Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 06/06/2016

Passage

Voici le 88ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Ill y est fait allusion à jean-Jacques Rousseau… Bonne lecture!

Passage
Genre: Fantastique – Rustique. 
À Jenny B.

“Oui vous faites le fier à bras avec votre tenue de dandy dix-huitième! Mais tout le monde n’a pas la chance ni l’envie de se marrer dans un de vos bals costumés à la con! Vous représentez l’époque des Lumières? Ah ouiche! Je suis tombé sur quelqu’un qui va éclairer ma lanterne! Vous torcherez aussi la mèche je suppose!”

Il y a quelque chose qui ne va plus. Je ne sais pas comment vous expliquer ça, mais j’éprouve le besoin de changer de vie. Je veux dire, de décor, d’aller vers d’autres coulisses, voire carrément virer de bastringue! Ce doit être ce qui m’a attiré vers vous et donné l’envie de me confesser. Votre attirail de soirée à thème m’apporte le nécessaire courage de cracher ce que j’ai sur le cœur depuis longtemps. À savoir que je ne suis plus du tout apte à vouloir traîner ainsi dans mon entourage ambiant!

C’est moche, parce que là je retourne vers le passé, en me rappelant toutes les personnes avec qui j’étais alors… Comment dire. De connivence… Avant que ça change. Cela remonte aux trois, quatre dernières années. C’était bien plus sympa, l’existence me convenait mieux en ce temps-là, sauf que j’avais la malchance de l’ignorer! On part alors dans l’affliction, quand on ne recherche la fiction en s’imaginant survivre à des aventures rocambolesques!
On survit rarement au quotidien, mais l’aventure on la revit!

Du froissement de tôle, la hargne d’enjamber une nouvelle croupe ou se venger une fois pour toutes de ces chiens d’anglais sur le plateau d’Abraham! Oui mon gars, je ne suis peut-être pas une lueur, mais même les références historiques, je veux qu’elles viennent des grands bouillons tempétueux, de l’audace spatiale et des bâtisseurs de mondes!
Histoire de purger les fesses de fèces, vindiou!

Non, tu ne rêves pas. Je m’ingurgite de la Forte en bouteille Pocket et alors! Et alors…
Ou alors, je regarde encore et encore une de ces séries à la téloche, n’importe laquelle, avec une histoire qui se passe actuellement, à notre époque, dans une autre ville, avec des tronches de Nouvelle-France, loin de toute cette engeance qui stagne avec le rictus à huit heures-vingt! Ou plus loin en arrière, presque à mordre l’endroit où on serait sûr de marcher sur des revenants. Le plus souvent à Londres, ou dans les grandes plaines du Québec, une allée énorme, avoir le hublot de votre viseur complétement délavé par un paysage suintant de toutes parts au travers du pare-brise.

Oui vous faites le fier à bras avec votre tenue de dandy dix-huitième! Mais tout le monde n’a pas la chance ni l’envie de se marrer dans un de vos bals costumés à la con! Vous représentez l’époque des Lumières? Ah ouiche! Je suis tombé sur quelqu’un qui va éclairer ma lanterne! Vous torcherez aussi la mèche je suppose! 

Y’a d’autres personnes vous savez, des réelles, pas du petit jus, du costaud que je voudrais rencontrer pour de bon! Des mecs réglos, serrés de costards sombres avec des chapeaux de guingois, des modas en jupes blanches, des grandes modas, elles en jettent un jus quand elles sont aussi pures que le premier verre de lait tiré du matin! Je les vois là, avec une peau de porcelaine et une petite tache, une tache au centre du visage, juste un cœur cerise plaqué à la place des lèvres, puis deux lignes noires, scarifiées au cutter, une en haut et l’autre en bas des paupières, tu vois, faut pas que se soit tracé façon sophistiqué sinon c’est moche. Ça doit venir de cette Amérique française du dix-neuvième siècle, quand ça craquait tout plein sur les vérandas, qu’on voyait des chaises à bascule avec des vieux qui desséchaient dessus, ou qui tiraient un fil de chique, vous passant à ça de la face, quand ils cuvaient tous leurs whiskys.

Tu vois, comme changer de famille. C’est bien beau ce lac avec ces montagnes, ces Vaudois balourds et sans tempérament qu’il faut chaque fois contourner pour dire des trucs, tu sais par le devant ça glisse ou c’est visqueux, ou alors ça se ratatine par derrière quand t’es passé, avec des hochements de têtes et des airs à tout vouloir tirer en bas.

Et Montreux? Moi j’aimais le Montreux d’avant, celui où tu rencontrais des têtes de ton enfance, des têtes qui te reconnaissaient comme la tienne, l’odeur des petits pains quand il y avait encore une boulangerie vers l’angle de la Place du marché, une gaffe tirée toute droite direction rue de la Douane, là où se trouvait le laboratoire et les grandes plaques de croissants refroidissant à l’air libre.

