Mort sur la digue de Clarens
Voici le 192ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini
Un polar…: les enquêtes du Commissaire Froissard
Mort sur la digue de Clarens
Fond de culottes à la Girafe, mauvaise ambiance sur un coup de saxo fissuré. Ça devait s’entendre jusque devant chez Zürcher.
Quand une sale nouvelle ou une affaire trouble tombait, Froissard prenait l’habitude d’écouter du vieux jazz.
Et pour cause, on lui avait annoncé qu’un certain Jérôme Guérin, du 36, Quai des Orfèvres de Paris, devait prochainement rappliquer au QG afin de voir comment travaillaient les flics suisses.
Tant que c’était pas Pincherry!
Duffaut allait en prendre toute une lessive, y compris avec le rinçage éclat.
Lui, il avançait sans grande conviction menant de sa grisaille du 60, avenue des Alpes au bureau du Patron situé à l’avant dernier étage de la Tour d’Ivoire, «la Girafe» au défaut de se répéter. Eh oui, QG voulait dire “Quartier Girafe”.
Rien à dire, ciel bleu, arbres à peine frissonnants, déambulations de robes de chambre sur les quais, la routine en quelque sorte.
Par les baies en bascule, les bourdonnements navals et leurs insupportables vrombissements. Après, on nous serinait sur les gaz à effet de serre. Toutes les plantes n’étaient visiblement pas cultivées sous les dites serres, encore moins celles des familles hagardes du dimanche après-midi, macérant dans un état végétatif!
Bruit et odeur de café monté à la va-vite, la petite machine à vérifier le taux glycémique, le jeu de guêpes à proximité, autrement dit les piqûres d’insuline déjà prêtes à darder au plus offrant.
En ces cas-là, mieux vaut dard que jamais.
Cochon de caractère.
– Ah te voilà mon petit Duffaut, tu en a mis un temps pour arriver! Y’a quoi aujourd’hui à Montreux, une grève de passants?
– Si seulement Patron! Je vous dis moi, c’est pas une vie qu’on mène…
– Une certainement pas. Celle de flic étant la principale. Tu as choisi, tu assumes.
– Oui vous avez raison, avec bac moins vingt…
– Ne prends pas tous les flics pour des cons! On a plus besoin de bons sens, de flair et d’intuition que de papiers, mon petit Duffaut!
– A votre époque oui, mais maintenant il en faut en autant grande quantité que pour celui des chiottes!
– Quel humour! Ça vole haut! Dis-donc, dis toute suite que je suis un croulant, pendant que tu y es.
– Vous comprenez Patron, vos méthodes parfois…
– Mes méthodes, mes méthodes, quelles méthodes? En tous les cas elles ont prouvé leur efficacité, plus que tous les théorèmes de vos académies de Police, tu verras quand t’auras mon âge, tu te retrouveras aussi en décalé devant un petit jeunet persuadé qu’il a pété le monde!
– On lui filera des Boxer XXL!
Téléphone.
Deux mauvaises nouvelles, une bonne.
L’arrivée immédiate du flic de Paris,le cadavre d’un inconnu retrouvé gisant en pyjama sur la digue de Clarens,et enfin la bonne, le café n’était pas trop dégueulasse.
– Dites Patron, celui des Orfèvres, il pourrait peut être se décarcasser devant les bijouteries de Montreux qui se font sans cesse casser! C’est clair qu’avec une brigade de peignoirs mous, on peut pas s’attendre à de l’action!
– Allons, allons, Dufaut! Pas de médisance.
– C’est tout ce que vous trouvez à dire Patron! Pas de médisance… Trois fois de suite à la Grand-Rue, c’est pas que du lèche-vitrine ça, non?
– Écoute, pour le moment on a un cadavre qui découche sur la digue de Clarens. Laissons les autres bijoux dans leurs familles!
– C’est moi qui serais bien resté couché, ce matin. En plus avec cette pluie! Appelle Bochud, le légiste, petit. Allez, c’est parti!
– Et le type de la PJ de Paris, on l’attend pas?
– Il nous rejoindra sur place, il appellera à sa descente du TGV, pour peu qu’ils soient encore en grève à la SNCF, il arrivera quand notre macchabée sera tombé en poussière!
