Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 06/05/2019

Quintessence

Voici le 200ème et dernier conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Plus qu’un conte, un essai sur Montreux. Nous remercions M. Cavallini de nous avoir fait voyager si longtemps dans un Montreux, imaginaire ou réel, basé en tous les cas sur les souvenirs de l’auteur. Un grand merci.

 

Quintessence

À la mémoire de Franz Weber 

«Montreux, c’est 1900, la Belle-Époque. C’est cela qui fait rêver, rêver les touristes. C’est cela qu’il faut absolument  préserver».(Franz Weber

Celle qui me guidait me montrait les paysages d’antan, les visites qui fleuraient bon la nature humide après l’orage. C’était toujours la même, cet être évanescent miroitant de blancheur telle une colombe sur la colline des Crêtes. C’était avant, bien avant la grande défiguration du paysage et de la laideur humaine, flétrissant une nature jusque-là longtemps préservée.
Bien avant toutes ces seilles d’eau qui ont anéanti le plateau du Pierrier et transformé le quartier Dubochet en Venise miniature.

 

Il y avait encore le mirador crépusculaire du Château des Crêtes et son belvédère cristallin culminant au-dessus des rivages. Lui seul avait été épargné, car l’architecte Eugène Laval – et non pas Émile Hochereau, comme certains le prétendaient – connaissait la céleste loi du Nombre d’Or et celles des divines proportions des Maîtres Compagnons. On y voyait, au travers, la lumière se transformer et générer des prismes géométriques, puis darder vers l’extérieur en apothéose vigie. On sentait toujours les moites odeurs de roses expirant au couchant, l’érubescence du domaine se mêler aux couches crépusculaires. Depuis lors, de puissantes fusées étaient lancées, toutes les quinze minutes; une déflagration terrible luttant contre le ciel, qu’on tentait de vaincre en vain. Le tonnerre était bien plus puissant, bien plus fort que tout ce que pouvait inventer l’homme avec ces esquilles de pétards mouillés. Les boulets s’enfonçaient dans la boue, tels ceux de Bonaparte à Waterloo. Même cuvette, même météo, même fatalité que lors de la célèbre bataille embourbée dans le chemin creux d’Ohain, hormis que les vainqueurs n’étaient plus humains, pas plus que Blücher et Wellington ne semblèrent l’avoir été, lors de la cueillette des lauriers.

 

Celle qui m’emmenait me montrait le champ des Bosquets de Julie, puis les monticules de Pertuiset, avec ces quelques maisons toscanes crénelant le ciel de leurs dentelles caractéristiques, ayant encore survécu aux déluges de l’immobilier. Il n’y aurait aucun été sur les figues éclatées des murets. Les hirondelles ne nidifiaient plus sous les avant-toits depuis des décennies; quant aux ruches, elles s’éventraient d’elles-mêmes devant des arbres demeurant nus et lugubres à longueur d’années.

Elle savait que ce serait la dernière fois qu’elle aurait le privilège de contempler tout ça, car elle nous emmenait au bateau de 16h17 en direction d’Évian, puis au-delà de la rampe du Rhône glissant vers la France.
Ce vieux monde en avait fini d’exister, nous allions quitter les rivages sur un bateau Belle-Époque, surgit de nulle part, tel un vaisseau fantôme.

Il ne demeurait plus rien des vestiges précieux qui avaient essaimé l’or de la Riviera, rien des grands hôtels qui, sous les étés torrides, embaumaient de leurs boiseries, alanguis tous, entre Territet et Montreux, sous leurs vastes paupières de calicots, closes jusque sur les rambardes des balcons et les clameurs des barques.

 

Nous devions deviner les cygnes, le bruit des kermesses couvrait le frissonnement des feuillages, le mugissement des vagues. Le vacarme étourdissant des étés montreusiens déchiraient les douces torpeurs d’antan, en chantant faux, fort, mal et longtemps; les sphinx du Marché Couvert braillaient au fond de l’eau; peine perdue, leur place était prise par un monstrueux hamburger boudiné, sur lequel des enfants imbéciles et criards devenaient des serfs à la solde de McDonald’s.