Celui des grandes Ladys anglaises tirées à quatre épingles, que, quand tu les entendais parler, t’avais l’impression qu’elles suçaient des petits bonbons au cassis en s’amusant avec le tourniquet des cartes postales devant le Bazar. Qu’on voyait juste leurs beaux linges flotter, au travers des stores translucides cinglant leurs franges sur le trottoir.

Tu comprends ce que je dis, au moins? Tu vois, c’est pas joyeux là. C’est ce milieu ambiant qui gêne, comme si t’avais une patate brûlante à travers la gorge ou des fils de fromage encombrant les dents. En plus c’est con parce que ça tient à rien. Je pourrais déménager déjà, mais pour aller où? Dans quelles villes, à quel endroit? C’est les gardiens d’en face qui seraient pas contents. Oui les gardiens quoi, t’as bien compris, qu’est-ce que tu me regardes ainsi! Comment lesquels? Comment lesquels! Ben le Grammont, les Rochers de Naye, la Dent de Jaman! Oui t’as cas rigoler, tu peux bien, mais ces géants ça fait partie de toi, c’est incrusté dans ta bidoche depuis que t’es né, que tu le veuilles ou non, tu les as dans l’os mon vieux! Eux ils me gênent pas, eux ça va, ce sont les autres, les gens, la foule, tous ceux que je côtoie tous les jours! Je baigne là-dedans comme un glaire sur la crème fraîche.

Tu sais, c’est la première fois que ça m’arrive ce sentiment d’avoir à ce point l’envie de me débarrasser de toute une foule actuelle, de toute une famille de gens m’indisposant au plus haut point! Que du prémédité! Quoi? Qu’est-ce que tu dis? Comment ça vient pas d’eux? Ben je sais bien, c’est moi qui suis plus content avec mes eaux d’rinçage! C’est mat, plat, rien ne se passe, puis je trouve plus quoi que ce soit qui me fasse vibrer, qui m’amène quelconque passion! Comment je pourrais te dire ça? Je suis indisposé par mon quotidien si tu veux, il faudrait pouvoir tout changer, comme on passe d’un épisode à l’autre, sans toutes ces lourdeurs qui nous accablent dès qu’on essaie de se bouger, style trier sa vaisselle, ranger les linges, préparer des cartons, toutes ces enclumes et bric à brac qu’on se trimbale!

Oui je sais, Montreux c’est loin d’être moche, mais ça vient pas de Montreux, ça vient du village d’à côté. Hein? Mais non, ni Clarens, ni de Territet. De moi, de mézigue, c’est là que ça déconne, au centre du bocal, et dans cet administratif ils n’ont pas dû estampiller correctement toutes les feuilles de fabrication!

Mais tu sais, c’est pas marrant quand tu te sens jamais à ta place, en fait constamment ailleurs par la pensée, les parapets qui te pètent sous les jambes et jamais le bon tabouret pour ton cul! Oui je sais ça te choque, t’es de ceux qui ont l’air d’avoir de l’éducation, t’es un savant, t’as des lettres on voit tout de suite! L’Âme des hommes n’a plus de secret pour toi, ni leurs comportements d’ailleurs. Si, si, j’insiste, inutile de faire le faux modeste! Déjà né, les fondations collées sur un plateau beurré avec une cuillère d’argent comme première becquetée. On t’a coulé du Béard à la naissance mon pote! Puis tout de suite après, cortèges, dentelles et ornementations dans la Salle des Fêtes, tapis rouge sous la marquise, pardon du peu Môssieur!

Que veux-tu… Moi je suis sorti d’un pet d’âne, c’est comme ça et il faudra que tu t’y fasses, que ça te plaise ou non! Oui ben je parle comme je veux, si t’es indisposé par la maraîchère, t’as cas retourner voir la Haute Culture! 
Quoi? Qu’est-ce que tu jactes? Toi tu sais ce qu’est l’exil? Oui je veux bien et alors? Que je suis gâté parce que je n’ai jamais eu besoin de fuir? J’essaie de me fuir moi-même, je sais pas si tu captes? Comment c’est rien par rapport aux restes! Tu as le monopole de la souffrance et de l’ennui peut-être? Quel toupet! Non mais pour qui tu te prends à la fin! Plutôt tendance à ennuyer tes proches? Toi? Tu m’étonnes mon homme! Je te le fais pas dire! T’as qu’à être un peu plus spontané et moins outrancièrement gonflé de principes, au point tel que t’oses plus péter dans tes frocs de peur d’exploser les coutures!

J’ai besoin de grands espaces, d’aller voir où c’est que la bouche de l’horizon elle va quand elle a fini de brailler en large. Mais c’est pas que ça, non c’est autre chose, une perte de paradis, tellement de pains perdus qui y’aurait plus assez de ces ridicules volatils pour tous les bouffer!

T’en vois, toi, des belles Ladys en crinoline déambulant avec leurs ombrelles sur le Sentier des Roses? Je te dis, besoin de changer la famille du monde, changer le monde de ma famille en passant de cette réalité-là à une autre, aussi vite que si j’essayais de m’échapper entre deux battements de paupières. Ou avant de me prendre dans le bide les battants des portillons du Saloon!

