Pierre André nous raconte “Une Journée à ski” (années ’50)
UNE JOURNEE A SKI
Lorsque notre prof nous annonça la nouvelle, les réactions des copains et copines de la classe furent très diverses. Certains exprimèrent bruyamment leur enthousiasme, d’autres émirent des commentaires divers à voix basse. D’autres encore, plus rares, firent carrément la gueule. Bien entendu, j’étais de ces derniers…
Bien sûr, une journée à ski, ce serait une journée de classe en moins, ça pourrait être un grand bol d’air à la montagne avec les copains, une occasion d’apprendre un peu à skier, mais pour moi, d’avance je savais que ce ne serait qu’une longue journée sans joie, sans plaisir.
Mais pourquoi donc avais-je d’avance le sentiment que j’allais m’emmerder à mort ? Parce que. Parce que ce n’est pas une réponse, mais c’était ma réponse à l’époque. Réponse de gamin de quatorze quinze ans, interdisant toute réplique ou commentaire.
Car au fond de moi, je savais bien que cette journée serait ennuyeuse, pénible et sans joie. Ce n’était pas un pressentiment, c’était une certitude absolue. Pourquoi ? lisez donc la suite et vous comprendrez…
Tout d’abord, il avait fallu en parler à la maison. Rien que ça posait problème. Ma mère tirait le Diable par la queue avec les trois derniers de sa nombreuse famille. On n’avait pas besoin de dépenses imprévues pour accroître le désastre, surtout que l’équipement de ski ne figurait pas dans l’inventaire familial, encore moins dans le budget. La bourse familiale était si plate qu’elle ressemblait à une figue écrasée.
C’est donc assez penaud que j’abordai le problème avec ma brave femme de mère. Contrairement à ce que j’imaginais, elle resta sereine et me demanda simplement :
– c’est pour quand cette sortie à ski ?
– pour lundi prochain…
– et tu penses pouvoir trouver quelqu’un qui te prête ce qu’il faut pour y aller ?
– sais pas M’man. J’vais demander aux copains.
– et ça coûte combien pour la journée ?
– rien, c’est gratuit. Enfin faudrait juste quelque chose pour acheter à boire, parce qu’on doit prendre un pic-nic.
– alors essaie de trouver les skis, les bâtons et les chaussures. Je ne pourrai pas mettre grand chose pour la location mais je me débrouillerai bien va.
L’expression ” je me débrouillerai bien va” était très connue à la maison. elle concluait généralement toutes les discussions ayant trait aux finances. Et effectivement, me mère se débrouillait bien à chaque fois. Je ne sais comment elle faisait, mais je ne me souviens pas d’avoir manqué de quoi que ce soit à la maison. Dans les années cinquante, il n’y avait ni télévision ni ordinateur, ni portable ni console de jeu, ce qui réduisait déjà considérablement les dépenses pour les enfants…
L’équipement de ski trouvé, il ne restait que le problème de l’habillement, mais pour rire, et rien que pour rire, il faut que je décrive tout cela. Tenez-vous bien…
L’habillement n’était pas difficile à réunir. J’avais une sœur aînée qui avait un pantalon “fuseau” qui ferait très bien l’affaire. C’était un de ces pantalons avec un large élastique qui passait sous le pied. Pour le haut, je procèderai par couches, à savoir que j’enfilerais plusieurs “tricots de corps” puis un pullover en grosse laine avec des dessins style nordique (des rennes et des sapins stylisés) de couleur marron et blanc du plus bel effet. Les manches étaient un peu longues mais en les retroussant d’environ quinze centimètres, c’était parfait. Pas de problème du côté des pieds. Une paire de chaussettes en laine enfilée sur des bas montant jusque sous le genou me tiendrait chaud aux pieds et comblerait le vide des chaussures bien trop grandes que j’avais dénichées gratos. Des moufles récupérées je ne sais où étaient sensées me tenir chaud aux mains…
De bonnet, point. De casque non plus, du reste on ne l’avait pas encore inventé. Quant aux chaussures, elles méritent bien une description approfondie. Celles que j’avais eues par un copain ne risquaient pas de me serrer les pieds (pointure 41). Elles étaient si lourdes que je me déplaçais comme un robot. Elles étaient en cuir, mais n’ayant pas servi depuis des lustres, celui-ci était si rigide qu’après quelques pas j’avais déjà les talons pleins de cloques et les orteils meurtris. Avec les lacets rouges, longs de près de deux mètres, croisés deux fois sous les crochets, je pouvais encore faire aisément le tour des chevilles avant de les attacher sur le devant. Le cuir était tout fripé et malgré le soin intensif que j’apportai à ces monstrueuses godasses, il ne retrouva ni souplesse ni fraîcheur. L’imposante semelle en caoutchouc s’ornait de grosses croix qui n’étaient pas sans rappeler notre bannière nationale. L’arrière du talon était pourvu d’une gorge pour faire passer le ressort de la fixation du ski.
