Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 26/10/2015

Retour à Bon-Port

Voici le 55ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Il se passe – comme tous les autres – sur la Commune de Montreux.

Retour à Bon-Port
Genre: Récit.

C’était un jour où je me rendais à Bon-Port pour nager, comme tous les étés. La lumière matinale était magnifique et dardait ses plus beaux rayons, parmi quelque ensemble intriqué d’odeurs rendant toute une palette de saveurs mellifères.
Certains rameaux de saules effleuraient les flots, y poudrant leurs paupières pollinisées ne clignant pour ainsi dire plus ce jour-là.
Les cieux s’y miraient sans en brouiller le tain.

On entrevoyait un monde différent chaque matin, des mouettes s’y déposaient comme des jouets d’enfants sur une vasque. Puis, majestueusement et plus loin, émergeaient les grandes virgules immaculées des cygnes, dont je m’approchais au plus près une fois immergé dans leur univers.
On ne voyait pas le monde sous le même angle, en étant allongé sur les flots: ce sont les rives qui semblaient louvoyer au sommet des murets. Bien plus encore, la nature vous recouvrait de chaque côté en vous protégeant de ses milles capes mordorées. Il y avait aussi les imposantes bâtisses Belle-Époque, coins d’Excelsior et Golf Hôtel, l’un avec ses grands stores cyan tentant de confiner toute une intimité en lieux clos.
Des petites vagues méditerranéennes écloses en bleuet sur les façades de sucre glace.

Le monde tel qu’il était s’escamotait de plus en plus, devenait une mère protectrice vous berçant des heures durant, parmi la clameur des souffles et les vapeurs d’embruns.
La haute colline de Glion défilait, telle une teinture émeraude délicatement déroulée jusqu’aux pieds des rivages. On pouvait percevoir au loin, tout ce que l’on ressentait après y avoir souvent cheminé. Les pas aptères de l’humain, ses cortèges de mélancolie s’imprégnant du paysage comme de la baie entière, en se laissant à dessein captiver par des sentiments de vague à l’âme, comme en cette fois-ci je m’y laissais en elles, absoudre.

Puis il y avait cette ivre impression de se déraciner des rives, de s’affranchir enfin de l’apesanteur salée et brûlante du monde. Nager, c’était pénétrer dans l’univers opaque des forêts lacustres et je voyais bien, en plongeant la tête et mon regard entre deux flux, quelques échines d’écailles scintillantes, s’ébrouant elles-mêmes d’étranges chevelures.
C’était loin dessous, avec au sommet de la tête le plateau mercuriel recevant les rais solaires, comme les restes d’un Zeus dont les poings vengeurs ne donnaient plus qu’à contempler les traits diffractés d’un courroux.

Bercements continus des reins sur les vagues, les domaines défilaient, lentement, entre deux strates et deux univers, l’un pris sous l’onde sans fond, l’autre en surface, dans la visière du masque, qui semblait avoir été déposé sur réalités carnavalesques.

J’aimais aussi sentir, sous les pontons, les vases endormies et s’éveillant à mon passage, y observer comme sous des claies à claires voies, le jour découpé en lamelles, et prisonnier de son sort.

Je m’accrochais aux puissants rondins du débarcadère de Territet, comme on l’aurait fait en forêt autour d’un chêne. Je n’étais rien d’autre qu’une miette de pain destinée aux mouettes, et pourtant j’avais la divine impression de ne faire qu’un avec ce nappage lacustre sans fin et sans fonds, mélangé aux gouaches diurnes scintillant de toutes parts, et parant à marées continues sa verroterie sur les cieux.
Je pouvais aisément m’allonger, étant à la fois hissé au sommet du firmament aqueux, ou alors décubitus dorsal, demeuré aussi englouti que pouvait l’être mon regard borné vers l’espace azuréen.

Des oiseaux me poursuivaient par-delà la détrempe des nuages, lorsque je restais en croix étourdi sous la rose des vents effeuillant mes repaires. Il eut fallu que je m’encrasse encore aux repaires de ce monde, afin de ne point confondre le vol d’une mouette à celui d’un ange sidéral tissant des stratus.
Mais n’étais-je pas encore un navire en bouteille, bouteille jetée au lac, mais en cale sèche, flottant sous sa bulle de verre, n’ayant toujours aucune outrecuidance à oser briser la mince nacelle qui donnait, de partout, l’impression d’être materné?

Je lévitais en ce monde ailé et flottant, parfois les deux, parmi ces voiliers chantonnant aux vents, et ces rameurs qui battaient les flots, mais dont dont la cadence demeurait sourde aux distances. J’étais étourdi par les bouillons d’écumes que provoquait mon souffle dans l’onde. J’étais devenu souffleur de vagues, cherchant à façonner les bulles de ce monde pour l’insuffler ensuite dans la pâte lacustre.
Bien malgré moi, et surtout contre ma volonté.

De temps à autres, il fallait d’urgence s’écarter de la trajectoire des grandes corolles Belle-Époque, qui battaient furieusement des aubes en tribord toute!
On sentait les flancs mousser sur les baleines ombellifères, tandis que le gouvernail et la poupe entaillaient un puissant chenal jeté tel un fleuve insoluble à la surface de l’eau.
Alors je virais vers les coques des canots automobiles, qui dansaient les castagnettes contre leurs frêles passerelles d’accastillage.
On ne cherchait plus à s’arracher des flots, comme on leur demandait longuement la permission avant d’y entrer.

