La petite fille malade
Voici le 149ème conte de Luciano Cavallini, qui nous emmène dans son enfance à Montreux…
La petite fille malade
Récit d’enfance
À ma chère petite Catherine Aubord. In memoriam
Viendras-tu jouer ce soir ?
C’est la question que l’on me posera encore mille et une fois en sortant de cette salle de classe toute nimbée de clartés matinales.
Oui, on tirait les vieux rideaux ressemblant à des draps suspendus et séchant derrière les fenêtres, cela attiédissait toute la pièce et réveillait l’odeur âcre des rouleaux de pâte à modeler répandus sur les étagères.
Il y avait aussi ces grands cieux de peintures bleues foncées maculant toutes les feuilles punaisées contre chaque mur; les couleurs se ravivaient dès qu’un premier rayon de soleil guignait derrière les crêtes de Naye.
On avait l’impression que le chahut ne s’arrêterait jamais, il atteignait souvent son paroxysme dès qu’un train de marchandises ébranlait les fondations du collège de Clarens-Gare. Ceux des voyageurs étaient plus discrets. L’été, on en voyait même passer les glaces baissées: combien de fois, du regard, ne me suis-je pas élancé à l’intérieur du wagon, profitant de cette ouverture inopinée pour tenter de m’échapper d’un quotidien morose. Mais il faut croire que ça n’a jamais réussi puisque j’ai dû attendre bien des années plus tard, baignant dans un marasme d’ennuis indéfectibles, jusqu’à ce que je puisse enfin admirer le monde sous un jour différent.
J’y allais juste pour être avec la petite Catherine, croiser le regard de Madeleine, Christine et Patricia. Madeleine aussi se la jouait timorée et immobile. Il y avait de quoi, on passait aux raffinements d’une éducation attentive à la période barbare qui, par la suite je l’appris très vite, ne devait que rarement s’estomper; mais cela ne désappointait nullement Christine qui, en restant constamment stoïque, distribuait du chocolat à tout va. Sur ses plumes de canard, les événements dégoulinaient sans ne jamais l’atteindre. Très généreuse la petite Vaucher, haute comme trois pommes, même pour moi qui ne devait être guère plus élevé, si ce n’était par ma grand-mère.
J’aimais bien me balader avec elle le long de la route bordant la voie de chemin de fer, jusque vers la digue, le lit caillouteux de la Baye et la vieille maison biscornue toute emplie de bric-à-brac. Certains jouaient aux gendarmes et aux voleurs, comme Cochard s’enfilant dans les entrelacs de la cage d’escalier.
Personnellement, je tombais en pâmoison devant tant d’impressions kidnappant mon esprit bien au-delà de ces joutes triviales.
Ça flanquait délicieusement la boule au ventre, mais ça sentait surtout le savonnage et la tarte aux pommes.
Patricia clopinait autour de moi en voulant absolument m’offrir son toutou en peluche. Je regardais surtout ses petites mains à la dérobée, toutes luisantes et ressemblant à des petits-beurres sous l’après-midi violent. Je répondais à l’invitation en taquinant allègrement le petit grelot du chiot autour du cou. Les garçons, je les ignorais; leurs préoccupations de billes ou de football me lassaient plus qu’autre chose. J’ai toujours préféré aux cambouis virils de la brusquerie, les dentelles et les bons parfums des petites filles, les pastels multicolores aux graphiques barbares de la géométrie, aussi variable fût-elle.
Malgré tout, la menue Catherine était celle que j’affectionnais le plus. Fille de la douce concierge de l’école, je l’aimais différemment parce qu’elle avait le teint cave et qu’elle était gravement atteinte. Il y avait en ces mots, “gravement atteinte”, une image de gouffre béant et obscur s’offrant à mon entendement, en lequel on était précipité sans retour.
Je ne pouvais, si précoce, supporter la vision d’espiègles éclats de rires et de visages angéliques qui seraient ensuite, sans logique aucune, dispersés en un quelconque abîme, tassés de terre, visités par la vermine, puis définitivement étouffés sous une stèle.
Sans que je le comprisse du tout, je ne concevais nullement que des enfants puissent marcher du même pas et sur les mêmes allées qu’empruntaient leurs aïeux. De tous ceux qui avaient logiquement déjà enduré leurs temps, il y avait quelque chose d’injuste et révoltant de par la forme que revêtait la loi divine.
Je sentais qu’elle chuchotait toute la journée avec les anges et que, lorsqu’elle tournait son regard exsangue contre le mien, je pouvais y lire bien des secrets jusqu’aux tréfonds de son âme. J’y voyais la petite enfance, l’innocence crucifiée luttant contre les maux et, sur son mélancolique sourire, des mélopées divines qui nimbaient son visage de clartés surnaturelles.
Elle en savait plus que tout le monde, bien plus encore que les grandes personnes, les instituteurs et les autres bambins croassant comme des corbeaux de mauvais augure à travers le préau.
Catherine possédait la langueur de l’amour, la souplesse des brises frissonnant entre les branchages du marronnier, offrant par la même occasion une ombre fraîche quand l’été cognait trop fort sur le goudron.
