Première nouvelle: L’ANTRE DE LA MUSE
«L’ANTRE DE LA MUSE»
A Geneviève Beaucage
Entre les Bosquets de Julie, Madame de Warrens et le chemin de la Nouvelle Héloïse, de pittoresques petites villas s’écoulent en pentes douces en direction du lac. Et, si l’on y prête attention, des fourrés luxuriants les protègent des regards indiscrets, tandis que l’arc lémanique miroite de tous ses feux, jouant des cieux en lui volant l’azur, ou en empruntant à Mercure ses vespérales tempétueuses.
La Providence est levée avant l’aube. Tout comme les trilles des oisillons, et le chant plus mélodieux du merle rafraîchi par les embruns de la rosée.
Les Bosquets de Julie. Dans l’herbe, côté Pléiades il y a un banc, puis à l’arrière et abandonné, complétement vermoulu, un arbre, dont les hanches détruites ondulent cependant encore, tandis qu’une roche se cache, entre les franges d’un talus. Il va sûrement pleuvoir, l’âcre odeur de la terre assoiffée, monte par volutes intermittentes, la lourdeur du temps, la chaleur, les insectes gribouillant l’air et le crissement des élytres derrière chaque brin d’herbe, annoncent l’orage, ou le coup d’éclair soudain, qui en donnant la réplique aux gouaches noirâtres, est capable en une fraction de seconde, de fendre un hêtre de haut en bas.
Et Martin le sait. Il sait qu’un jour, parmi toutes ces frictions, les deux mondes s’ouvriront à lui, celui des hommes et des ailés, des argileux, des naïades. Il suffisait d’attendre, immobile, et de jouer habilement du nerf optique, en rétrocédant la vue aux fonds des yeux, contre la Macula densa, afin de les apercevoir. Sans tarder, il franchit la vieille barricade, avança prestement vers la grotte éparpillée de tuf, dont le calcaire fatigué s’était répandu ça et là un peu partout aux alentours. Il avait peu mangé, se sentait léger. Il fallait jeûner, un jour ou deux, boire beaucoup d’eau, mais de l’eau de source, de courses, une onde ruisselante, plus subtile, s’asseoir, écouter, commencer à loucher, réguler la respiration, laisser la vue baigner le cristallin de manière différente, noyer l’iris, ne pas bouger, lâcher prise petit à petit, entre équilibre du vouloir et mort de l’intellect, puis attendre, attendre encore. Attendre, patience de l’existence. Il s’y était exercé constamment, et maintenant, arrivé à un âge avancé, il espérait la récompense suprême, celle d’apercevoir la Muse, sa Muse… Même une fraction de seconde. Il n’en demandait pas plus. Juste une instillation cristalline de larme, humaine, dans l’œil Universel. La rosée l’enivrait, les bocages, les racines apparentes, tout était là pour le pousser vers la retraite qu’il souhaitait, et à laquelle il avait œuvré toute sa vie.
Au fil de la matinée, planté comme une meule de foin dans son champ, il vit quelques insectes rôder autour de lui, comme des lucioles mouchetant l’air d’un gaz subtil et délicieux. Les bocages s’animaient, des clartés nouvelles irradiaient de part et d’autre, les sommets des cyprès semblaient nimbés d’un fourreau violacé, s’égayant en flammèches bleues pétrole, jaillissant aux extrêmes pointes immergées dans l’azur. Il était en bas, tout en bas, et, semblait-il, commençait enfin à percevoir la surface opaque des cieux, puis, deviner l’autre côté de l’espace. Il était comme un coquillage tout au fond de l’océan, il faudrait donc arpenter les limons, par paliers, puis s’élever plus fluide, afin d’avoir la chance de sortir la tête des flots. D’émerger sur la plage du haut. Passer entre la fente invisible à tous, entre ces deux lèvres superposées l’une sur l’autre et permettant de quitter enfin, les pâtures terrestres. Devant lui, un oiseau plana, de grande envergure, puis son sillage ridé par l’air devenu visible, semblait progressivement former une silhouette, une corolle immaculée, une longue traîne de Sylphe. Des bras se ramifièrent, des bras infinis aux longues et souples ondulations. Quelques volutes liquides les animèrent, ils semblaient soulevés par l’apesanteur d’un fluide tiède, éthéré, formant à la fois son élément ambiant, et la constitution de son atmosphère. Puis, la gracieuse créature s’épancha vers Martin, pas surpris le moins du monde. Il vit l’échine nacrée scintiller comme des cristaux de neige, la chevelure mouillant la délicatesse du cou, la fine corolle du visage, les commissures labiales finement ciselées de mots, – mais étais-ce bien des mots – envahir son champs de conscience d’une subtile fragrance de lait et de pommes vertes. Les lianes acérées de ses bras, l’arrête des poignets coulée à blanc, usaient de caresses investigatrices, limant l’âme du cœur et l’esprit de la conscience. La petite roche blanche s’illumina, béait non seulement de l’intérieur mais de tous côtés à la fois, devenant aussi pure que la soie d’un lys.
Martin ne sentit plus son poids. Le lac, de plus en plus lumineux, s’arqua encore, semblait vouloir appondre Genève au Bouveret. À vol d’oiseau, toute la courbure devint apparente, ainsi que les jades scalariformes du Lavaux. Martin s’élevait, pétri par la chair gazeuse de l’apparition. Il aperçut le cimetière de Clarens, la statue pétrifiée du soldat mort, la coiffe de la Chapelle ardente, pleine à craquer, le grand Christ moussu et son bras recollé, avec un escargot fiché sur le lobe de l’oreille droite, puis une tombe fraîchement retournée, surmontée d’une petite croix de bois jaune, sur laquelle il put lire un nom et l’épitaphe suivante: « Martin Canselet, 1894 – 1985. La Providence levée avant l’aube ».
Luciano Cavallini
Membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE)
© Luciano Cavallini, octobre 2014, Terreurs et angoisses de Montreux.
L’Antre de la Muse – Tous droits de reproduction réservés .
Note de MyMontreux.ch: Luciano Cavallini est Montreusien. Chorégraphe et écrivain, il est en train de publier deux romans. Ancien narrateur de contes sur France Inter, il nous livre ici des nouvelles inédites, inspirées de faits réels ou parfois fictions, se passant à Montreux. MyMontreux.ch le remercie vivement de nous en faire profiter!