Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 21/09/2015

Nuit dangereusement

Voici le 49ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini, qui se déroule, comme les autres, sur la Commune de Montreux.

 NUIT DANGEREUSEMENT
Hommages aux peintres surréalistes belges: René Magritte et Paul Delvaux, et à Jenny B. ma Muse. 

L’avenue des Alpes est une artère plutôt cossue, peu lumineuse mais cependant maculée de clartés datant d’époques révolues. Elle fleure bon l’hiver, les écharpes chagrines entourant des personnages voûtés et constamment frileux.
Si on élève un tant soit peu le regard, ce qu’on aperçoit tout d’abord, ce sont de grandes fenêtres arrondies, fortement noircies de l’intérieur, forant les façades, plantureux bahuts s’étirant entre ombre et macadam, soupiraux béants sur les passants, ou autres froidures embrumant pignons et tourelles.
On croisait, il y a fort longtemps, quelques officines qu’on voyait encombrées de creusets, et dont le crachin mentholé se mélangeait aux premiers savonnages matinaux.
Côté montagne, chaque négoce semblait être de grandes chambres à coucher, ne réverbérant que pâles halos verdâtres, se perdant tous de manières disparates contre les murs disjoints, ou entre les contreforts d’un plafond irrégulier. Mêmes phénomènes en ce qui concernait les cuisines, ouvrant au nord, et possédant chacune leurs enclos intérieurs ou leurs ruelles furtives bien spécifiques, imprégnant qui, quelques roseurs derrière les vitrages, ou, au contraire, des flots blanchâtres ayant peine à se disperser sur les coudées de formica. 
Sylvain Oguy habitait dans l’un de ces plantureux immeubles, à mi- étage. Il fallait avoir une bonne vue pour l’apercevoir, à peine avait-on franchi le cadre de la porte. Le vestibule courait se fondre derrière un rideau de rangement; la cuisine, plutôt crue, ne possédait que ces plafonniers d’antan, au bout desquels cloquaient une seule et unique ampoule.
En ce qui concernait la chambre à coucher, deux veilleuses surmontaient les tables de nuit, garnies de potions, de flacons bleutés et d’autres bouteilles, contenant camphre et benjoin.
Il était encore tôt, mais le pain n’attendait pas. Sylvain Oguy se levait toujours à trois heures du matin tapantes, bariolé de son pyjama à rayures, maintes fois usé, maintes fois repris, tout au long de nuits qu’il n’atteignait jamais jusqu’au bout. On le voyait écarter ses tentures, dépeçant un salon sobre et froid. Canapé bas, inatteignable debout, ou contenant des profondeurs insoupçonnées, à peine s’y asseyait-on. Il y régnait une odeur d’anciens temps, un air vicié, conservé intact, assoupi partout, là-haut, contre les protubérantes tentures soutenant vitrages et rideaux. Une atmosphère éparse nimbait la pièce, partant par-delà l’étoffe où jamais rien ne bougeait, mais où le temps digérait ses siècles en sourdine.
La boulangerie Oguy se trouvait enfouie dans les sous-sols, qu’on atteignait en suivant la rampe d’escaliers, sur les carrelages aux motifs liserés de fleurettes mauves, usées par le déambulement des pas perdus.
Oguy adorait les trains miniatures. Il possédait une maquette sur la table du salon, une autre plus conséquente gisant au sol, contre le tablier de la cheminée, mais toutes fonctionnaient à merveille ! Il prenait malin plaisir, aussi, à faire jouer les petits pistons de sa machine à vapeur, en déposant un domino de méta dans la chaudière qui avait tôt fait d’affoler toute la structure à courroie! La fumée disparaissait dans l’âtre et le tablier de cette grosse porte sans fonds, mystérieusement contiguë entre briques et brouillards.
Une reproduction de Delvaux reposait au sol, représentant deux petites filles chétives se baladant pieds nus dans la nuit. Le cadre de cette singulière scène s’étant descellé, Oguy le prit en main et l’emmena dans son fournil, allez savoir pourquoi…

Le levain chef, vieux de cinquante ans, continuait de soulever les pétrissées, de gonfler les pâtons disposés sur de grandes plaques noires; d’autres, gorgées de poolish, cuisaient déjà en retrait, derrière des portes de châteaux-forts. La chaleur embrasait tout et commençait de diffuser hors soupiraux, embaumant la rue et les quartiers adjacents, quand il y en avait, surtout à cette heure-là…
Le beurre s’avachissait sous laminoir, tandis que les bols pirouettant à grande allure, malaxaient de quoi être toute la journée dans le pétrin.