La scène de crime se trouvait derrière le dépôt des bus, quartier qui n’était déjà pas des plus affriolant, si l’on prenait en compte tout le pâté de maisons s’épaississant jusqu’à l’avenue Rousseau, plus la farce, délimitée par l’avenue Jaman et le Collège Vinet, boîte criarde et sans styles, victime des conséquences de la “polyreproduction”.
C’était pile face sur ce haut mur que l’on nomme la digue de Clarens, et qui à l’époque servait à protéger l’endroit des vastes inondations transformant le lieu en un vaste pierrier. Ce chemin, devenu sentier de promenade, remonte jusqu’aux abords de Tavel, croisant devant cette infecte usine de morts nauséabondes que sont les abattoirs de Clarens. Camp d’extermination pour bouffeurs invétérés de cadavres grillés.
Il gisait au sol, en pyjama rayé, la tête projetée face au sol. Il paraissait la cinquantaine bien sonnée, même carillonnée, si l’on en jugeait par son visage extrêmement marqué par les rudesses de la vie. Il devait avoir été traîné sur peu de distance, car parmi ses téguments déjà couperosés, on pouvait constater des plaques violacées entamant les joues.
La rigidité cadavérique était encore pleine de vigueur! La pluie achevait de délaver le pyjama, et l’on percevait des omoplates saillantes au travers du tissu devenu translucide.
– Maigrichon le bonhomme. On se demande qui l’a jeté là. Faut plus savoir qu’inventer!
– Ben mon Duffaut, y’en a qui brevettent encore, visiblement.
– On a son signalement ?
– Tu vois bien qu’il n’a rien sur lui, il va falloir pioncer là-dessus! C’est ton boulot, tu connais.
«pioncer», voulait dire partir en recherche sur des dossiers, ou se renseigner en porte à porte sur d’éventuels témoins de scènes de crimes, ou encore sur l’identité d’un personnage dont on ne possédait pas le moindre pédigrée.
Froissard commença l’inspection sans plus attendre. La roideur du bonhomme n’aidait en rien les manoeuvres de fouilles et de palpations, on aurait pu croire que les vignerons du Château des Crêtes, non loin de l’endroit fatidique, avaient jeté leur épouvantail au petit hasard la chance, dans le premier fossé venu.
– Tu vois rien Duffaut?
– Ben… À part les éraflures au visage, pas d’impacts de balles, pas d’entailles à l’arme blanche, aucune traces de coups. Crise cardiaque, vous croyez?
– Crise cardiaque Duffaut! Tu réfléchis parfois, ou quoi? Puis, une fois mort, le bougre se serait dit: «tiens, maintenant que c’est fait, je vais aller m’allonger sur la digue, c’est plutôt sympa comme endroit et on me retrouvera plus vite!»
– Vous pouvez bien me narguer Patron! On l’aura chambré ailleurs, puis, se sentant menacé et de cœur fragile il aura clamsé sur place. Ensuite, pris de panique, ceux qui auront commis le coup par accident, l’auront transporté jusqu’ici pour effacer toute trace qui pourrait les inculper!
– Dis-donc, tu ferais ça toi? Imagine seulement un peu avec Belle-Maman. Tu la menaces, le ton monte, elle palpite, puis la vieille se met à partir en fibrillations. Manque de chance, elle canne au milieu du salon. Tu l’as transportes, mais t’avais oublié un petit détail; elle est plutôt bien entourée par tout un consensus graisseux. Bref, en faisant quasiment deux voyages, tu parviens à la hisser non sans mal dans ta bagnole, tu démarres, toujours discrètement et sans bruit, tu roules, tu débarques du côté de Béard, puis tu décharges la bidoche en la traînant sur le trottoir, jusqu’au milieu de la digue. Tout ça en chemise de nuit, sous la flotte, la gueule bien limée sur l’asphalte. Si c’est pour en sortir de pareilles, Duffaut, je suis d’accord pour que tu retournes vite fait te coucher!
– Vous me prenez pour un nase Froissard! Ça se voit que le type n’est pas mort sur place et qu’on l’a transporté jusqu’ici! Mais pourquoi? C’est évident qu’il n’est pas venu de lui seul se finir en pyjama, ou bien?
– D’abord qui te dit que c’est un crime? Attendons Bochud.
– Il a refait du lard ces temps. Le rosé, la grosse bouffe. Faudra bientôt le faire héliporter ce bougre!
– Boucle-là, le voilà…
– Il est pas seul.
