NATURE MORTE
Voici le 45ème conte d l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Tous se passent sur la Commune de Montfreux.
NATURE MORTE
Genre: Romantique
À Jenny B.
Les brumes et les fumées montaient contre les créneaux des montagnes. On voyait disparaître les sentes et les petites chaumières dépassaient à peine du grand talus.
Il faudrait faire un feu de bois, sécher la grande jaquette de laine toute proche du foyer.
Il pleuvait à verse et les carreaux du chalet se violaçaient d’ombres menaçantes.
Sur le potager de bois chauffait la plantureuse marmite, il faudrait encore quelques bûches de plus, des cierges, des falots, pour que le bois intérieur semble un peu plus clair et laisse entrevoir les couverts posés en bordure de table.
L’herbe n’avait pas été fauchée, et la rebuse du coucou avait, en une nuit, fait monter la neige jusque-là. On était à mi-chemin entre les Avants et Sonloup. Toutes les années c’était ainsi, d’abord la rebuse du coucou, puis celle de l’épine verte, enfin on terminait en beauté avec les Saints de glace.
Elle s’était levée, glacée par cette température hivernale, vêtue d’une chemise de nuit taillée dans un vieux drap blanc. Ça lui tombait sur les flancs et les manches trop longues, retroussées à hauteur de poignets, laissaient entrevoir ceux-ci émergeant comme deux petites faucilles translucides.
De grands yeux mangeaient l’espace, des lèvres régulières, puis le reste du corps souple comme une ruisselle de nacre s’écoulaient vers le sol, lorsqu’il fallait après l’avoir rincée au bois de santal, sécher la fragile chevelure décochant une encolure de cygne.
C’est dans la journée qu’elle descendrait dans la plaine, puis qu’elle irait au loin, jusqu’à Genève, atteindre le ciel, qui l’emmènerait par-delà les Alpes de Haute-Savoie, le plateau lacustre, puis encore sous le ventre du grand squale blanc sentir les multiples ourlets de l’Atlantique vrombir sous ses entrailles.
Ce jour à la chandelle, où ses bras déroulaient leurs méandres comme du lait dans un bol de thé, il faudrait en profiter, soupeser chaque courbes qui, dans l’espace, ne rendaient aucun accroc, qui se lovaient partout en parfaites harmonies et semblaient ne rien peser.
Le café âcre coulait du broc de terre grossièrement façonné. Une autre casserole de lait fumante, fraîchement tiré du pis de la vache répandait sa douce fragrance vanillée, le tout enrobé par les confitures de petits fruits et d’une meule de beurre salé.
Il vit les belles mains border le pain noir, un peu saignées de tanin et rendant leurs lignes luisantes à certains endroits. Pas une nervure ne semblait au repos, les moindres petites fibres se mouvaient finement, pianotant la peau de douces digitées qui parfois donnaient sous ces tourments, l’impression de vouloir céder.
On voyait la plaine se gonfler de brouillards, ou être soufflée de nuages plus éloignés, comme de la roche ou de la craie cherchant à élever les Alpes encore plus haut qu’elles ne l’étaient.
Le miel tombait dans l’assiette, battu au beurre par le couteau. On ne disait rien, il n’était plus temps de dire quoi que se soit. Seul le bois crépitait dans l’âtre, tandis que les majestueux sapins tiraient leurs flèches bipennées à la verticale des cieux.
Son visage disparaissait dans l’encolure rugueuse du bol, on voyait la gorge travaillée de gouttes, de frissons, de péristaltismes rehaussant la fragilité de cette tige fleurissant l’edelweiss et dont la sommité scintillait par dessus l’argile.
La chemise frôlait les seins, au fond, sur le dressoir, une corolle de jonquille étoilait le coin sombre des faïences.
Les carreaux s’embrumaient de plus en plus, et les vaches paissant plus en aval finissaient par ressembler à de petits plots de bois sculptés, disséminés dans les pâturages.
On ne voyait plus Villeneuve, Montreux demeurait enfouie sous la gouache, le ciel semblait vouloir se refermer, empêcher qu’on ne l’atteigne, en bourgeonnant jusque sur les faîtes des chalets.
