Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 25/03/2019

Orage

Orage

Enfance – Fiction

 

Quand il y a de l’orage, on ferme les portes. On ne doit laisser circuler aucun courant d’air; quant aux fenêtres, il vaut mieux voir zébrer les foudres à travers les persiennes et de loin, à condition qu’elles ne soient pas uniquement constituées de fer-blanc.

Vous le voyez, grand-mère était plutôt superstitieuse. Bientôt, il faudrait arrêter le courant de la baie, vider le Léman et débarrasser le château de Chillon de ses breloques métalliques. Mais bon, si on fossoyait l’intérieur du pâté médiéval, il ne resterait plus grand chose à voir, Veytaux  ‘étant pas Byzance, comparons ce qui est uniquement comparable.

Le jour devenait menaçant et la vieille mère Yerlin, dans sa cage d’escalier, commençait à se taper la tronche contre les murs, dès qu’un grondement sourd retentissait derrière la combe de Naye.
Ses trijumeaux, ses trijumeaux emmerdaient tout l’immeuble, dès qu’il se mettait à goutter sur le muret de la galerie. Ça lui résonnait dans le crâne, qu’elle disait, elle ne pouvait plus suivre aucune conversation et les douleurs devenaient si intolérables, que seule sa chambre à coucher, totalement close, voulait encore bien de cette étoupe pleurnicharde et décharnée.

Il fallait voir le topo. Grand couvre-lit verdâtre, avec tables de nuit disposées d’un côté comme de l’autre, jonchées de médicaments et de potions se déclinant depuis la fragrance de camphre, du benjoin, jusqu’au grand final citronnelle de sa Neo Decongestine. En gros, elle devait avoir l’impression de coucher entre les bras du Père Burette !

La déprime se suspendait sous des housses fantomatiques, avec le reste des vêtements.

Pourtant là, en cet instant précis, le ciel commençait vraiment à être rincé de sauce tomate. Une lumière orange sous de la gouache ardoise. L’atmosphère devenait malade. Le lac caillassait son verre pilé contre les berges, on pouvait affirmer que ses lames coupaient les rivages en provoquant de vastes embruns sanguinolents le long des quais.

Grand-mère se réfugiait derrière son palier, avec la Tata, la voisine d’en face, dont l’appartement sentait bon l’oignon fraîchement coupé et les armoires veillées par la naphtaline.

On était bien, là. Comme dans une grotte. En haut, le père Vautrès avait éteint son poste de télévision; seule carillonnait encore sa grosse horloge Big-Ben du corridor.

 

Derrière les carreaux de verre translucide, la sauce tomate s’épandait de plus en plus; d’ailleurs, tout ceci relevait d’une belle coïncidence, car grand-mère venait justement d’en mijoter une sans pareille, pour le midi, dans sa belle petite cocotte de fonte orangée, posée sur le butane pilote. Ça sentait encore l’ail et l’estragon; l’odeur plus percutante, ravivée par les bourrasques d’air, s’infiltrait par les carreaux de la galerie inclinés en vasistas.

 

Voilà les premières gouttes de pluie, enfin!

Elles éclataient comme des pruneaux murs sur les murets surchauffés; le pétrichor et la géosmine prenaient directement à la gorge, de leurs sensuelles odeurs de chairs bouleversées. C’était le sébum de la terre et ce n’est pas pour rien que les grasses mottes de terre labourées rappelaient les houles de la jeune fille sous les tourmentes de l’amour.

Ça claquait, le vent cinglait les luminaires, on les voyait tanguer comme des chapeaux batifolant d’un chef à l’autre. Pe.comuis ce fut instantané: une bombe éclata, avec les ampoules et la fin de l’électricité à ce moment-là, telle la radio, cessant d’être normalement diffusée. La nuit s’installait, avec cette persistante érubescence n’en voulant pas démordre du reste des couleurs. Le château des Crêtes prenait un bain de silhouettes liquides, le marbrant de tous côtés d’ailes sombres et percutantes. L’écho des arbres rebondissait contre la verrière, les ombres portées multipliaient leurs masses jusqu’à la base du belvédère.

On voyait d’étranges silhouettes se déplaçant ou se diffractant, tels des valets faméliques ou des chambellans grassouillets, affairés sur quelque action des plus inquiétantes.

 

La Yerlin se barricadait derrière ses mains osseuses, tandis que les autres locataires, sortis les uns après les autres sur leurs paliers, déposaient, qui leurs nuques rosées par-dessus la rambarde, qui leurs papiers mâchés de faciès vissés en l’air avec, au centre, ce trou lugubre d’ébaubi, ayant instantanément séché le sourire.
Il y avait du monde aux balcons.