Oui. Oui je vois la vue, la vue je la regarde. Le Jardin Anglais? Mais de quoi tu parles? Quel jardin d’abord, avant de vouloir y mettre tes anglais! Plus d’anglais, plus de promenade, ça c’est bon pour Nice ou Cannes, mais pas pour ici! «Zürcher?» parlons-en! C’est devenu une espèce de faux cinéma muni d’affreux rideaux masquant le meilleur du film, avec des entractes interminables!

Je veux une grande route, des prairies, des poteaux de télégraphes graduant leurs portées, des maisons blanches enfouies jusqu’à mi-fondation dans une poussière de craie, blondeur de blés ou roselières de maïs. Voir une éolienne en train de moudre l’azur, un autre job, de grands magasins aux rayons mousseline s’échelonnant d’hauteur en hauteur vers une coupole flamboyante. C’est ça que je veux, casser la glu et foutre le camp.

Quoi? Comme tu voudras pauvre gosse, tire-toi seulement, personne t’en empêche, je comprends que je puisse devenir ennuyeux. Et que feras-tu donc, hein, toi, le grand malin, le monsieur je-sais-tout! Ah bon? Tu regarderas mes regrets chialer en sourdine depuis Meillerie, en te morfondant sur ta pierre! Alors toi tu préfères chialer sur ta propre tombe que sur celles des autres, si je comprends bien!

C’est facile, tu sors d’un bal costumé, tu t’es bien amusé dans tes dentelles et pourpoints de velours, la perruque poudrée et les manchettes à peine entachées de quotidien, alors de qui se moque-t-on? Tu peux te permettre de rester amidonné pendant que d’autres se froissent le costard! Je te dis juste que dans un futur proche je voudrais pouvoir, oui, tellement pouvoir rencontrer autre chose que cette horde sociale de ton espèce, de passants monotones, aux occupations qui m’indiffèrent au plus haut point et me laissent sans compassion aucune!

C’est qu’en plus ça te siffle la joie en t’enlevant les sirènes de secours! On comprend enfin pourquoi le prochain n’est plus là pour rallonger la bavette!

Je veux passer, tu comprends, je veux passer ailleurs, ou avant, plus tard, ou dans un avenir proche, oui je veux passer, d’abord sans crever, puis après en canant au plus près de l’objectif final. Eh, tu m’écoutes quand je te parle! Que je te suive, c’est ça et où alors! Dans quel bourg, en quelles cités royales? Pis quel est ton nom d’abord, depuis le temps tu m’en as encore rien dit! Que j’aurais dû m’en enquérir d’abord! Vindieux quel langage!

Oui, je vois bien, le soir arrive, le jour tombe une fois de plus, normal il est boiteux. C’est ça. Que dis-tu? Si je te suis, demain sera un autre jour? Se sera sans vous mon bon Monsieur! Pas comme quoi? Ah, pas comme je l’entendrais penses-tu? Parce que ça se pense le jour? Ça se contemple? Mais figure-toi que je m’en serais douté. Que mon éducation est à revoir? Certainement, entre un jour qui se pense et des actions à pourvoir, on finira bien par corriger quelques petits défauts de fabrication et s’accorder un tant soit peu! S’encorder aussi? Monsieur vit sous l’influence des Alpes à ce que je vois et fait de l’humour à sa manière! Que tu dois retrouver ton fils Émile avant qu’il fasse nuit noire? À quoi donc sert l’électricité, toi qui te targues de venir de l’époque des Lumières! Quoi, que je me casse le cul dans le ruisseau? En voilà des phrases peu civilisées dans cette prude bouche! Que ton rang peut le permettre, que ta réputation n’est plus à faire, ben voyons!

Aux Dieux les prodiges, à l’homme simple de succomber à vos prestiges!

Tu les sors toujours toutes cuites comme ça du four, ou c’est déjà du réchauffé? Non, Clarens, les Bosquets de Julie, le cul dans le ruisseau, tu peux vociférer à ta guise, ça me dit rien du tout! 
Oui, tout juste, bien vu, finement observé! Tantôt je rudoie et fourvoie, tantôt je tutoie et vouvoie! Il dépend à quelles personnes de l’indicatif en toi ou en vous je m’adresse!

 – Vous vouliez changer de vie et d’époque? C’est moi, Jean-Jacques l’exilé et tout aussi incompris que l’est l’humanité pour Dieu, qui vous présente ses honneurs et ne saurait mieux vous comprendre que quiconque!
Et maintenant allons dîner sans tarder, voulez-vous, j’ai grand faim et il paraît qu’ils font de magnifiques gigots d’agneaux à l’Hôtel de la Clé! Qui dort dîne et contrairement aux idées reçues, cela ne veut pas du tout dire que dormir remplace pitance, mais que l’auberge offre les deux à la fois, car voyez-vous, qui y dort, y dîne aussi!
Allons! Ne faites dont pas cette tête là, cher ami, c’est sans rancune!

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «Passage» janvier 2016 – Tous droits de reproduction réservés.