Au fond, la véranda s’emplissait de chaux grisâtre luminescente, on voyait émerger les douces épaules des fauteuils d’osier, on entendait encore les longues discussions s’éveiller des coussins et recommencer leurs murmures, mêlés aux fibres du souvenir déjà imprimé, alors que l’être à deux pas, n’était pas encore parti.
C’était un glissement de névé sous les nues, les deux s’effilochaient sur la moraine de l’existence, et l’on voyait déjà à nu, paraître ce lit de caillasses sèches.
L’air prenait parfois la forme d’anges gaufrés d’azur, puis sur cet être assis en bout de table, qui ne disait rien, ils l’éclairaient finement d’un étang de clarté sur la joue ou le front. Alors, elle déroulait les infinis méandres de ses bras, tout veloutés de blanc, avec toujours ce fin nacré travaillant les veines et l’exquise petite pulsion rendant les reptiles ainsi détendus, plus sensuels encore à désirer.
Il va falloir se préparer.
La chemise tomba sur un corps se mouvant comme un oriflamme, partagé à la taille de mouvances claires, des chorégraphies d’ombres ointes d’humidité sur les flancs, la mélopée des hanches et tout en bouts de haubans complétement déployés en altitudes, les fines attaches du carpe paraissant prêtes à se rompre.
Cela scintillait sur toutes les arrêtes, et si l’on touchait d’un seul index ces cordes tendues d’harmonies, la chair chantait en chorus.
Il faisait bon et chaud, la peau dégageait de petites fumerolles, plus tendre encore, on pouvait presque s’y mouiller, devenant de plus en plus flux et de moins en moins charnelle.
Elle s’habillait, avait mis son beau chemisier gourmand, imperméable, et qui aurait à journée entière tout loisir de la goûter en s’imprégnant de ses moindres tissus, moiteurs et senteurs de femme enivrante.
Plus magnifique encore, ceinturée par le cuir fermant la taille du pantalon, le col léchant son cou, les cheveux en arrière découvrant l’orée des tempes, là où l’aube poudre en secret ses paupières les plus délicates.
En contre-jour, face aux escaliers, aux vitrages soulevés, à la pluie pleuvant du verre en billes, il y avait derrière sa tête, un halo doré, ce mélange suave de couleurs, jouant du blanc pur contre la clarté des vallées ayant longuement raclé l’ombre des ravines.
Elle tenait en main son verre de lait. On voyait juste la rosée des doigts déposer des pulpes contre la transparence du récipient.
La table regorgeait encore de de nourritures rassasiées, la valise était prête, il ne restait plus rien, dans la chambre du haut, qu’un placard vide ne cessant d’expirer les nombreux tissus encore vivants de ses vêtements.
Une antre désormais de souffles et d’espaces vides, qui se souviendrait des élégances, et les rendraient parfois encore quelques mois ou plus, sous formes de brises.
Il manquerait toujours la danse des longues mains, la gustation de leurs volutes, les épanchements d’albâtre coulant comme de la cire sur feuille de papier, les longues nervures de son écriture, le buste éploré sur le bois de la table.
Tout la rendrait permanente et visible toujours; des pétris d’espaces, partout, la façonneraient quelques fractions de secondes, moulant les souvenirs à sa forme, et sa forme aux anciennes habitudes ressurgissant de partout.
La meule tournerait en scie dans le ventre, puis dans le regard chaud saignant des larmes, puis le soir à la place du lit, l’espace manquant de son corps et les draps vidés de ses charnelles ondes, comme des sables assoiffés agonisant à marées basses.
Ça se verrait de partout, comme une gigantesque œuvre plantée plus vraie que nature, sur le chevalet d’une fenêtre.
Il faudrait épuiser beaucoup de matières avant d’assécher le pinceau et la hardiesse du peintre.
© LUCIANO CAVALLINI, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) –Les contes fantasmagoriques de Montreux – «Nature morte», © tous droits de reproduction réservés –avril 2015