L’habillement se complétait d’un anorak en toile dite imperméable avec une fermeture éclair et comportait de grandes poches latérales ainsi qu’un capuchon. Un cordon passait à la taille, et on pouvait ainsi skier sans que l’anorak flotte autour de soi…
Les skis ! Ah les skis ! laissez-moi vous les décrire, vous les présenter, pour vous faire rire ou pleurer, c’est selon…
Tout d’abord, pour bien skier il fallait que les skis soient longs. Les miens étaient si longs qu’en élevant le bras tendu au dessus de ma tête, j’arrivais tout juste à en saisir la pointe. Et puisqu’ils étaient longs, ils étaient forcément lourds parce que naturellement ils étaient en bois, avec au dessous une gorge filant sur toute la longueur et des arêtes si malmenées qu’on aurait pu se demander à quoi elles pourraient servir sur une piste. Les pointes des skis se recourbaient élégamment sur près de quinze centimètres de hauteur et se terminaient par une sorte de virgule destinée à accrocher les peaux de phoque.
Les fixations Kandahar avaient eu quelques belles années de gloire vingt ans plus tôt. On y adaptait les chaussures par deux mâchoires réglables en largeur qui étaient reliées par une courroie en cuir sous laquelle devait passer le bout de la chaussure. Le réglage des mâchoires nécessitait naturellement l’utilisation d’un gros tournevis. On avait donc tout intérêt à effectuer le réglage avant de partir, sauf à emporter l’outil en question avec soi. Un câble métallique muni d’une espèce de ressort venait passer dans la gorge sur le talon de la chaussure. Ce câble, relié à un levier situé devant la fixation se tendait et fixait solidement la chaussure. Solidement, oui, mais il arrivait souvent que la fixation lâche et il n’était pas rare de voir un ski dévaler la pente, tandis que le skieur resté planté dans la neige avertissait les descendeurs en criant à gorge déployée “attention, ski !”. Il ne lui restait plus alors qu’à descendre sur un seul ski ou à pieds pour tenter de récupérer son bien, si tant est qu’il le retrouve ou qu’il en aie le courage.
Comme chacun sait, l’équipement du skieur ne serait pas complet sans les bâtons. Ce n’était pas par hasard qu’on appelait cela des bâtons car c’en étaient véritablement. Il y en avait de deux sortes : ceux en bambou et ceux en noisetier. Les deux sortes étaient munies de larges rondelles du même bois munies de lanières en cuir permettant de les relier au bâton, lequel se terminait par une pointe métallique parfois dangereuse pour le voisinage… Une solide poignée assurait la tenue du tout dans la main.
C’est dans cet harnachement que je fis mon apparition sur le quai de la gare pour prendre le train qui devait nous amener sur les hauts lieux de cette aventure hivernale. Bien entendu, il faisait déjà un froid de canard à la gare. Dieu sait quelle température on allait devoir affronter à Jaman. Car c’est là que les champs de neige et les pistes vertigineuses nous attendaient.
Ayant pris possession du wagon qui nous était réservé dans le chahut que peut faire une bonne trentaine de garnements, chacun s’installa pour le voyage dans le brouhaha qu’on imagine . Des groupes s’étaient formés. Il y avait le groupe des forts en ski, le groupe des filles et les groupe des débutants. Comme je n’avais jamais skié, j’étais donc dans ce dernier groupe. Nous n’en menions pas large et chacun assurément s’imaginait dans une descente vertigineuse, la peur au ventre et les jambes tremblantes.
Arrivés à Jaman, le prof réclama le silence et dès qu’il l’eut obtenu, il nous informa du programme de la journée. En fait, on nous avait accordé cette merveilleuse journée de détente dans le but de préparer la piste où devait se dérouler un concours à ski le week-end suivant. Là était le piège. A cette époque, le “ratrack”, cette machine qui fait des pistes en un rien de temps n’existait pas encore. Alors on avait recours à une main d’œuvre toute trouvée et peu onéreuse : les écoliers.
Bien sûr, il faisait un temps magnifique. Bien sûr le panorama était grandiose, mais on ne nous laissa pas le temps d’admirer le paysage. Le prof avait formé quelques groupes dans lesquels il avait incorporé un ou deux bons skieurs. Ceux-ci savaient comment monter une pente à ski. Ce qui n’était pas mon cas ni celui de bien d’autres.