Les croissants seraient bientôt terminés, il faudrait en façonner cinq cent ou mille, d’un coup bien lancé, en évitant les pertes au maximum. Travail de titan, à chaque fois recommencé, à chaque fois digéré.
Oguy entendait souvent la voix de ses employés aller au-devant des doléances d’une clientèle toujours insatisfaite, répondre à journée entière et de manière monocorde cette sempiternelle phrase: «Monsieur Oguy est bien ici» ! Ou alors: «Monsieur Oguy, n’est pas ici!» Ou encore: «Il est en bas, comme à chaque fois!»
Un matin, une lichée d’air cru balaya le laboratoire. Il se retourna car, jusqu’à preuve du contraire, aucune ouverture ne permettait qu’un courant y pénètre aussi sournoisement.
Deux petites filles jumelles le fixaient, étrangement vêtues, arborées d’abondantes bouclettes blondes s’écoulant sur leurs épaules.
 – Qui êtes-vous? C’est interdit d’entrer ici! Ils ne vous l’ont pas dit, vos parents? On leur apprend plus rien aux enfants maintenant, maugréa Sylvain Oguy.
 – Monsieur Oguy, est bien ici?
 – Ça y est, ça recommence! Oui, oui, c’est bien moi! Mais faites vite! Que me voulez-vous?
 – Vous ne nous reconnaissez pas? Nous sommes les petites filles Velasquez! Celles de votre toile, là-haut, oubliée au salon! Enfin, peut-être… Monsieur Delvaux nous a empruntées, pour nous joindre à l’œuvre des dames blanche. Mais on n’en peut plus! Et l’on ne sait ni comment, ni par où retourner chez nous!
 – Que voulez-vous que j’y fasse… Je suis boulanger en besogne, pas un office d’enfants trouvés! Ensuite, de réfléchir à la situation saugrenue se présentant à lui: «Pis c’est quoi, cette histoire de petites filles qui sortent d’une toile! Je suis peut être pas aussi malin que j’en ai l’air, mais croire à des sornettes pareilles, c’est vraiment vouloir me prendre pour un cave!
 – Monsieur Verne nous a déjà dit la même chose! Il errait dans son atelier, auscultant un squelette avec l’aide de son monocle. Nous en sommes toujours au même point! Et les femmes blanches qui ne se voient même pas entre elles, alors qu’elles se suivent toutes les unes derrière les autres… C’est un comble! Elles rêvent leurs marches ou rêvent en marchant, on n’en sait trop rien. Comment voulez-vous qu’elles nous guident hors d’ici, pour nous remettre à la bonne place?
 – Mais c’est quoi ce charabia?
 – Nullement, reprit la petite sœur dont la voix semblait plus aigüe. Nous disons vrai! Je vous explique… En sortant du tramway de Monsieur Delvaux, nous avons rencontré la belle Chrysis, devant sa porte, une chandelle à la main, sur son trottoir tout fraîchement goudronné! Il y avait une odeur fade de cave, sortant d’un soupirail, comme celle de moisissures, voyez-vous. Il faisait nuit noir, certainement froid, mais nous n’étions pas censées le savoir! Nous ne sommes jamais rien censées savoir du tout! On nous met là, et débrouillez-vous! Chrysis regardait devant elle. Son perron de verre, diaphane, n’éclairait pas plus que la lune sur une écuelle de lait. Elle n’a rien su nous dire, ni le conducteur de train, plus loin, qui remettait la vapeur chaude sous les banquettes de bois. C’est à n’y rien comprendre! Nous avons beau chercher, nous sommes bel et bien prisonnières de l’emprunt fait par Monsieur Delvaux! Il doit nous rendre à Velasquez, mais comment le saurait-il? Qui pourrait le lui dire, puisque ça c’est réalisé quand il était encore vivant, et que des lors nous sommes seules à pouvoir lui survivre par héritage…
 – Puis, ajouta l’autre sœur, moins semblable que sa précédente, mais cependant toute aussi loquace, nous sommes passées par l’allée des lumières. Voyez-vous, d’étranges femmes déambulaient en crinolines; nous n’arrivions pas à les atteindre. Ce n’est pourtant pas faute de l’avoir tenté. Il n’y avait qu’une seule fenêtre éclairée, devant la bâtisse sombre et brune qu’elle garnissait. Celle du rez-de-chaussée. On voyait la lumière, on devinait la pièce, mais on ne percevait rien de ce qu’il s’y passait. On ne savait quel mystère entourait le lieu. S’il était hostile, ou solitaire. S’il y avait quelque habitant hantant l’endroit. On imaginait toutes sortes de choses qui ne pouvaient se produire, étant donné que la moindre parcelle de nos visions n’était constituée que d’images fixes! Oui, elles passaient bien, on ne pouvait s’y tromper. Cependant, vous savez, en y regardant de près, on constatait qu’on les appréhendait toujours du même point de vue! Leurs chandelles étaient magnifiques, tout comme la lune et les réverbères, au-dessus des caténaires, les arbres, et les sémaphores annonçant l’arrivée d’une gare forestière. Que voulez-vous que je vous dise? Il y fait nuit comme du cirage! Et si l’on tentait d’approcher le pavillon de fonte, dont les murs en points de fuites ne se refermaient jamais, on apercevait Monsieur Verne hagard, ne s’occupant que de son cabinet et, une fois lâché son squelette, de cette femme gisant au sol! Il n’avait pas non plus l’air d’être des nôtres, aussi n’avons-nous pas oser l’interpeler. Comprenez nous, Monsieur Oguy, vous qui n’êtes que d’ici! Seul l’observateur crée la situation où nous nous trouvons tous. Et cet observateur en l’occurrence, c’est vous! Autrement dit, vous seul avez pouvoir de faire cesser illico cet enchantement!