Non, je ne viendrai pas jouer ce soir, j’irai seulement veiller sur la plénitude de la petite Catherine. J’irai seulement la voir tenir sa poupée, prendre parfois sa main crispée contre des traits d’écriture qu’elle peinait à scarifier sur des pages rendues bien trop vastes pour elle.
Je voyais transparaître, sous des manches si peu remplies, les horribles convulsions du poignet n’arrivant pas à venir à bout de la tâche à accomplir. Alors oui, je lui pris cette main fragile afin qu’elle relâche un instant. Le moindre effort paraissait une montagne à abattre et les fièvres reprenaient l’assaut du narcisse devenant translucide.
Mais elle souriait comme si de rien n’était, les lèvres craquelées, dans une atmosphère tamisée de pénombre afin que les lueurs ne blessassent point outre mesure son teint neigeux.
Cette enfant de givre semblait devoir fondre aux moindre rais frappant trop fort le liseré des draps.
Sa bonne maman tirait les persiennes, et l’on voyait transparaître sous un halo verdâtre que diffusaient ces dernières, comme un chérubin assis sur un lit de mousse.
J’aimais bien la maman qui s’affairait dans la cuisine. On s’y distinguait peu car la fenêtre ouvrait sur la cour, face au mur séparant la Dame au chien1 la lugubre salle de gymnastique et le petit garçon au mouchoir.2
Je sens encore l’odeur du cacao, les puissantes tartines au beurre saupoudrées de sucre. Puis le père, à l’écart, en villégiature, peu causeur mais convivial, s’esclaffant de tout son souffle contre la télévision diffusant “Le triporteur” avec Darry Cowl dans le rôle titre. C’est d’ailleurs grâce à ce film que j’avais eu pour la première fois l’honneur de savoir qui était Darry Cowl.
Mais elle était loin de tout ça, la petit Catherine, fichée contre le mur. L’odeur de son chocolat chaud rivalisait quelque peu avec celui de la fabriqueWunderli en vis-à-vis, dont l’odeur plus suave et pénétrante s’infiltrait dans la pièce en même temps que quelques petits chenaux mouchetés de poussières étoilées.
Catherine achevait enfin sa ligne d’écriture puis, la poitrine striée de côtes, épuisée par le moindre effort, elle retombait en un profond abattement, la bouche mi-close, immobile comme une gisante. Plus aucun trait de sa physionomie ne frémissait; un masque terrible, osseux, semblait se placarder sur son visage, y marauder l’apparence. C’est à peine si l’on percevait sous le coulis épais de son chandail, la respiration habituellement houleuse soulever la poitrine.
Madeleine et Christine passaient aussi, parfois, un peu mal à l’aise, se tordant les mains, n’osant rien dire. Puis aussi la petite Cardinaux, au crépuscule, qui amenait des pâtes de fruits.
On n’ira pas jouer ce soir.
De toute façon, j’ai toujours eu horreur de ces jeux d’équipes, ces saletés de ballons vous agaçant comme des taons cinglant la face.
J’aimais le calme de la petite Catherine. Il était empli d’un autre souffle, sa beauté luminescente s’élevait comme un requiem. Je voyais son visage puis, par la fente du volet, le château des Crêtes avec son belvédère cristallin semblant veiller avec bienveillance sur la fillette. J’avais eu pour projet de l’y emmener afin d’y lâcher de grands avions de papier. J’avais eu envie aussi de lui raconter des tas d’historiettes sous la fraîcheur du parc, à l’ombre des grands châtaigniers.
Il paraîtrait qu’à l’époque, grand-père me l’avait raconté, il paraîtrait qu’il avait existé une Comtesse qui sortait souvent avec deux grands chevaux blancs tirant son carrosse et qu’elle distribuait des tas de bonbons aux enfants de la région, par la fenêtre de la portière.
T’en souviens-tu, chère Catherine, des soirs, au crépuscule, lorsqu’on admirait l’échine de la colline se découpant contre le ciel érubescent: combien de fois n’avons-nous pas cherché la silhouette de ces montures, tirant avec peine leur attelage sur la montée?
Je revois encore assoupie, si paisible sur les couvertures, comme si on n’avait pas peur quand on meurt, la peau translucide de tes mains écloses comme deux nénuphars, avec une sève violacée courant sous les veinules.
Je revois sous tes yeux de sainte, ces deux petites cernes marquant l’angelot que tu étais, mais chez toi il semblât qu’elles ne fussent que des pétales patientant d’être encore plus purs avant d’éclore.
Lorsque, belle Catherine, tu relâchais sur ta couche, avec tout l’amour des tiens, partie sur une frêle barcarolle et que je me retrouvais ce jour-là effondré et impuissant de ne pouvoir qu’avec toi seulement, le soir venu, aller jouer sur l’autre rive.
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Notes:
1 La Dame au chien”, épisode paru le 20 février 2018
2 “Le petit garçon au mouchoir”, épisode paru le 5 février 2018
© Luciano Cavallini, Membre de l’association vaudoise des écrivains (AV ) & MyMontreux.ch, “La petite fille malade”, novembre 2017 – Tous droits de reproduction réservés.
(image: Edward Münch, l’enfance douloureuse)