Celle qui m’emmenait partout me précéda légèrement; je vois la frange de sa robe flotter à mi-hauteur de mon regard, et le ciselé d’albâtre de sa nuque marquer d’un trait d’union ses épaules, au début du firmament.
Deux bras, de chaque côté, planaient comme des filins de soie, et ce, depuis le début de notre départ jusqu’à ce mi-trajet. Nous marchions partout où nous avions déjà cheminé; on sentait, à pleins poumons, les crues de tourbes froides remonter le ruisseau écarlate du Châtelard, alors que sur l’humus et par-delà le jour qui diffusait entre les chênes émondés, le lac saturait css arches gothiques jusqu’aux clés de voûtes.

– Viens par là, profite, car c’est la dernière fois que tu embrasses tout cela. Derrière ce mont, nous séparant du Chemin des Portaux, les corbeaux croassent déjà contre les nues aux allures automnales; la Baye mugit tout au fond de la plaine, parfois une roche claque, comme au temps des pierriers anarchiques inondant le plateau du Basset.

 

Devant la gare de Chernex, le vieux wagon des Grands Express Européens venait d’entrer à quai. Nous allions monter du côté de Chamby afin d’appréhender le panorama tout entier. Celle qui m’emmenait martelait sans arrêt le macadam; dans deux jours nous serions tous deux partis, très loin d’ici.

Il y avait ce wagon chaloupant d’un côté et de l’autre, avec ses glaces verdâtres enfarinant étrangement le visage de  ette monarque, semblant la rendre plus gracile encore. Les appliques de tables enluminaient le vélin des poignets lustrés comme de la cire, cassés à angle droit. Les lèvres, à fleur de cette membrane si mince et si délicate, semblaient deux ailes de papillon déposé sur un lys.
Puis il y avait les gens dans le reste du compartiment. Le paysage défilait à raz bord du carrosse, ce qui restait de l’horizon s’infiltrait par les fissures, nimbant le plafond. Cependant, la foule demeurait patibulaire. Peu de vie l’animait et encore moins d’existences semblaient la maintenir debout. Non. La vue ne serait plus jamais comme avant. Le choc est d’autant plus grand, quand cela survient après une longue et profonde cécité.
– Tu vois, nous allons passer au milieu du lac. Puis vers la pointe d’Excenevex, tu regarderas encore une fois l’embouchure du Rhône. Parce que c’est par là que les alluvions combleront petit à petit tout le bassin lémanique, comme ils l’ont fait avec la plaine du Rhône. N’oublie jamais les chants d’oiseaux des Grangettes, les ombrages humides et les étangs huilés de lune. N’oublie rien. Il est des paysages que l’on doit ensevelir au fond du cœur, faute de ne pouvoir plus s’en repaître par les yeux.
Puis de me lire Lord Byron et Rousseau, une heure et demie plus tard, vers la Rue des Artisans.

Le béton de Clarens ensevelissait les rives, comme si un mistral gagnant les avait pétrifiées. C’est une lave sans pitié qui a transformé des lieux d’amour en caissons sordides se superposant les uns sur les autres. Des conteneurs, outrageant le ciel.

 

– Je ne supporte pas la laideur acquise, encore moins si c’est par cupidité humaine. Je n’aime aucune disharmonie; hors, vois-tu, il n’y a plus aucune tenue morale, ni civile, et je vois sur les coulées boueuses des tatous malodorants, entre les vapeurs de la Marie-Jeanne, une jungle simiesque et glauque vociférer d’un langage racaille, celui que l’on trouvait jadis munis de gourdins et de peaux de bête.

Pendant le règne de Byzance, l’Helvète et les Allamands se curaient les poux dans leurs tignasses. C’était même une de leurs occupations préférées, alors que d’autres passaient au théorème d’Euclide.
Non, la laideur, sous toutes ses formes, m’indispose au plus haut point. J’ai pourtant bien essayé de monter vers les cimes, jusqu’au Haut de Caux. Il faudra bientôt s’engouffrer entre les grottes de Naye, si l’on veut une tant soit peu échapper à ces calamités. Naye sera l’aire ultime, avant de passer aux étages supérieurs.