Il fallait avoir l’amour du lac, et des faunes d’alentours, on ne pouvait pas plonger insidieusement d’un monde dans l’autre, sans provoquer des tourbillons invasifs et déranger des éléments qui vivaient à un autre rythme, soutenus par des balancelles qui n’ont rien à voir avec les heurtoirs de la terre ferme et brûlante. Nous voguions dans la fraîcheur et les patiences, dans le ralentissement des pensées, nous voguions dans la réplique de nos états liquidiens, que ce grand corps tombé des cieux voulait bien soutenir quelque instant.
Comme l’amniotique berce l’enfant.
Le lac, c’était le retour à la mère.

Ces berges aux hanches toutes féminines, ces haleurs, ces nues automnales mélangées aux labours entrouverts et ces premiers feux de foyers, tout cela revenait avec les nuages et les point de rosée, pleuvoir dans le grand bassin collecteur.
Les oiseaux étaient le lien, lorsqu’ils se décochaient comme des flèches de nos rives pour venir un instant déposer leurs poids volatil sur l’onde, en y laissant quelques plumes.
La nage s’affermissait, on ressentait les naïades fraîches des ruisselles affluant contre nous, et entortillant délicatement leurs ondées glaciales autour des chevilles. Nous étions transis de plusieurs courants, de plusieurs circulations, des tas de petits vaisseaux venaient aboutir, puis se mélanger à nos angiologies systémiques.
Rien d’autre ne pouvait m’emplir d’une aussi grande alacrité.

Avais-je peur de me noyer? Je ne ne le crois aucunement. Je n’y songeais même point. La noyade est sur terre, pas dans l’onde. Il paraît que ça se faufilerait comme une lucarne entrouverte sur le cristal de l’âme. Alors celle-ci, une fois libérée, s’élève de ses bas-fonds physiologiques pour remonter en surface, comme les bulles d’oxygène des plongeurs. Le plus difficile étant l’instant où l’eau envahit les poumons… Ce n’est guère mieux, lorsque l’air brûlant et froid décolle pour la première fois les alvéoles pulmonaires du nourrisson. Il n’y aurait pas pire et plus inhumaine douleur, dit-on, avec celle de l’enfantement. Pour cela nous oublions la première, alors que la deuxième est l’héritage unique de la femme, avec le pouvoir décisionnel qui l’incombe de la subir ou non, et qui lui appartient en son âme et conscience, sans ingérence masculine aucune.

Si le coït signe l’incarnation, la jouissance devrait contresigner le trépas.

Les oiseaux m’observent de là-haut, ou du bord, mêlés ensemble en tréteaux échassiers.
Ma cadence s’assagit, je tente de palmer sous l’eau afin de ne rien déranger, et de voguer tout près des colverts. La rutilance du plumage à hauteur d’yeux flamboie d’un vert intense, comme si l’on regardait le jour au travers d’une lanterne.

Il faudrait pouvoir se nourrir d’algues et de soleil, d’eau de pluie, de ruisselles différentes, car lorsque sur les lèvres la nage pénètre par la bouche, on peut ressentir les arômes différents qu’ont donné les calcaires ou les pâturages aux eaux de pluies ainsi amassées, puis distillées dans le ventre des préalpes.
Humer la fragrance âcre des tourbes, ou sentir le crissement agaçant des galets réduits en poussières entre les incisives.

Puis finalement, c’est l’arrêt, à la verticale.
Les eaux se contractent, le Jaman frise leur épiderme. Des litres de réverbérations inondent encore le regard, abreuvent et purifient les boues vasculaires. J’étais comme un globule entraîné dans la circulation systémique du Léman. Désormais je n’en connaissais plus juste sa forme souriante au cœur des montagnes, j’en avais aussi modestement gouté toutes ses subtilités d’arômes, m’en étant servi pour chaque ablution corporelle et profonde, laissant les souillures de ma psyché au tain miroitant.

Point besoin d’aller chercher des eaux consacrées ailleurs, ce qui est béni de l’homme retourne à l’homme et aux précaires fonctions de sa survie et des travaux de putréfaction. Ce qui est directement touché d’En-Haut par les cirrus en forme de Bon-Dieu et qui, par digitées lumineuses frappent la surface des flots, cela est béni et saint, et provient du lointain de l’espace jusqu’en tout petits photons centrés aux tréfonds de la macula densa.

Et savez-vous, je le confesse, l’on sent bien en sortant du bassin comme on poserait pied sur la glace, la lourdeur visqueuse des ailes qui se referment et collent de tout leurs poids contre les flancs, avec la reprise en charge insupportable de la glu vinaigrée des tourbes charnelles.

Il faut pour cela retomber souvent dans le bénitier d’un Sacré, qui ne doit jamais être façonné par aucun homme, ni appartenir à aucun clergé.

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), Les contes fantasmagoriques de Montreux, “Retour à Bon-Port” septembre 2015 -Tous droits de reproduction réservés.