Grand-mère disait que c’était en train de filer sur Fribourg. Pourtant, derrière les volets de la petite chambre, on voyait des zébrures aussi fortes que le gros flash de papa, éclatant au beau milieu de ce chapeau qu’il déroulait en éventail, avant de nous aveugler d’une photo toujours plus mal cadrée.

Je ne sais pas trop ce qu’il avait fait, Pierre, au rez-de-chaussée de sa villa. On voyait au travers du salon, loin à la ronde, par les fenêtres en enfilade dont les carreaux menaçaient d’éclater à tous moments. Puis, tout en haut, sous les deux pignons à mouettes, la Wabre, toujours imprudente, n’avait pas éteint son plafonnier. Il était là, suspendu derrière deux tringles de rideaux et de vitrages laiteux, tel un grand noyau jaunâtre semblant ne pas vouloir bouger d’un iota.
Ces gens de lettres, ça vit jamais comme les autres et ça pense ailleurs.

Dans le salon, grand-père voulut allumer son vieux poste de télévision Philips, noir-blanc. Comme à son habitude, il avait appuyé sur le premier bouton, afin d’échauffer les ampoules d’iode. Mais il n’était pas allé plus loin,et l’écran restait lisse, derrière l’olive convexe de son verre finement astiqué par grand-mère le matin-même. Le dada de grand-papa, c’était de voir l’horloge de “l’ORTF”, dont la grande aiguille trotteuse des minutes semblait enlever la vieille crasse racornie, entre le pourtour du cadran et le boîtier de l’appareil.
Il avait de ces lubies l’aïeul. Au moins, disait-il: “Ça fait pas d’barnum, c’te combine, moins que toutes ces machines à griffer de par là travers!”

La tomate vira à la rouge grenade. Puis ce furent les sirènes, les rais bleutés des gyrophares papillonnant hors de leurs ampoules. Des étincelles au fond d’un flacon de Vicks.

C’était du sérieux. Derrière la digue, vers la fin des Crêtes et de début râpeux des Bionnaires, ça flambait écarlate, tel un magma de lave.

Une course éperdue s’engageait depuis Eugène Rambert jusqu’à la fin des Brayères, avant de plonger lugubre en apnée, sous le tunnel du Châtelard, côté Basset.

La Yerlin s’était couchée, la Tata s’arrangeait de ravir le dernier ragot, par-dessus le balcon, portant la voix à travers les mains, du côté de Claire-Ville, face à la cuisine de la Minie. Ensuite, de l’autre main disposée en pavillon sur l’oreille gauche, après avoir attendu une bonne minute, se retournant médusée, les yeux forcis derrière des lunettes pochant fortement le regard, elle lâcha la nouvelle: “Vous vous rendez compte, Nelly? c’est Surval qui flambe, à ce qui paraît!”

L’institut de jeunes filles Surval flambait. La charpente, comme des doigts calcinés avec les fenêtres léchées de suie, demeurait transfigurée, en Pompéi moderne. Il demeurait les étages inférieurs, un vieux néon suspendu en oblique depuis le plafond d’une cuisine, dont les restes d’appareils électroménagers médusés se statufiaient crocs en l’air ou fouets figés, en rebord d’affaissement, à attendre le retour des belles sans foyer.
Puisque le feu se l’était approprié.

Vers la fin de l’après-midi, juste au moment où les petites filles rentraient de l’école avec leurs carrés cirés bleu marine appondus aux dos, le globe solaire était apparu entre deux mornes nuages. Les cendres y remontaient, tandis que les nues se décollaient des trottoirs encore attiédis de canicule.

Dehors, c’était délavé à la chaux. Les trottoirs miroitaient, la villa de Pierre s’illumina et, vers l’étage de la Wabre, sous la mansarde, alors qu’il n’y avait plus lieu d’être, le plafonnier perdit tout son éclat, tandis que les deux mouettes abandonnèrent leurs pignons.
Ça fait vraiment jamais comme les autres, cet étage-là…

La ronde des paliers finissait de jouer aux mouchoirs, puisqu’on avait éteint la chandelle d’appoint. La Tata apprêtait des pommes de terre bouillies, à nouveau esseulée dans sa cuisine, tandis que grand-mère, décidant de laisser reposer la sauce tomate jusqu’au lendemain midi, opta pour le café complet du soir.

Grand père put passer son temps sur l’horloge ORTF et les journaux du jour.
La vie reprenait son cours habituel.

Sauf pour la Yerlin, que l’on retrouva le lendemain matin raidasse sur son grabat, après une dernière et longue crise de trijumeaux.
Mais cette fois-ci, sans aucun témoin.

© Luciano Cavallini & MyMontreux.ch, “Orage”, mars 2019 – Tous droits de reproduction réservés.