L’humanité est telle des antigènes sous une plaquette de microscope. Dans une seule goutte, il y a tout un univers, une faune aussi diversifiée et nombreuse qu’il y a de bactéries sous une goutte d’eau et de grains de sable sur une plage. Beaucoup se reproduisent en imitant les cellules saines  qu’elles veulent phagocyter à leurs propres besoins. D’autres se détruisent d’elles-mêmes, en s’affrontant de manière impitoyable, selon la loi physiologique dite du «tout ou rien». Certaines se questionnent peut-être, mais on ne saura jamais si les cellules de notre corps sont capables de penser par elles-mêmes, de s’enquérir du bien-fondé concernant leurs appartenances au sein du cytoplasme. Savent-elles qu’elles sont les éléments figurés d’un tissu conjonctif, dont elles demeurent en suspension? En dehors de la cellule, elles doivent contempler un univers infini, un abysse, mais leurs rotondités devraient peut-être leur laisser supposer que ce dernier est en expansion. Qui le sait? Peuvent-elles disserter entre elles, échanger, monter des groupes sophistiqués de recherches et d’études comparées? Elles n’ont pas conscience de l’objectif les observant constamment et sachant pertinemment tout d’elles, à tous moments, en quelque endroit qu’elles se trouvent, entre les plaquettes et la goutte les révélant. L’objectif est pourtant là. Et que dire de l’œil monoculaire penché sur la lentille, mieux encore, de la conscience au-dessus, qui conçoit et compare, qui réagit, valide ou détruit? Ne sommes-nous pas identiques à ces protéines, des milliards à grouiller sur la croûte terrestre, désormais infectée, en l’ignorant totalement, ou remettant sans arrêt en question cet œil unique qu’il nous répugnerait d’appeler Divinité, le UN, Dieu le Père ou Brahma? Parce que nous ne voyons pas ce que certains croient sans percevoir. Alors que d’autres observent plusieurs signes flagrants en se bandant les yeux.

 

Cellule d’un organisme gigantesque que nous faisons vivre en le nourrissant comme sont nourris nos organites par tous les processus digestifs découlant de tropismes exogènes, avons-nous conscience du barreau supérieur de l’échelle et de ceux disposés sur ce palier qui, in fine, profitent de nos travaux physiologiques leur permettant de survivre, voire d’évoluer? Nous sommes intriqués en tout, et chaque parcelle d’harmonie détruite par la concupiscence humaine dotée de la conscience du bœuf, nous amènent à notre propre perte. Car, ce que nous attaquons sur l’épiderme, les organes internes le perçoivent, ils savent et donnent une réponse immunitaire des plus drastiques, sans complaisance aucune. Ce cancer, pour l’appeler par son vrai nom, en désirant triompher de l’homéostasie, se détruit ainsi de lui-même, sans commune mesure, vers une issue fatale. Pour le bien des deux partis et de l’ensemble du liquide interstitiel se trouvant aux alentours du champ de bataille, que cela soit le souffle, l’air, l’éther ou l’univers, à échelles différentes, ce sont toujours les mêmes lois qui régissent l’ordre et la discipline des phénomènes conditionnés; maintenant, toute la question revient à savoir si tout cela est accompli avec amour et charité, et qu’est-ce que la définition de l’amour jusqu’ici? Il englobe certainement le bien de tous et agit contre la disharmonie, car ce qui aime ou est aimant, ne devrait aucunement pouvoir émaner d’une quelconque laideur. Or, que voyons-nous? Des errances vautrées ou avachies sur leurs sièges, un langage basique si ce n’est racaille, de la laideur physique et vestimentaire, des déchets, des tonnes d’ordures lors de rassemblements sauvages dans le bruit, la confusion, la luxure et la déchéance humaine statufiée poing en l’air, puis adulée sur piédestal, des zombies sous Marie-Jeanne, des êtres profondément éteints par, et sous l’effet de l’oisiveté mentale, des génocides télévisuels ou des funestes effets d’un sirop de carnotzet. Sous le décors idylliques de tous ces petits villages rutilants sur les hauts pâturages, truffés de hottes fleuries et de roues de chars placardées contre les façades, que cela soit de Tavel, Chailly, en passant par Pertit, Chernex ou Glion, nous buterons sans cesse le front contre la porte rustique d’un carnotzet. Ce seront toujours les cervelles que vous porterez aux pressoirs, ainsi que ruine, violence et désespoir dans les foyers.

 

Le funiculaire de Territet-Glion ne transporte plus d’élégantes ladies vers les somptueux hôtels jalonnant les hauts de Montreux. Il devient une poubelle ambulante, habitée de zombies glissant avec nous tous sur une mauvaise pente, quémandant sans cesse, au-dessus de nos retenues sociales et des exsangues saignées de l’AVS.

 

Le Righi-Vaudois s’effondre et sa véranda, en vain, demeure vitreuse face à un monde qui n’est plus, ne veut plus être, se suicide par léthargie, complaisance, manque de passion et d’audace. La complainte vaut tellement mieux que l’allégresse, le fruit sec que la ruisselante grenade de l’Alhambra!