Un grand bonhomme tout mince, plus que Duffaut encore, accompagnait Bochud, qui en ce matin de pluie à verse, semblait plus bouffi encore qu’a l’accoutumée. L’autre, cheveux mi-longs, piétinait sur place en regardant les lieux comme s’il était arrivé pile au moyeu du tiers monde.
Il brandit un bras robuste et une pogne d’acier qui broya littéralement les phalanges des deux poulets frigorifiés sur place.
– Jérôme Guérin du 36 de Paris. Eh bien ça commence fort en Suisse, direct avec un Delta Charlie Delta! Quand on me disait que tout était calme et tranquille chez vous!
– Delta Charlie Delta? Vous pourriez décoder?
DCD, décédé quoi! Vous connaissez pas ça ici! Note que nous on l’utilise quand on a un de nos hommes au tapis.
– Non on connaît pas, mais enchanté, je suis Duffaut et voilà le Commissaire Froissard, inénarrable et increvable.
– Encore faudrait-il pour cela que vous trouviez des preuves qui fassent office de ce qu’avance mon acolyte.
– Vous inquiétez pas, quand le Patron se réclame de l’Académie française, c’est qu’il avance dans son enquête. Ça lui prend comme d’autres avec l’arthrose, quand le temps va changer.
– Il a quoi lui?
– On l’a trouvé comme ça en train de brouter les vieilles pierres de la digue. Duffaut tentait de masquer l’accent suisse, tandis que le parigot n’en avait rien à fiche. Il attendait plutôt que Bochud se bouge. Il coagulait sur place.
– Alors Bochud, vos premières constatations? Faudra quand même faire gaffe, vous n’arrivez même plus à vous pencher en avant!
– Ça va Duffaut avec vos réflexions…
– Nous on en a un aux Orfèvres, des qu’il s’assied on dirait qu’il est cul-de-jatte! Votre légiste semble anorexique à côté!
– Eh bien Bochud on vous écoute!
– C’est simple, pas besoin d’aller plus loin, intoxication à l’acide prussique. Vous sentez pas cette odeur d’amande autour de sa bouche?
– Je sais pas, reprit Duffaud finaud, on est pas allé jusqu’à lui rouler une paluche!
– Pourtant ça chlingue à des kilomètres.
– C’est qu’à force d’être tout le temps avec des macchabées, vous sentez la mort partout mon vieux.
– Je le savais fit Froissard, mais je voulais avoir votre confirmation. Eh, Duffaut? Tu sais quoi? Tu nous pollues avec tes réflexions!
– Je vais quand même faire une autopsie, c’est obligatoire en cas de mort accidentelle. Je vous donnerai les infos dès que possible.
– Je me méfie du possible reprit Froissard. J’aimerais du diligent.
Bochud détourna les talons en même temps qu’arrivèrent les équipes responsables de la levée du corps. Non sans avoir discrètement remis quelque chose dans la poche du Commissaire.
– Ça sent l’amande douce… Faut être fiché d’un nez fin parce qu’après quelques heures de la sortie du four, qui plus est sous la pluie, c’est pas du flair qu’il faut avoir, c’est du goût!
– Oui Duffaut. Qui plus est… C’est ce qu’on demande au flic non?
– En Suisse Guérin, c’est plutôt discret le goût et la fragrance. C’est même franchement insipide. Vous verrez, quand vous vous promènerez dans Montreux les dimanches dès seize heures! C’est plutôt le style déambulateurs et couche-tôt. Ça vous flanque un de ces bourdons!
– Léon Laberge le type, pendant que vous tergiversez tous les deux, fit Froissard monocorde, en tapotant les pièces d’identité du mort sur la paume de sa main. Bochud vient de me les remettre. Et bonjour les ennuis c’est un cadre de chez Nestlé! Food acounting, un truc de ce genre.
– Un Laberge se faisant trucider sur une digue, il y en a qui meurent avec un certain sens de l’humour!
– Il avait ça, torchonné entre le slip et ses fesses Duffaut, et t’avais rien vu!
– Vous savez très bien que je ne touche pas les cadavres Patron! Ça sert à rien d’insister!
– Eh bien Guérin, pour votre stage chez nous en tant qu’observateur vous avez une sacrée veine! Vous tapez du premier coup dans un des plus grands symboles du pays! Nestlé! Il vous manquera plus que Lindt et Novartis!