 – Moi? Faire cesser un enchantement? Moi? Un simple boulanger! Ecoutez bien vous deux. Vous comprendre, certainement pas. Rien ! Pas un traître mot. Même pas l’envie d’essayer! Nous ne sommes plus dans la normalité des choses. Ce que je sais, c’est que l’ouvrage m’attend. Voyez, je vous l’ai dit, je suis boulanger! Je ne fais que des choses normales dans la vie, rien d’extravaguant, je ne demande rien à personne. J’assume mon ordinaire. Alors, vous savez-quoi ? Montez à la boutique boire un café avec un croissant encore tout chaud, c’est la maison qui offre, et laissez moi tranquille.
 – Comment voulez-vous que nous nous déplacions où que se soit, puisque nous ne sommes pas sensées être là!
 Ah, ça suffit comme ça, hein! Je vous prie de sortir immédiatement de ce fournil!
 – Excusez-moi: Monsieur Oguy est-il ici?
Un air tiède balaya son plan de travail.
Le boulanger défaillit, puis faillit avoir une attaque d’apoplexie. Un homme se tenait là, gigantesque, affublé de noir, un cartable sous le bras, achevant sa silhouette patibulaire d’un chapeau melon de même couleur, et parfaitement centré sur le haut du crâne.
 – C’est quoi encore? fit le boulanger. Ma parole je vais finir par croire qu’on me monte que des traquenards, par ici!
L’homme, calme et pondéré, ne jeta pas un regard autour de lui, mais, par gestes mesurés, ouvrit son cartable, et acheva de manger un oiseau sanglant, qu’il n’avait eu le temps de finir auparavant.
– Hé, mais ne vous gênez surtout pas! C’est une boulangerie ici, pas une porcherie!
– Je suis désolé de vous déranger ainsi, Monsieur Oguy, mais voyez-vous, je viens d’être victime d’une trahison d’image. Effectivement, depuis que je m’aperçois uniquement de dos dans un miroir, je ne cesse de voler en faux-semblants! Aussi j’espère que ce volatil et ce bout d’aile, une fois détruits, me rendront la fière logique du plancher des vaches. Ça m’est arrivé l’autre jour, lors d’une crise de gravitation universelle, chez Monsieur Magritte. Je regardais les fenêtres de son salon depuis la rue, lorsque je me suis subitement embrouillé dans les étages! Impossible de me repérer où que se soit, depuis que je ne suis plus là-bas. Ne me regardez-pas ainsi, voyons! Je n’étais pas seul, il en pleuvait de toutes parts de ces alter-egos! Aussi, il est bien normal que nous soyons tous là, nous autres, les pareils aux mêmes, avec nos alias…
 – Alia, alias! Oui, bien sûr! L’Avenue des Alpes de Montreux est réputée pour ça! Tout le monde s’y échoue en chapeau melon, en poupées russes, en filles somnambules, ou je ne sais quoi d’autres! Y’a qu’à se laisser choir des soupiraux jusqu’aux sols de nos caves, un vrai jeu d’enfant, le nouveau qu’on vient juste d’inventer dans le quartier!
