Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 06/04/2015

OSTÉOCLASTES

Voici le 27ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. celui-ci se passe à la clinique de Collonge…

OSTÉOCLASTES
Genre: Inquiétude-Épouvante
 C’est fou cette civilité, voire même à quel point le monde pouvait devenir charmant. Tout ce blanc à l’entrée, ces sourires rassurants, ce cabinet ouvrant loin sur la devanture azur du lac, l’air doré, les cieux immenses luisant sur l’après-midi se voulant doux et rassurant.
Immaculées aussi, passaient les tenues des infirmières, avec de petits chariots recouverts de chiffons proprets: je vous le dis, chaque endroit de ce lieu paraissait encaustiqué de clartés stérilisées au blanc d’Espagne.
Civilité helvétique, parfois outrancière, tamisée à la perfection puis légalisée au point tel que rien ne pouvait plus déborder. Il fallait tout mettre en oeuvre pour que les apparences soient belles ou coquettes, jolies dans les recoins, rassurantes partout, sauvées constamment d’un pseudo déluge pouvant à tout moment survenir.
On attendait de voir. Mais on ne savait quoi. À moins qu’il s’agisse de simple cécité peut-être encore curable.

La Clinique de Collonge, à Territet, n’échappait en rien à ce glaçage qui accueillait l’étranger à bout de souffle, endroit idyllique ou les têtes couronnées d’Europe se délassaient sans plus ressentir les complaintes les ayant une fois ou l’autre cruellement déchirées. Le sang bleu ne coagulait plus, mais on arrivait à cacher les anciennes hémorragies au milieu d’une cerisaie.

Il y avait eu énormément de chairs périssables sur les champs de batailles, mais on en faisait désormais fi. Certains butins dormaient tranquillement dans les coffres du pays, et pendant que les survivants arrivaient à la Gare d’Orsay ainsi qu’au «Lutétia», d’autres savouraient tranquillement les mille-feuilles de chez Zürcher et la tisane de pulmonaire servie tard le soir dans les suites de la Clinique.

On entendait beaucoup de voici Madame, bien Monsieur, certainement Madame la Comtesse, il en sera fait selon vos désirs, comme d’habitude…

On mélangeait ainsi les courbettes aux corvettes, et si les bonnes mains se noircissaient d’argent sale, on faisait en sorte de ne plus déposer les siennes sur l’empois impeccable des nappes, surtout si on venait de serrer les précédentes, en plus du pourboire.

Il y en avait une particulièrement pénible, dans la Suite de Jade, au dernier étage, la Comtesse Maria-Theresa Stasso. Sa chambre donnait sous les toits, on aurait dit une cabine suspendue directement sur le balcon Lémanique. Elle renvoyait maintes fois sa pomme se faire débiter en cuisine, rien ne passait sans qu’elle ne fit scandale. Mais on n’osait rien dire, car à elle seule elle entretenait toute la bâtisse, le chauffage, plus une partie du personnel. Il n’arrivait jamais quoi que se soit dans sa suite, qui ne s’en retourne immédiatement à l’office. C’était une vraie manie, parfois jusqu’à dix reprises consécutives. Et son fils était du pareil au même. Leurs préoccupations coutumières; circuler six mois entre la Riviera italienne et Française, en écumant le moindre Palace tombant sous leurs pas. Entre deux: avoir recours à la chirurgie plastique afin de corriger les défauts que leurs vies détraquées apposaient sur leurs visages respectifs, mais peu respectables.
La mère avait jadis échappé aux outrages du Fascisme, en pactisant avec la Petaci, la femme de Mussolini. Il en fallut de peu qu’elle ne se retrouva, elle aussi, suspendue par les pieds aux crochets de boucherie réservés aux époux damnés, en place publique.
Mais cette engeance vivait aux crochets d’autres victimes, certes consentantes de l’aplaventrisme et du cirage de pompes.
Le crime serait parfait et juste. Tous ceux qui ont aimé un temps par intérêt, haïssent d’autant plus par conviction, lorsque la justice humaine se dessaisit des inégalités.