– Patron… C’est pas Lindt et Novartis, c’est Lindt et Sprüngli.
– Fait donc vite un crochet pour moi chez Bayer, Duffaut, tu nous flanques la migraine!
La victime vivait toute seule, dans une villa blanchâtre à voûtes insipides des années soixante et qui ne cassait rien, juste au dessus de la fameuse digue, vis à vis des Borgognes. Pas de casier, pas de vie délurée, veuf depuis bientôt quinze ans. Personne ne lui connaissait d’ennemis, il sortait peu, si ce n’est pour lire son journal et boire un «renversé» au Café du Basset.
Froissard grognait, Duffaut et Guérin en profitaient pour échanger, des regards surtout, en attendant que l’humeur de Monsieur le Commissaire remonte avec les Hectopascal du baromètre.
Une vaste zone dépressionnaire circula d’abord sur le trente cinquième étage de la Girafe, puis sur ce considéré de Froissard: «enclos bourbeux du soixante Avenue des Alpes».
Guérin, asticoté comme un as de pique. Le phrasé rapide et le geste sûr. La gouaille et la démarche nerveuse, cherchant par tous moyens d’afficher en boutonnière tricolore, son 36, Quai des Orfèvres, Paris France.
– C’est toujours aussi cher et tranquille votre pays?
– Tranquille en apparence, ça travaille en sous-sol. Pour le reste. ça ne cesse d’augmenter et c’est pas un salaire de flic qui vous rendra millionnaire. Mais on profite grandement de toute cette sécurité et cette protection rapprochée du citoyen. C’est ce qui nous rend si paisible et traînant, la surprotection et les prises en charges sociales du citoyen. Avec ce côté maladif, souffreteux et compatissant d’une chrétienté rachitique et décadente, mais pernicieusement enkystée dans les chairs et les âmes du citoyen, vouée au péché et éteigneuse de concupiscences.
On est en droit de critiquer le bouillon, tout en sachant qu’il nous nourrit confortablement, et que c’est pas dans notre intérêt du tout de bousiller l’assiette. Là je vous ai décrit le canton de Vaud, mais la Suisse ce n’est jamais ce que l’on croit, c’est tout le temps autre chose, de fomenté et sous-jacent, et nullement d’identité égale.
On n’y trouvera rarement des personnalités explosives, on les ponce et les réduit, cependant si elles émergeaient, on ne laisserait que les montagnes en droit de garder leur hauteur. Alors elles s’expatrient, et regardent le pays de haut, à la jumelle. Cela fluctue d’un canton à l’autre, qui eux-mêmes sont des minis états intriqués aux abords de leurs voisins de palier. D’où une crise massive identitaire de l’Helvétie, et un complexe d’infériorité nettement acquis, face à la Grande Sœur de la République Française.
Le pays a un côté visqueux et gluant, le soleil s’y étend comme une pâte sucrée et collante, sur de bienveillants paysages jonchés de petits chalets, géraniums, toiles cirées et petits nains. Il doit toujours y faire beau soleil, et la vie y demeurer rassurante, en marchant au pas. Mais il y a le reste, il y a Zürich, il y a UBS, Laroche, il y a des trafics sourds et pénétrants, avec les armes et les guerres, confectionnés en des usines écran de fumée et munies de silencieux.
Cela oscille entre la grande compassion et le compromis caché, ou savamment arrangé.
Comme je le disais, nous en profitons tous, nous avons une médecine à la pointe de ce que l’on pourrait espérer, du style: “un cancer un scanner, même horaire!” une technologie huilée, des cadences de transport marchant comme un coucou, sans attente, tout un personnel bienveillant, nanti d’une grande civilité, sans angles, en rondeurs, en fait c’est un peu comme un Village où tout est propre en ordre et gardé par une milice souriante et se voulant toujours «gentille».
Si cela ne convenait et que le ressortissant décidait d’aller voir ailleurs, comme l’herbe n’est pas plus verte, quelque chose vous y ramènerait, continuellement, vous êtes téléguidé à revenir, programmé pour ressentir que ça fait du bien de sortir pour voir comment ailleurs les choses ne fonctionnent pas, et apprécier ensuite au retour, tout ce qui roule si confortablement chez soi.
Peu de routes ont des bosses, les autoroutes et la finance filent lisses et à toute vitesse, la première en massacrant le paysage, la deuxième en y contribuant grandement.
