Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 04/05/2015

RAPPAZ ET ZÜBRÜNNEN

Voici le 31ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Vavallini. La trame de tous ces contes se passe sur la Commune de Montreux. Ici à l’av. des Brayères.
RAPPAZ ET ZÜBRÜNNEN
Genre: Récit

L’aube se levait crayeuse, sur la grande façade du troisième étage de l’avenue des Brayères.
Les deux aïeux se levaient plus ou moins en même temps, allumaient la corolle du gaz afin de préparer le café à la chicorée, sous le silence jaunâtre du globe encore allumé.
Ils avaient chacun leur appartement, et se retrouvaient vers les dix heures pour déjeuner d’un quignon de pain avec du beurre, trempé dans la réchauffe matinale, qu’ils s’échangeaient l’un l’autre. 

Rappaz avait perdu sa femme d’une sale bronchite, contractée l’hiver précédent et, malgré les lourds empois confectionnés jour après jour, changés plusieurs fois par nuit, elle était partie peu avant la noël, en ces matins pâles filtrant sous les persiennes. Entre les veilleuses, les reflets de réverbères et les griffures des phares des voitures labourant le plafond au passage. 

Ça se faufilait ainsi, comme l’humidité, partout, entre le benjoin et les tisanes et c’est à ce moment-là qu’il avait vu pulser l’aorte violette de l’ambulance. Avec le reste des projections sur le plafond. On savait tout ce qu’il se passait du dehors, rien qu’à observer les huileuses clartés s’écoulant ainsi, par infiltrations.

Rappaz était très grand. Il bougeait lentement, mais avançait vite en besogne. Serti d’un tablier blanc toute la journée, il prenait soin de l’appartement, battait tapis et paillasson d’un coup par heure, ce qui parfois énervait les voisins vis-à-vis d’en face. Surtout Gayça, le concierge horloger, monocle sur l’œil, plongé sans bouger sur ses travaux d’aiguilles, et Mimi Badoux qui criait, deux balcons plus bas, qu’il y avait intérêt à bien se filer le train pour le dîner, car ça y était; le Rappaz avait déjà battu son paillasson à la fenêtre, il devait être au moins dix-heures trente du matin! Le Léon voulait sa bouffe prête, pile poil quand il rentrait! Sauf qu’à force de se grouiller, elle avait fini par se tasser un cancer avant tout le monde et, depuis lors, les repas attendaient son Léon, plus que lui s’était impatienté toute sa vie à la prendre pour sa bonne.
Ils se faisaient tous des maladies extrêmes dans cette maison, des maladies ignobles, avec complications alambiquées. Parfois c’était des cous horriblement excavés, qui chuintaient des phrases croassantes, suite à des tumeurs malignes. D’autres des goitres, pire encore, quelque chose comme des seconds crânes qui auraient poussé sur le travers. Quand ce n’était pas des centrales électriques branchées sur du six mille volts, et qui dispersaient autant de sucre sur les fraises, que de moussons au centre de l’Inde.
Le Rappaz battait sa coulpe, ça faisait bien de la poussière, mais pas plus. Et Zübrünnen savait que c’était l’alarme pause.

Lui, sa femme, elle était partie les pieds encore bien plantés à la verticale, parfois même assez séparés l’un de l’autre, car la Jacquotte, à ce qui se disait, c’était une toute fine! On racontait que quand le pasteur passait, alors que son vieux était au boulot, après le petit cognac aux œufs pour se donner du ventre, ils faisaient tous deux des vilaines manières dans la cuisine. Puis ce pasteur, on l’avait déjà surpris derrière le Temple de Clarens, en train de coincer une communiante. Mais ça se disait pas, c’était tabou. Le fait est qu’un jour la Jacquotte, après en avoir eu marre de ravauder les chaussettes de son homme, elle avait filé à l’anglaise, pour une laine de lapin bien plus soyeuse à son goût.
Il s’était donc retrouvé tout seul, mais savait mieux se débrouiller ainsi.
Et tous les dix heures que chaque jour le Seigneur voulait bien leur apporter, servaient à se raconter ces blagues tristes, à défrayer la chronique de glaires accrocheurs et pesant toujours autant sur les bronches. On ne bronchait d’ailleurs qu’à deux, pas plus, une fois dans la cuisine de l’un, une fois dans la cuisine de l’autre.
Entre la noire confiture de pruneaux, l’autre plus légère aux fraises, et le beurre protubérant, découpé sur un large beurrier à fleurs.
On recommençait toujours avec Adeline Rappaz qui était passée deux nuits plus tard à l’Hôpital de Montreux, après avoir longuement vomi du sang dans le haricot que les infirmières ne devaient cesser de lui tendre à tout bout de champ. On se demandait encore comment c’était possible, que les bacilles de Koch n’aient pas foré aussi ce côté-ci des poumons. C’était pourtant pas faute d’avoir fumé dans notre jeunesse, arguait Rappaz en cognant lourdement la table du plat de la main.
Ils se faisaient une vie ainsi, de veuf à veuf, l’un de mort naturelle, l’autre par deuil imposé. Cependant les résultats demeuraient les mêmes; on vivait avec son fantôme dans le buffet. 