La clinicienne blancheur de l’opulence se vit emportée ce matin tôt dans le monte-charge menant au sous-sol.
Là, plus de vue sur le lac, mais que des chapes de béton laquées de revêtements hygiéniques. Puis entrée dans cette salle d’opération ultra-moderne, scialytique imposant et modulable, tout un orgue infini de bouteilles et tubes d’anesthésiologie, avec déjà cette froidure glaciale, envahissant tous ces sommeils prêts à envahir les bronches.

On allait envoyer ça au pays des songes à grands renforts de protoxyde d’azote, ou en plus de petites dose de gaz hilarants, afin de trafiquer en paix les ostéoclastes de ces emmerdeurs planétaires.
Les ostéoclastes sont les cellules qui détruisent l’ossature, afin que les ostéoblastes, qui la restructurent, puissent en modifier l’épaisseur et la grandeur, comme par exemple, dans le processus de la croissance. Exception faite cette fois-ci, où l’on se contenterait de n’activer artificiellement que la partie destructrice. Cela créerait ainsi une chondromalacie accélérée, autrement dit pour les profanes, une fonte des cartilages se répandant sur toutes les énarthroses. Ou si vous voulez encore, désagrégation générale de l’appareil articulaire statique et mobile du squelette humain, cet alter ego vivant comme un frère au-dessous des chairs. Ce qui n’empêcherait pas qu’on s’emploierait aux opérations ordonnées par ces odieux personnages, à savoir une liposuccion pour madame, et des injections de cellules fraîches pour monsieur. Qui en fait de fraîcheur seront plutôt gourmandes aussi d’autres choses, vous savez comment c’est, quand on donne des os à ronger à ces bêtes-là…

Les effets de ces «traitements», se feront ressentir dès le troisième jour d’hospitalisation. Il s’agira d’être vigilant en donnant le change au moment opportun, puis, en fin de course, brûler tous papiers et réduire les corps en pulvérisations carboniques le plus rapidement possible, grâce aux hauts fourneaux servant la maison à merveille.

Les démêlés avec la justice et les enquêteurs ne seront pas de tout repos. Il s’agira de prouver la robustesse des nerfs, en demeurant le plus naturel possible avec ces gens-là. Mais quoi d’autre?
On ne saurait trop ce qu’ils sont devenus, on ferait signer une fiche de départ avant le grand traitement; aussi, comment deviendrait-il possible de mener une enquête qui tienne la route, en ces cas-là? On se chargera de se débarrasser des cendres dans les vidoirs. L’Italie fera le reste, ce n’est pas la première fois depuis les Borgia, que des familles d’aristocrates s’égalisent entre elles.

Le ciel était radieux, les pensionnaires prenaient leurs petits déjeuners sur la terrasse luxueusement flanquée de lattes provenant des bois les plus précieux d’Europe. Il y avait ce jour dont les Suisses raffolent tant, beau soleil, ciel bleu, vie inoffensive avec le risque zéro concernant les accidents d’audace. Ce qui lui conférait cet état de grâce lente, mais son imbattable efficacité administrative. La phobie qu’un grain de sable puisse bloquer les engrenages, faisait en sorte que tout devait être impérativement contrôlé ou prévu afin d’abolir toute explosion de spontanéité. Cela donnait cependant la part belle aux courtoisies et civilités que ces penchants quelques peu émollients engendraient sur une population rendue docile.

Et pendant ce temps-là, dans les sous-sols, on y allait bon train sous les champs stériles, à réaliser ce qu’il fallait pour rogner quelque peu la superbe des prétentieux, des géants manigancés par les outrages du luxe, de la concupiscence, et des diverses spoliations acceptées et légalisées sous le couvert gouvernemental.

Cette graisse, aspirée, coulant orange et visqueuse dans des verrines géantes, tous ces confits remplissaient les récipients, envahissaient l’espace de glaires informes, glissant sur les instruments, allant parfois jusqu’à coller sur les gants et les habits.