Oui, le Village se porte à merveille, est c’est un pays que l’on transporte aussi au cœur, avec ce côté enclume attaquant les paupières, où tout est constamment ensommeillé, prévu d’avance et sans surprises, mais qui rassure, berce, et permet d’avoir une grande qualité de survie, sans jamais aucun chaos et donc pas d’imagination en éveil, qui permettrait de trouver le moyen de chevaucher librement une partie de tout cela, et d’émerger des psycho-rigidités et des institutions éducatives limitantes, “formateuses”, moulant les gens comme des petits fondants «Cailler» et les empêchant d’oser, d’être ni de prendre les moindres risques, et surtout avec cette pernicieuse volonté de vouloir couler la jeunesse en créant deux camps: Les vainqueurs et les manuels.
Mais que faire?
Le Rhum est si bien confortablement installé dans la moelleuse pâte du Baba.
– Venez chez nous Duffaut, vous verrez que le salaire n’a rien de plus rassurant, puis les syndicats, les intrigues, les planques, la haine des gens contre les flics, pas une semaine ne passe sans qu’on se fasse tabasser. Ville polluée, Duffaut, on y étouffe, c’est dégueulasse partout et plus personne n’en a rien à foutre de tout. On est sur les dents à cause de Vigipirate, j’ai claqué ma femme et mon fils, ils en ont eu marre, J’étais jamais là et surtout quand t’es flic là-bas, tu sais jamais si tu vas rentrer chez toi le soir. Alors voilà le topo, après six ans de galère ainsi, je crèche dans un deux pièces minable et hors prix du vingtième, avec un bruit d’enfer. Alors mon petit tour chez vous, c’est du pain béni, et tant mieux si ça ralentit sur les berges du Léman et le magnifique paysage de Montreux. Oui, tant mieux. C’est juste magique.
– On vous a trouvé un petit endroit pour crécher, avec un coin cuisine. Mais faudra pas être être difficile, c’est dans un hospice pour personnes âgées, avenue Gambetta.
– Gambetta! Vous avez bien dit Gambetta?
– Oui, pourquoi? Qu’est-ce qu’il y a de si fantastique à cela?
– Ben c’est qu’à Paris c’est là où je crèche, Métro Gambetta, tout près du cimetière du Père Lachaise. J’ai besoin de me sentir loin des tôliers!
– Au moins vous serez pas trop dépaysé! Mais je vous avertis, il n’y aura pas la même jeunesse sur les boulevards!
Soixante-six avenue des Alpes. Le patron tirait la gueule, Bochud soufflait comme le Blonay-Chamby, quand à l’Inspecteur parisien, il semblait toujours au taquet.
– Ce que c’est sombre chez toi! On devrait appeler ça la déconvenue désalpe, tant on a l’impression de moisir au fond d’une comble!
– Oui Patron, la comble du malheur. J’ai préparé du café, vous en voulez?
– Tu sais bien qu’il est dégueulasse… En revanche, je vais en profiter pour poser mon essaim de guêpes…
Il fallut expliquer à nouveau de quoi il en retournait; les multi-piqûres contre une attaque de diabète. Le Patron manquait de poudre.
– Alors Bochud, éclairez-nous, ce sera pas du luxe dans cette avenue, vos lumières!
– Ben vous allez rire, mais le type est mort en bouffant des escargots. Oui parfaitement, et ne me regardez pas ainsi! Crime qui pourrait être presque parfait, s’il était prémédité. On leur a fait ingurgiter des champignons vénéneux à base d’acide prussique, l’escargot n’en meurt pas, son métabolisme le condense, en rendant les alcaloïdes encore plus puissants qu’à l’accoutumée! Vous voyez, lorsque j’ai disséqué l’estomac, vers l’antre et le cardia…
– Ça va Bochud, je vais gerber…
– Fragile hein? Si vous voyez tout ce qu’on voit passer à la Râpée!
– J’en doute pas, mais là…
– Ça va mon Dufaucil, tu vas pas nous remettre une couche! Laissons ce brave docteur nous fournir tous les détails de son investigation, nous pourrons ensuite en retirer avec pertinence, toutes les conclusions nécessaires susceptibles de diligenter l’enquête.
– Le Patron recommence à parler comme le Larousse, c’est que nous approchons d’un aboutissement quelconque, j’ai souvent pu constater le même phénomène à maintes reprises, et la lumière au bout du tunnel.