 

L’Hôtel du Parc sombre en déshérence au milieu de ses fantômes; c’est ainsi des hectares de domaines et d’histoire qui passent à la trappe, face à une population locale ne s’intéressant qu’au pain-fromage, barbecue et carnotzet, qu’à gagner suffisamment pour consommer le temps qu’il fera le lendemain. Le levain ne peut ainsi plus prendre où il n’est pas. Si la pâte est sans levure, elle ne pointera pas; si la pâte est vile, sans emphase ni audace, elle ne se panifiera jamais. Le dialogue est désormais rompu, car les décérébrés majeurs rivés sur leurs portables et autres tablettes mortifères, n’ont désormais plus ni le vocabulaire, ni les références culturelles nécessaires pour discourir un tant soit peu sur un sujet donné, fut-il sommaire. Leurs cerveaux sont formatés pour la vente en ligne, Excel, et les commandes chez Zalando.

Il faut partir. S’élever. Toujours plus haut. Vers les atmosphères raréfiées, jusqu’au moment où vous verrez les oiseaux diminuer et les anges apparaître.

Ce grand cataclysme réparateur qui s’abattit partout sur le monde, repartira en emportant avec lui le fardeau de l’humanité, les cris et les grincements de dents n’y feront rien, ni les privilèges sociaux, encore moins les comptes en banque. Tous ces nantis, ces oligarques autoproclamés, qui n’ont eu de cesse que d’enlaidir la planète, détruire le patrimoine, la culture, à l’ignorance crasse, ne laisseront rien d’autre, derrière eux, que leurs détritus retrouvés épars le long des quais après le Festival de Jazz.

Elle s’était tue. La gorge haute face au couchant. Épuisée, lucide, mais exempte du moindre pathos.

Peut-être, voire sûrement, celle qui m’emmenait était un ange que je ne reconnaissais pas comme tel. J’avais encore bien trop d’écailles dans les yeux.

Elle m’emporterait au-dessus du linceul terrestre.

Même le Chemin des Roses se fanait. Quelques poussifs rejetons demeuraient souillés par des êtres vomitifs et des cannettes de Vodka Red Bull.

 

L’Impératrice d’Autriche, depuis l’Hôtel des Alpes jusqu’au Righi-Vaudois, se faisait assassiner tous les jours un peu plus. C’était un stylet sans fin qui perpétuait la descendance de Luiggi  Lucchesi.

Regarde…

L’Avenue du Casino est définitivement morte. Il faut fermer les yeux pour revoir une hanche amalfitaine se redessiner devant nous. Il est des meurtres urbains qui meurent de ceux qui sont déjà assassins ou ne savent pas encore qu’ils ne sont plus nés, depuis longtemps; et dans l’insouciance la plus totale d’être sans exister, vivant dans l’anéantissement de leurs fondements, ils ne font que projeter des extensions hideuses qui deviennent ce que les paysages ont d’eux, répliqués à leur image.

Ne regrette rien. Ton cher Château des Crêtes, tu l’emporteras, il ne voit rien d’autre désormais devant lui, qu’une plaine asséchée de lave grisâtre.

 

La laideur m’est indisposante. Je retourne vers la Grèce antique, les frises doriques et corinthiennes de Rome, vers la Renaissance, sur les terrasses de Fiesole ouvrant sur une Florence demeurée intacte et rougeoyantesde crépuscules millénaires.

Alors tu verras, peut-être entre deux larmes, tout au fond, Montreux bleutée au sommet d’une goutte principielle, à la pointe d’un dôme, s’effacer petit à petit depuis la proue de ce bateau qui nous emportera, jusqu’à cet avion, planant au-dessus de tant de cieux, et d’air liquide.

 

Ce paysage ne serait plus que ça: un mince lambeau égaré à l’arrière des traces de condensation, paraissant une charpie chagrine de tant de vies, qui ne s’attachera plus nulle part, tout comme nous nous dissolvons, tout comme se lèvent et se dissolvent, au fur et à mesure, l’ensemble de ces populations naissantes, générations sans mémoire et qui n’auront plus d’archives.

Rideau.

 

© Luciano Cavallini & MyMontreux.ch, «Quintessence», dernier conte – avril 2019 – Tous droits de reproduction réservés.

(Photo du paysage Ingrid Erbetta, merci)