au digestif assommant ma conscience de pernicieux malaises post-prandiaux. Je n’avais tout simplement plus faim, plus envie, ni même le souvenir d’avoir dû rechercher quelque endroit dans la ville pour me rassasier. J’avais une autre forme d’appétit qui, justement, n’avait plus rien à voir avec la faim, et de toutes façons nous ne cessions de confondre les deux. Finie la fosse des torpeurs réduisant vos exuvies en tonnes de glaises carnées.
Je ne me rappelle d’ailleurs pas avoir rencontré une seule enseigne de restaurant sur mon passage.
Je ne croisais que des fontaines aux jets denses et abondants, des baies cristallines, des vérandas miroitant de toutes parts, des confusions de givre et de chandelles pulsant à l’intérieur de neiges hautement amassées par endroits.
Je ne savais où j’étais parvenu; derrière moi claquaient des empreintes, les seuls pas qui se forgeaient au sol de cet étrange univers se faisaient toujours à mon insu, à la dérobée et à l’arrière de mon passage.
Depuis la rive, Montreux était devenue un vaste balcon d’albâtre illuminé en corniches par des lustres scintillant de tous leurs feux. Même la neige floconnant devenait d’éphémères petits lampions stellaires voltigeant autour de moi avant de se déposer au sol.
Mais je sentis avec de plus en plus de certitude que quelque chose se collait à moi, toujours en me saturant d’un grand bonheur indéfinissable, d’une extase tiède et baignant mon âme d’un amour absolu. Aucune limite ne venait entraver ma perception, que ce bonheur commun se mêlant à mon âme libre. Il se diffusait, aux tréfonds de ma conscience, des rais lunaires, et le givre perçant l’hiver de diadèmes ne semblait plus rien pétrifier d’autre que la froidure environnante de ce paysage recomposé.
C’est alors que je me vis embrassé et collé par mes flancs; une majestueuse silhouette féminine aux cheveux tièdes et embaumés s’employait à transvaser son amour universel au centre cible de l’apex du coeur.
Il y avait son visage translucide, sa chevelure baignait dans l’atmosphère en apesanteur, chaque fibre devenait en elle-même une caresse sur ses épaules et un flux migratoire de transes amoureuses foudroyant mon corps.
On avait déposé une galaxie sur un trottoir et je tournoyais entre les gaz d’une incarnation Divine. Je voyais à la fois les incommensurables distances des mondes, sans en pouvoir rien saisir du tout par l’intellect cognitif et la pensée discursive, mais en les appréhendant parfaitement bien par la Connaissance émotionnelle.
Je voyais les rives de Montreux, les Palaces blanchâtres rendus comme des falaises de craies illuminées puis, en même temps, je voguais au centre des reins nébuleux de l’Amour Absolu, de l’accouplement fusionnel réunissant le tout et ses parties.
Puis ce baiser… En cette bouche, tous les souffles, tous les arômes et tous les mots. Ces longs membres reptiliens louvoyant leurs ivoires souples et fluides autour de mes épaules, les hanches soyeuses, le recouvrement de soies sur nos corps, des états extatiques rendant le nu plus habillé que la simple vautrée sous des draps de hussards.
C’était un baiser parlant, un enseignement profond de tout, et je sentais en moi monter déjà le regret d’une séparation évidente et annoncée, sans transgression, qu’Elle avait par la suite induit dans ma pensée. Cela ne pouvait durer pour la simple et bonne raison que, là bas, plus bas, dormait encore profondément ce qu’on appelle en cette vie, nos enveloppes charnelles.
J’aurais bien voulu décacheter ce plis au plus vite, j’y pensais, afin de perdurer en cet état extatique indescriptible. Mais je ne pus à peine y penser sans que l’on me répondit plus vite encore, ce qu’il est souvent admonesté en ces moments-là: que ce n’était pas encore le moment. Que je n’avais pas fini d’accomplir ce qu’il fallait que j’apprenne ici-bas. Je ne devais rien faire d’autre qu’apprendre. J’avais déjà beaucoup jeté d’artificiel et de superflus, j’étais sur la bonne voie de délestage.
Je me sentis affirmer que les us et coutumes et autres occupations de mes contemporains, et ce depuis ma tendre enfance, m’indifféraient au plus haut point, quand ce n’était pas pour m’ennuyer totalement. Cela se faisait spontanément, c’est en moi qu’on fouillait les paginations de mon vécu et que l’on ordonnait les pages visiblement encore blanches qu’il devait me rester à marger. Et les réponses fusaient en même temps que les questions, nous voguions dans un état de dialogues totalement modifiés au niveau espace et temps. Les deux faisaient corps, car il n’y avait plus de volume entre temps et durée, qui interféraient sur le déroulement des compréhensions.
C’est arrivé à ce point crucial que je réalisais que nous n’étions plus qu’une seule et unique énergie, et qu’aucun schisme ne viendrait plus tyranniser le moindre rivage des dualités, pendant quelques instants encore.
Car, avec une immense bienveillance, on me fit comprendre que je devais rejoindre l’autre bord.
Je m’accrochais sans pouvoir résister. En fait, on m’avait depuis le début totalement conduit.
On avait à dessein modifié la topographie montreusienne, et dans ces manèges de ronds points, on avait aussi décroché tous les chevaux de bois.
On avait croisé les aiguillages et transposé les trains sur des voies de garages circonvoisines, je faisais comme partie de tous ces personnages plastifiés collés sur une grande maquette “Märklin”
Oui, nous étions bien collés, personnages multiples en errance sur cette Terre visqueuse et borne, où pour l’instant l’élément souffre y soufflait toute son haleine pestilentielle.
Mais je n’avais pas peur, bien que l’amertume de larmes incandescentes brûlaient la moindre paroi de mes parenchymes.
Alors, je la vis en entier s’élever devant moi, puis au-dessus, naïade laiteuse et amoureuse, amante éternelle.
Ensuite, pour me donner espoir, en affirmant que je n’avais pas rêvé et bien vécu tout cela, elle me dit qu’en m’éveillant je l’apercevrai encore un instant, puis qu’elle se dissoudrait lentement de l’extérieur vers l’intérieur, comme buée sur un miroir.
Tandis qu’au-dehors dardaient déjà les rayons du soleil dans l’embrasure de ma fenêtre, cet ange de bonté se dissolut bien comme il me l’avait soufflé.
Mais, quelque part, le parfum de ses contours éthériques continueraient d’encenser mon âme, et je sais qu’il en sera ainsi pour tout le reste de mon existence.
Au dernier point de condensation, je vis une abeille voltiger dans une goutte jaune de clarté, cherchant à sortir de ma chambre, toute emplie de pollens oniriques.
© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «Rêve en blanc», décembre 2015 – Tous droits de reproduction réservés.