Poste restante
Voici le 92ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini, où l’on découvre que les souvenirs des petites gens en disent bien plus sur la nature humaine,que les grandes bibliothèques… Bonne lecture!
Genre : Amour
Chailly sur Clarens, 14, rue du Bourg, une maison biscornue avec un balcon fiché on ne sait comment contre la façade. Intérieur sombre et humide, salle de bain avec baignoire semblant creusée aux tréfonds du sol. Des catelles glissantes, un sommet de fenêtre donnant sur la cour intérieure, cherchant à marauder un peu de ciel, ou cette espèce de bâche y donnant lieu.
Deux pièces adjacentes, l’une se jetant contre leurs baies vitrées qui, elles-mêmes, partent à l’assaut des façades avoisinantes. Le verre tient bien le coup, mais la transparence se brise aux moindres heurts.
Un faux parquet martèle le sol d’un enduit s’arrêtant pile vers le hall d’entrée. Et l’on voit là comme une cave ouverte face à la cuisine, cherchant elle aussi la clarté vers d’autres carreaux barrés de l’extérieur.
On pouvait entrer en ce singulier logis soit par des escaliers raides se faufilant dans l’ombre, dont les marches lustrées d’usures s’effilochaient en enfilade jusque vers la seconde porte donnant sur la cour intérieure, bien plus typique et lumineuse que le reste de ce village enfouis de secrets, passés séculaires, de petites manies de campagnards guerroyant entre eux, se renvoyant leur ignorance crasse d’une main et se saluant de l’autre comme si de rien était.
Une table s’effilochait dans l’espace qu’un parasol nimbait de sa corolle défraîchie. On n’y était pas mal, on se sentait pas bien non plus car on devinait au loin les grands champs déroulant leurs soieries jusqu’aux clartés lémaniques. Derrière les hauts toits on voyait à l’envi s’iriser toutes ces lueurs, rien qu’aux intensités des feux estivaux délavant les façades.
Lumières verticales et comateuses d’après-midis caniculaires.
Mais, dans ces deux pièces, la pénombre prévalait, puis sur la table d’entrée aussi, les papiers disséminés de Jean-François Mounoud.
Sortis d’une vieille boîte d’antan, en laquelle toutes ces paperasses d’amour étaient serrées. Toujours la même personne, éloignée ou parfois là, tout près, quand entre deux phrases, d’elle il pouvait encore à peine ressentir l’effluve de sa peau. Du parfum l’ayant recouverte et gardant secrètes des lettres formées en ces instants. Une peau oblongue, remontant telle un gant jusqu’à la saignée du coude, par assauts convulsifs, afin de former ces rondes magnifiques, noyant de grands espaces blancs entre les boucles.
Jean François Mounoud devait avoir abandonné un instant la table, afin de déguster un café qui venait de surgir. La voisine sentait l’odeur, elle tapait du pied contre la plinthe afin d’avertir qu’elle descendait. Il était bien difficile de passer inaperçu en distillant des grands crus autrement que sous les buses monotones du prêt confectionné !
Alors, vite, il empilait les lettres réclinées de leurs enveloppes, formait un tas grossier et sortait les tasses de grand-maman afin de les disposer sur la terrasse. On y serait mieux, il faisait doux, les toits de tuiles jusqu’au bas roucoulaient de tourterelles. On entendait les petits-déjeuners heurter leurs faïences, une vague odeur de sirop grenadine s’égrainait parmi le mouchetage des clartés voletant en liberté, et des abeilles attirées par le sucre.
L’été s’entendait sur le tintinnabulum de l’argenterie, et le barbecue des bêtes assassinées.
Cette boîte en fer, normalement, devait contenir des biscuits. Pas des lettres asséchées aux encres éteintes par le temps. Ces correspondances n’étaient pas classées, ni mêmes entourées d’un ruban de velours rouge, comme il se doit de tous courriers secrets, séquestrés en silence dans un des recoins les plus reculés d’une crédence.
Non c’était simplement un jeu de cartes, un tarot devinant le passé, des lames par lesquelles on se faufilait vaille que vaille entre la mort et le pendu. Il n’y avait juste point de fin réelle à tout cela. Il y avait bien les lames du papier associées aux lames de la bâtisse, celles qui composent sa construction en pierres sèches ou en mortier lézardé. Tout cela émergeait, se recroquevillait entre les chairs et le ciment, ne formant parfois plus qu’une seule et unique pétrissée. Jean-François Mounoud ne générait plus qu’une unique réalité avec son lieu d’habitation, son corps, et les ombres des pièces s’alliant aux souvenirs et aux noirceurs du sommeil, de toutes ces nuits effondrées depuis le dernier plis. Une encre de chine fichant son poing final en bas de page. Puis les réponses, les répliques, comme lors des tremblements de terre.
On avait beau fouiller partout, on ne trouverait rien de plus, il n’aimait pas s’encombrer des objets d’existence. Juste de quoi cuisiner, des assiettes et couteaux, qui représentaient des personnes disparues, toujours des objets emplis d’histoires, jamais quoi que ce soit de nu ou de vide, le plus quelconque des contenants recueillait une allusion, mais aucune fois des personnes réellement vives.
Il n’avait plus été question d’aimer plus qu’avant, ou différemment, certains n’y arrivent pas, ne désirent même y songer !
C’est la voisine, au café, qui avait trouvé tout ça.
Les souvenirs des petites gens en disent bien plus sur la nature humaine, que les grandes bibliothèques archivant leurs philosophes fossiles. Alors c’est pourquoi l’on garda précieusement ces reliques d’époques, lorsqu’on vint lever le corps de Jean-Baptiste Mounoud qui, ce matin-là ou à l’aurore précoce, était mort tout seul avec son amour en boîte et les feuillets essaimés à l’air libre.
© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «Poste restante», juillet 2016 – Tous droits de reproduction réservés.