Des fois, ils se bataillaient un peu entre eux, au sujet de petites habitudes qui différaient. C’est que, parfois, entre Suisse Romand et Suisse Allemand, les idées différaient sur la manière de procéder. Dans les lessives, par exemple, ou les rangements sur les tablars. Zübrünnen aimait voir les ustensiles alignés par ordre de taille, tandis que Rappaz taillait plutôt dans l’ordre, indifférent à tout cela et piétinant tout ce qu’il pouvait dans la raillerie! Cependant, à ce que disait le facteur Vuadens, “du peu que j’ai pu voir de leurs appartements, y’a pas à dire, chez ces deux-là, c’est bien plus léché que chez certaines commères!”

Fallait voir leurs lits. C’était des estrades! Tendus de draps, parfaitement lissés, mais chez Zübrünnen, avec ajouts du pli d’aisance dans chaque coin!
Deux compères ouvrant et fermant leurs persiennes aux mêmes instants. On savait, dans la cour, ce qu’il cuisinait, lorsqu’en se plaçant pile au-dessus de la soute à charbon, arrivait l’odeur alléchante de leurs cuisines. L’un faisait mijoter le bourguignon, l’autre s’occupait de la purée de pommes de terre et du potage au persil. Puis, des fenêtres entrouvertes et tièdes, donnant sur cette vaste cour, c’était tout un joyeux concerto de tintements de couverts, qui s’émiettait partout à la ronde! Ronde des repas, de toutes ces saveurs mêlées à tout, ces vapeurs et fumerolles tourbillonnant hors des vasistas.
Un matin, les volets de Zübrünnen ne se sont pas ouverts. Ni la corolle de gaz ne devait s’être allumée car il le sentait habituellement, le Rappaz, le café, diffusant ses languettes par dessous la porte d’entrée. Mais ils avaient un double. Un double, chacun. En fait ils étaient jumeaux, presque siamois. Non, rien ne bougeait dans le corridor et les boiseries dormaient encore sous leurs belles allures encaustiquées. L’évier gouttait un peu, et la table de la cuisine, depuis la veille était déjà dressée, avec la cafetière de faïence brune, le filtre dentelant le bord de la mouture et la petite casserole pleine à raz bord, attendant que l’on fit bouillir l’eau.

Les toilettes… Le réservoir de la chasse ne s’emplissait pas, et la pendule du corridor n’avait pas encore été remontée.
Une pénombre brunâtre emplissait la chambre à coucher, malgré des frissons d’aube suintant par les frises. Au plafond, le jour se levait, vers le haut, derrière le tuyau d’amenée du chauffage central.

Zübrünnen ne s’était pas levé. Il était là, les bras croisés sur la couverture, semblant sereinement dormir et pas plus. Au-dessous, un étage plus bas, on entendait le pépiement du canari de la petite grand-mère Chessex.
La maison digérait ses vieux, les uns après les autres, c’était une forteresse d’aïeux, un ossuaire de souvenirs et jours d’antan.

Il ne dit rien Rappaz. Il fit venir les secours. Ne versa pas une larme. Mais les mois qui suivirent, on ne le vit plus ouvrir complètement les persiennes, ni battre ses tapis et paillassons par la fenêtre. Le lit restait toujours défait, et la vaisselle à peine utilisée.
Pour le jour où… 
Qui ne serait plus très long à survenir.
Même que ce fût une nuit, selon les dires de la petite grand-mère Chessex qui, au petit matin, suivit tristement du regard le cercueil qui descendait l’escalier en cahotant, alors que par sa porte entrouverte pépiait gaiement son petit canari et le sifflement de la bouilloire.

© LUCIANO CAVALLINI, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE)Les contes fantasmagoriques de Montreux, «Rappaz et Zübrünnen», février 2015– Tous droits de reproduction réservés