 – Ça nous ressemble Monsieur Oguy! Ça nous ressemble! Ces grosses bâtisses grises-mines, ces rues pavées, ces fenêtres de bois bigleuses, vos cages d’escaliers avec ces portes massives, toutes de fer forgé et d’atmosphères enchâssées ! Nous sortons de là, nous vivons ici aussi, tout comme Monsieur Verne, près du chemin de fer ! Tout comme aussi les petites filles Velasquez ! Et là, voyez, la plus parfaite de toutes… Enfin, celle qu’on attendait depuis si longtemps…
Chrysis apparut. Immensité blanche aux cheveux défaits. Comme à l’arrière d’une grande plaque de verre violette, délavée par ses marquises où, sur elle, tant de lunes avaient plu! Où tant d’Empires se sont constitués, sous quinquets de gaz ou sous lanternes brumeuses. Oui, enfin là, la belle Chrysis, pieds joints, yeux oints de formol onirique, en ces nuits bitumeuses, étendues sur le macadam…
Chrysis et l’abandon. Comme tous.
Abandonnées, les petites filles Vélasquez, toutes les lumières et la rotonde des locomotives. Les trains du salon. L’avenue des Alpes poudrée de phosphore, lorsqu’on l’observait rideaux ouverts, dans l’abnégation totale des pièces bâillonnées et des ombres intérieures.
 – Vous permettez: Monsieur Oguy, est-il ici?
Troisième grosse déflagration tempétueuse.
«Je suis celui qui vous a prêté le tableau que vous ne cessez d’observer et qui vous hypnotise jusqu’à en oublier de pétrir le pain! Alors qu’en pensez-vous?»
Monsieur Oguy émergea lentement de la toile en laquelle il avait été absorbé.
Titubant quelque peu, Il sentit ses pieds heurter le cadre en reculant.
 – Ça doit valoir un certain prix? Mais ceci est bien étrange… il m’avait semblé n’avoir que le cadre entre les mains, tout à l’heure…
 – C’est sûr, c’est pas donné! Vos fours tournent à plein régime. On se fait un petit café, en haut?
 – Ecoutez-moi donc! Je suis sûr de n’avoir eu que le cadre en mains! Êtes-vous par hasard passé chez moi, tantôt, pour reprendre la toile?
 – Mais non! Pourquoi l’aurais-je donc fait? Je vous ai trouvée ici, avec elle, et vous étiez, Dieu sait pour quelle raison, en train de marmonner en solitaire 
Le tea-room demeurait encore vide. La nuit régnait sur l’avenue des Alpes.
Etrange avenue, pleine de recoins, de brèches, où les ombres d’un autre temps sourdent sans aucun bruit, sans ne rien inonder, mais déjà là partout. Maisons hautes d’officines hétéroclites, d’hommes belges rachitiques, de hollandais pelletant le brouillard.
La plus particulière de Montreux.
 – Avez-vous du lait, Monsieur Oguy? fit le marchand de reproduction. Intéressant à quel point ce peintre arrive à tout décrire sur cette toile. Absolument tout! L’onirisme en est puissant. On finit par ne plus savoir qui est qui, et surtout où…
 – Oui, oui, ça va, merci, j’ai déjà donné! Cela n’est pas sans me plonger dans un drôle d’état… D’ailleurs j’étais en pleines hallucinations, lorsque vous m’avez trouvé. Du lait vous avez dit? Voilà…
Sur l’opercule du godet de crème, une petite princesse de Vélasquez, fût délicatement descellée, tandis qu’un musée de la région annonçait de Delvaux: «Chrysis et l’abandon.»
Derrière le mince feuillet d’aluminium, que cachait donc la blancheur trompeuse du lait?
L’aube se levait enfin, cloitrée au-dessus du Léman, à l’arrière de ses vitrages poussiéreux et de sa pénombre projetée, ouvrant sur un temps décati.
Celle où Chrysis solitaire montait la garde, derrière une fenêtre opaque.
Mais parlent-elles, les poussières luminescentes des ateliers d’illusions?
Quand donc la clarté apparaît-t-elle, au fond des Alpes?
Une chaleur étouffante envahit le petit laboratoire de Sylvain Oguy, dont les murs biscornus et les plafonds bas, ne rappelaient plus grand-chose, qu’une cave blanchâtre et toute enfarinée par les premières ressues, crépitant à l’air libre.
 – Euh… Excusez-moi de vous déranger… Monsieur Oguy, c’est bien ici?

© Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE), novembre 2014, Terreurs et angoisses de Montreux, «Nuit dangereusement» – Tous droits de reproduction réservés.
Illustrations: Magritte “La Durée Poignardée” et “La Reproduction Interdite” – Œuvres référencées dans le conte: Paul Delvaux “Toutes les Lumières”, “Chrysis”, “La Gare forestière”. René Magritte: “La Reproduction interdite”, “La Gravité Universelle”, “L’Empire des Lumières”, “Le Maître d’École”.