Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 18/05/2015

Neiges

Voici le 33ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Tous ces contes se passent sur la Commune de Montreux. Ici à Glion.

NEIGES
Genre: Essai
Lieu: Église de Glion
 à Jenny B. 
Il venait de neiger fort, tandis que les gorges des enfants continuaient d’égrainer leurs chœurs. 
On les voyait se tendre, émergeant comme de l’albâtre au-dessus des chemises.
Les arcades de l’église de Glion s’ouvraient, dentelées, sur le silence des flocons continuant de tourbillonner.
Des étoiles sillonnaient les nues, de blanches paupières jusqu’au bout du ciel, entre les cierges, la flamme des vitraux, et les petites anglaises poursuivant leurs mélopées.

Karina, assise dans un coin, et dont les franges d’ébène mouillaient la clairière de ses tempes, se rappelait du temps jadis, du vieux temps, plus ancien encore, celui où l’air bleuté semblait léger, au point de pouvoir enlacer la taille des choristes, et les soulever tout en haut, tout là-haut, entre la nuit, les grandes verrières déployées sur l’espace, et les miroirs argentés du Léman en arrière-fond de l’abside.
Elle n’aurait jamais plus voulu émerger de cet instant, celui où la glace remontait le long des murets, figeant l’eau par-dessus les ruisseaux, ou créant du verre pilé aux goulots des fontaines.
Toute envahie d’amour. Le corps baigné de robes, mais elle au fond du tissu, louvoyant entre les manches dont on voyait l’espace s’ébattre, emporté par les courbes enchanteresses.
Les colonnades formaient des masques austères et neutres, emplis par les congères.
Des visages dont on devinait le silence, refermés sur leurs cloisons de pierre.

Puis à l’intérieur il y avait l’orgue, que Karina suivait au travers du souffle que laissaient les puissantes tuyères scintillant de tous leurs feux.
Et le son choquait les clés de voûtes, là où les arc-boutants se joignent, les arceaux s’enlacent, formant quelque tièdeur enclavée sur l’hiver.

A l’arrière, le petit cimetière aux roses, aux lèvres poudrées de neige, derrière le falot principal du grand vitrail, semblant enliser la plaine.
Le petit carré des enfants, glissant au-dessous, enfermé dans la nuit blanche.
Des chagrins prononcés à mi-voix et les baisers laissés sur les jours, qui revenaient le temps d’une translucide rumeur s’étirant sur l’enfance, remontant des lointaines pâtures ancestrales.

Karina se déploya dans l’ombre, de sa haute taille comme une flamme en train de prendre. 
Silhouette fluette, mince, profil à peine entamé de secousses, elle revenait des angles, des bancs, des illustrations gauffrant la grande bible, ouverte comme un tablier déployé face au ciel.

Elle revenait.
Karina avait de la peine.
Beaucoup de peine.
Elle retournait avec les mères de l’ombre rechercher les enfants bénis et les parents lointains, longuement pleurés, et dont la destinée humaine scellait l’oubli, entre chairs et neiges.
Il restait tant à convoyer! Et les chœurs s’envolaient haut, toujours plus haut. Vers l’endroit invisible où l’on ne savait pas, ni l’origine, ni la frontière, lorsque s’y pavanaient les psaumes entonnés.
En quels endroits se dissolvaient les lacrimosa?
Karina Blanche, fusionnait de ses long bras, en créant à chaque fois des cygnes à mi-hauteur de regards, ondulants poignets d’adieux, jusqu’aux cimes séparant l’absence du souvenir.

Il n’y avait plus de bruit sur les pourtours.
Les murets même taisaient leurs barrages sous le blanchiment des distances.
Les effroyables gouffres, menant la nuit au fond des alcôves, n’avaient plus lieu d’être; ils refroidissaient gelés sous les talus roulant au lac, entre les bois de Valmont et la colline de Territet.

Elle s’assit là, tout au fond, vers la porte.
Les chemises blanches des chanteuses créaient des vitrages translucides, qu’assouplissaient les torchères baignées de feu.
L’amour se mourrait, bientôt il tomberait léger sans bruit, comme la dernière paupière des cieux sur une étoile givrée.
C’est alors qu’on reviendrait, les épaules coutumières aux chambranles des chapelles, invisibles à la multitude architecturale et l’immuabilité humaine déversant sa marée sans ne jamais rien voir, sans ne jamais pouvoir lire ce qu’écrivaient nos rivages.

Karina la belle, de ses cheveux fins, la nuque baignée de peau, de nacre se lugeant toute douce au chapelet de l’échine, ne saurait ce que soupiraient les Saints, elle ne saurait le raconter, le dire, ni pourquoi les si soudains chagrins embellissaient les maux, seulement les maux qui ont la noble attitude de pouvoir absoudre ceux qui les dispensent.

Il faudrait, dans la saveur des chants, se lever comme tous les ans, sécher les ailes aux regards de tous avant de pouvoir s’envoler.
Sous les arcades en enfilades, où la neige s’est murée, de loin, visages d’enfants sur la promenade refaite, encore parcourue, les petits chœurs anglais sculptés dans le tuf, telle l’eau d’une source, rejailliront et fermeront définitivement cet adage de flocons.

Karina plus fine que la soie la plus mince d’un falot de papier, qu’il en faudrait si peu à étreindre et éteindre, ruissellera en sentes profondes dans l’âme éternelle unissant l’air aux autres nuées.

Tant de poids au pied de la petite église de Glion, éplorée sur la plaine. Église qui restera debout en attendant le retour du bon Dieu que les hommes ont banni depuis tant de temps qu’il ne se compte désormais plus, cet éternel, où le créateur façonna ses mottes semblant inutiles.

«Karina, dis-moi, envolée derrière l’ourlet des Alpes, derrière l’éloignement profond de plusieurs nuits, au-delà, bien au-delà des lacs et océans, le sens-tu encore ce petit carré blanc te murmurer des nuits blanches saupoudrées de neige? Y verrais-tu encore des empreintes, celles laissées sur le Sentier des Roses, lorsque les soleils couchés dépeignaient les derniers pétales du jour sur l’inflorescence de ton visage?
Y voudras-tu parvenir, au lointain qui engloutit, alors qu’ici la fontaine s’emplit de glace, puis de couches successives de plus en plus blanches, jusqu’à enfouir le mouvement de l’eau, comme blancs, tes flancs enfouissent la danse de ton sang?
Karina, les petites choristes anglaises fusionnent avec les visages immaculés des arcades en enfilades, et tu t’apaises calmement, sous le rond duveteux des flocons».

On n’entend plus rien.
La neige a complètement recouvert les tombes du cimetière d’enfants.
Une à une, les voix des petites choristes s’éteignent, elles aussi, alors que l’église de Glion se fige sous les minéraux hivernaux.
Personne n’aurait jamais pu prévoir que l’hiver serait si rude.

© LUCIANO CAVALLINI – membre de l’association vaudoise des écrivains –
Les contes fantasmagoriques de Montreux, «Neiges» janvier 2015