Ayant chaussé nos “lattes”, nous voici en piste pour le sommet. Mes skis trop longs se croisaient derrière moi, je faisait un pas en avant et deux en arrière, glissant, tempêtant. Et lorsque je tombais, j’avais toutes les peines du monde à me relever avec ces fichus skis de plus de deux mètres et mes bâtons presque aussi grands que moi. Bientôt, mes godasses furent pleines de neige, mon “fuseau” prit l’eau tandis que l’anorak imperméable n’en pouvait plus de refouler le froid et la neige. Il ne fallut pas longtemps pour que j’aie froid partout.
J’enrageais, je trépignais, je charognais contre l’idiot innommable qui m’avait entraîné dans cette épouvantable aventure alors que j’aurais pu être bien au chaud chez moi. Et là, je me dis qu’il n’y aurait plus jamais de prochaine fois, qu’on ne m’y reprendrait pas et que si j’entendais encore parler de ski, je tomberais malade illico.
Je tempêtais tellement que je me mis à transpirer sous mes quatre couches de vêtements et arrivé en haut de la pente, j’étais en nage. Le froid vif transperça mes fringues et de nouveau j’eus froid partout, de la tête aux pieds.
Pour ne pas me transformer en glaçon, je me mis à “taper la piste” comme je voyais que procédaient les autres. Imaginez une piste longue de plusieurs centaines de mètres à descendre en tapant dur et ferme la neige, en déplaçant chaque ski de dix centimètres pour ne pas laisser un seul centimètre sans être damé. Pas besoin d’être devin pour imaginer le temps à passer dans cette attractive activité. A midi, nous étions à peine arrivés à la moitié de la piste. Pressés par le prof qui voulait en finir avec la mission qu’on lui avait confiée, le pic nic fût avalé en quatrième vitesse et je me retrouvai vite fait sur le merveilleux champ de ski en train de massacrer la neige en tapant comme un beau diable. Avec nos immenses skis, à cinq ou six pour damer, l’un devant l’autre, on obtint une piste d’une bonne dizaine de mètres de largeur. Et si on s’activait nous dit le prof en nous félicitant, on aurait peut-être le temps de faire quelques descentes avant de rentrer à Montreux. Réconfortés par ces bonnes paroles chacun de nous redoubla d’énergie. Vers quinze heures tout fût terminé…
C’est à ce moment que le prof nous avertit de l’heure du retour. Quatre heures. Il avait dit quatre heures. Il ne nous restait qu’une petite heure pour faire quelques descentes… Heureusement que j’étais optimiste pour ce qui concernait mes aptitudes à ski…
Désireux de goûter à cette récompense bien méritée, je me lançai à l’assaut de la montagne avec la ferme intention de profiter au maximum de mon temps de loisir. Après dix bonnes minutes de remontée “à pinces” j’atteignis le haut de la piste avec un moral d’enfer, m’imaginant en train de slalomer comme un champion pour remonter encore et encore et me mettre du ski plein la vue avant de regagner mes pénates.
Bravement, je me décidai à entreprendre la descente. Mais lorsque je fus en position, cette piste me parût soudain bien raide. Face à la pente, bâtons bien plantés en avant de moi, je pris mon courage à deux mains et me lançai. Enfin, disons que je pris le départ sans trop le vouloir car dès que j’eus retiré mes bâtons, la pente m’aspira comme on aspire un coca cola avec une paille. Je pris de la vitesse, trop de vitesse à mon goût. Je tentai un virage comme je l’avais vu faire par les copains. Peine perdue. Mes immenses skis ne voulaient qu’une chose : aller tout droit. Je tentai un “chasse neige”, mis mes bâtons entre mes jambes et y déposai tout mon poids. Rien n’y fît. Je continuai à descendre tout droit.
Il ne me restais qu’une solution : me laisser tomber. Ça, je savais bien le faire et je ne m’en privai pas. Je fis donc un magnifique plongeon qui m’entraîna hors de la piste, dans la neige fraîche ou je m’ensevelis presque totalement. Sauvé, j’étais sauvé !
Sauvé oui, mais avec de la neige partout au point qu’on aurait dit un bonhomme de neige lorsque je repris la descente. Et c’est ainsi que j’arrivai enfin au bas de la piste, après quatre ou cinq cabrioles du même genre et que j’entendis le prof dire : ” on se prépare pour le retour, le train arrive dans quelques minutes “.
C’est depuis cette mémorable journée que je suis mis à faire du ski de salon, chez moi, bien au chaud et lorsque nous avons acquis notre premier poste de télévision, je suis devenu un vrai sportif…
C’est aussi depuis cette journée à ski que j’ai admiré tous ceux qui descendaient et slalomaient sur les pistes avec des lattes interminablement longues, des bâtons grotesques et des équipements rudimentaires qui figurent aujourd’hui dans des musées…
(Pierre André)