– Cela n’explique pas pourquoi le bonhomme s’est retrouvé sur la digue en pyjama.
– Si au contraire, tout s’explique. J’ai fais une enquête pour remonter aux fournisseurs des champignons. «MyceWorld», c’est basé du côté de Chamby, figurez-vous! Avant il donnait dans les champignons de Paris, mais comme c’était plus rentable, ils ont élargi le marché avec un partenaire français pratiquant l’élevage d’escargots de Bourgogne, non loin de Bourg-en-Bresse.
– Oui mais pourquoi faire bouffer du champignon à un gastéropode! La salade ne suffit plus?
– Il paraîtrait, repris Guérin, que le champignon donne un vague goût de noisettes à la chair de l’escargot.
– La chair de l’escargot! Tout comme la morve nasale des huîtres, tu parles d’une vaste dégueulasserie toi! Pis on repassera pour le goût de la noisette, qu’on a subtilement remplacé par celui de l’amande douce!
– Un fax à la PJ de Dijon, je connais personnellement le Commissaire Loubiot, il fera le nécessaire pour faire toute la lumière sur cette affaire, voire serrer immédiatement le directeur de cette entreprise, s’il le faut. Ce soir-même je peux vous garantir qu’on lui passera les pinces. On enverra un labo faire les prélèvements d’usage, on aura peut-être la chance de tomber sur du pur «flag». C’est quand même plus simple que si le mec s’était fait fumer, on a pas toute la balistique sur le dos.
– Quel jargon chez vous!
– Quel civisme ici!
– J’ai un autre scoop pour l’équipe, reprit Bochud, manquant de défoncer le fauteuil de Duffaut en s’y enchâssant.
– Oui, eh bien… On attend Bochud!
Votre bonhomme reprit-il en s’épongeant le front, était atteint de la maladie d’Alzheimer. Entre les effets du poison agissant en pleine nuit, vu qu’il y avait, vous vous en souvenez, rigidité cadavérique et perte de références totale; il a dû sortir tel quel en pleine nuit, pour venir s’affaler sur la digue. La suite, vous connaissez.
– Oui, mais les marques sur le visage, ces entailles? Si c’est pas une agression quelconque ça, c’est quoi? Une séance d’esthétique au Kempiski!
– Lupus érythémateux, une maladie auto-immune. Non croyez-moi, le type est venu se fracasser tout seul sur la pierre.
– Le coupable c’est l’escargot alors?
– Surtout ce fameux champignon, qui est bien cause d’un homicide involontaire. Tout sera fait, reprit Guérin, pour que cet usinage douteux ferme immédiatement ses portes, et ce sans conditions. Le directeur devrait s’en tirer haut la main avec six mois de sursis. Ben oui. En involontaire, on fait pas de bahut! Y’a qu’à voir avec le scandale de la viande de cheval les gars Un peu plus et le gouvernement offrait un haras à ces pourris!
– Vous ne resterez donc pas dans ce modeste pied à terre quelques jours de plus, fit Froissard narquois, tentant en même temps de refroidir les passions?
– Merci, ce serait pas de refus, j’ai pas vraiment envie de retourner dans tout ce bordel parisien. Je réserverai déjà mon TGV pour ce soir, que voulez-vous, je suis pas en vacances. En tous les cas, bravo, grandement mené, avec efficacité, en moins de mots pour le dire, et plus de gestes pour le faire, contrairement à nous qui ventilons sans cesse pour rien. On verra chez les Belges, au prochain voyage. Vous avez beaucoup de chance, vous échappez à tout, les Suisses, toujours et tout le temps. Ah, si mon “trente-six”était “La girafe…”
– Vous seriez au trente-cinq. Mais rente cinq étages, reprit Froissard, très fier de lui!
– Un numéro en moins, mais plus haut!
– Un de plus, mais plus allongé!
– Oh, ça va vous deux! Alors c’est sûr, vous ne voulez vraiment pas rester un jour de plus à Montreux?
– Le petit pique la mouche!
– Je dois rentrer au plus vite à la PJ. Puis après avoir vu la lenteur efficace de l’Helvétie, je me méfierai désormais encore plus des escargots… En appuyant moins sur le champignon!
© Luciano Cavallini, Les enquêtes du Commissaire Froissard, «Mort sur la digue de Clarens», septembre 20015-Tous droits de reproduction réservés.