Cela était pire encore que ce qu’il se déroulait sur les plus grands champs de batailles, lorsque deux armées s’affrontaient au corps à corps. Ici, on ne voyait que des ourlets veloutés, des espèces de tissus conjonctifs répugnants, et secrétant leurs miasmes mortifères, qu’il fallait immédiatement ventiler à l’aide de circuits sophistiqués. Rien ne devait paraître, et les cheminées s’élevant de ces toits proprets, ne devaient en aucun cas laisser diffuser la crasse des soubassements humains.
Ces visages, cette mince couche parcheminée que l’on retendait, comme la peau d’un tambourin, ces extravagances de gestes inutiles, de préoccupations mondaines, tout cela il fallait en tirer profit, puis s’en débarrasser au plus vite.
Ça se réalisait ainsi, dans le borborygme des succions, et c’était bon de voir disparaître la gelée royale dans les conteneurs prévus à cet effet.

Il restait l’injection finale de diminution confirmée.
Plus de poids, plus de volume. On irait même jusqu’à aplatir le compte en banque. Cette saloperie ne collerait même plus sur une semelle Téflon. Ça cesserait de se répandre partout, on aurait au moins réussi à endiguer une infime partie de ces tempêtes charnelles, s’épandant toujours comme sauterelles sur terres prospères.

L’ascenseur était renvoyé dans la Suite Jade, tout comme la dernière fois, la pomme au premier, exigée d’être épluchée par Maman.

La dernière fois.

Les ostéoclastes jouaient à merveille le rôle qu’on leur avait défini. La digestion lente des moelles d’abord, avec la dissolution des diaphyses, symbole des grandeurs, puis de l’appareil fémorro-patellaire symbole de la flexion, définitive.
La chondromalacie… l’effarement des patients, la charpente qui s’écroulait, telle une cathédrale perdant traverses et croisées. Les plis d’inflexions laissés sur les os comme un lit de rivières usées, accéléraient la découpe du fondement, et vers la fin de la semaine, enfermés dans leurs pièces de luxes, on ne voyait plus que des bouches tordues, trouées de cris aphones, des bras griffus, cherchant à s’agripper sur d’invisibles rebords, rongés d’acides encore plus violents que le vitriol.
Il y avait dans les draps, comme des gruaux informes, de la viande avariée, avec toutes sortes de séparations plasmiques, dues aux mauvaises humeurs ayant quitté leurs lits vasculaires.
On pouvait se poser la question des valeurs humaines, du pouvoir de l’argent, de ce qui en cette vie comptait plus que tout au monde, ou, pour le formuler différemment, ce qui comptait en ce monde de plus qu’une vie d’être sensible, et quelle devait en être la dignité première.
Puis le droit de choisir, vie ou mort, de montrer ce qui est bon ou mauvais, pour enfin peut-être comprendre. En fonction des utilités que requiert la planète. Qu’elle ordonne à l’homme pour subsister. D’abord face à lui-même et envers les autres.
La morale n’a aucun sens si on ne la tient que par une seule oreille.

Qui se soucierait des poubelles chirurgicales, jetées en même temps que des vieux appendices humains ? Car il faisait tellement beau sur Collonge, un soleil si radieux éclaboussait les cimes enchanteresses de la Riviera Lémanique, qu’en ce jour, un jour de plus, les locataires du lieu prenaient un copieux petit déjeuner sur la terrasse lattée par le bois le plus précieux d’Europe.
Les résidents s’accordaient tellement bien entre eux, ainsi qu’avec les matières premières de ce somptueux plancher…
Il ferait beau soleil sur une Suisse fiscalement paradisiaque, et audacieusement calme.

© LUCIANO CAVALLINI – membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) – Les contes fantasmagoriques de Montreux, «Ostéoclastes», mars 2015 – Tous droits de reproduction réservés.