Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 31/08/2015

MORT EN CHAMBRE CLOSE

Voici le 46ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Comme les autres, il se passe sur la commune de Montreux.

MORT EN CHAMBRE CLOSE
Genre : Policier-Fiction
Le bonheur n’était pas passé par là. Lorsque le commissaire Yves Boisseneaud trouva le corps, il n’y avait plus rien à faire d’autre que constater le décès. C’était arrivé le soir dans une des chambres attenantes au donjon du château des Crêtes, à Clarens. Le bonhomme, un gros boursoufflé, dégorgeait sur le parquet, le teint déjà cave, mais avec autour de la bouche ce qui semblait être une pigmentation ressemblant à une tranche de salami. Il s’était pissé parmi, et son expression trahissait une peur intense.

Si on tentait de décrypter son expression, on sentait qu’il avait dû être surpris par quelque chose de gigantesque, une force surhumaine l’ayant projeté sauvagement au sol. Les nombreuses ecchymoses balafrant le corps, du pubis au front, ainsi que le sommet du crâne semblant brulé au deuxième degré, prouvait le choc de l’agression. En tout les cas l’attaque s’était vraisemblablement produite par surprise. Ce ne serait de loin pas du tout cuit, pour sortir le macchabée de là.

La chambre, fermée de l’intérieur ne recélait pas d’armes, ni pistolets, ni couteaux, ni quoi que se soit d’autre comme objet contondant. Pas de verre non plus ou autres boissons qui eurent pu contenir des somnifères, ou de l’acide prussique.
Il avait fallut forcer la porte pour entrer, car celle-ci était verrouillée de l’intérieur. Tout comme les fenêtres d’ailleurs, qui auraient eu peine à laisser passer un courant d’air, c’est tout juste si la nuit ne buttait pas elle-même contre les carreaux!
Le pire c’est que les habitants du château n’avaient rien vu ni entendu. 
La soirée, jusque-là, avait été particulièrement sereine et limpide, baignée par l’astre lunaire arpentant la tour comme un gros ballon jaune.
Point de brise, juste une tiédeur mielleuse embaumant l’atmosphère lourde et pénétrante.

Le mort, dont le rôle qui lui était attribué se trouvait mal défini, semblait être le majordome ou l’homme de compagnie du propriétaire, Monsieur Arnold Streher, grand fabriquant d’armes et accessoirement d’électro-ménager, de sa femme, Ingrid Ruth Walman-Streher, de leur fille Isolde, du chauffeur André Bonnefois – un français débarqué en Suisse depuis de longue date – enfin, du cuisinier spécialement dépêché pour la fille qui voulait devenir danseuse de ballet académique. Celle-ci s’astreignait à un régime drastique grâce aux bons soins de Robert Angelico, qui avait rehaussé de longues années durant, le prestige du Royal Monceau de Paris.
Il avait un faible pour la demoiselle et se coupait en quatre afin de satisfaire tous ses caprices.
Le mélange était plutôt détonnant, entre les origines de cet allemand descendant d’une famille nazie, origine qui n’étaient plus à prouver, et de cette femme juive qui, on ne savait pourquoi, se trouvait acoquinée à son peu avenant époux.

L’argent ne devait pas être le seul motif de cette troublante association. Quant au mort Raoul Daudebert, on n’avait pas encore appris grand-chose sur son pédigrée. Service impeccable, barbe taillée au poil près, toujours loyal et disponible, régulier, ponctuel, jamais une minute de retard à son acquis, ne manquant aucun un jour de travail, terminant le service sans ne rien omettre, toute procrastination abolie, bien entendu.
Bref, si on y regardait de loin, ce beau monde n’avait rien à se reprocher, mais à se rapprocher, on constatait que cette harmonie demeurait bien trop belle pour être réellement plausible. La perfection, le zèle, la politesse excessive ne suffisait pas à gommer le malaise que ressentit immédiatement Boissenaud, en arrivant sur les lieux.

La pièce, donnant côté ouest, sentait le renfermé, une odeur écoeurante de souffle corrompu saturait l’espace. Pour le reste, des boiseries damasquinées de plusieurs teintes, toute une marquèterie géométrique courant du sol jusqu’au plafond, lui-même encombrés de stucs.
Sur la droite, marquant l’angle ouest-sud, la tour octogonale, avec sa verrière en Belvédère, silencieusement dressée et emplie de lactescences lunaires.

Il faudrait jouer finement, ne pas brusquer ces mannequins cirés, tout droits sortis d’une autre époque.
 Les fenêtres béaient sur la nuit, taillant à vif les contrastes entre la pierre et l’ombre.

On ausculta le cadavre, une étrange égratignure recouvrait l’avant-bras droit, mais à part ça rien de bien concis, si ce ne sont différentes brûlures; la levée du corps qui s’en suivrait ne serait pas des plus reposantes, surtout avec l’installation d’un «rigor cadaveris» bien affir

Le sinistre entourage meublant le Castel demeurait prostré dans le plus vif silence, raides comme des linteaux qu’on aurait accotés contre les murs.
Jean-Yves Boisseneaud tourna sa langue plusieurs fois dans sa bouche. Cette mince baguette drapée d’un manteau en lequelle il nageait littéralement, se frottait la barbiche.
Jouer serré. Il enleva ses petites besicles rondes, puis commença parcimonieusement un interrogatoire qu’il saurait d’ores et déjà très éprouvant.
 – Qui donc a trouvé le corps?
 – C’est moi Monsieur. En voyant que le domestique ne répondait pas à mes appels, je suis montée moi-même voir de quoi il en retournait.
 – Comment l’appeliez-vous, Madame Wahlman?
 – Comment? Mais par un système de cordons reliés aux cloches.
 – Donc vous sonniez?
 – Oui je sonnais!
 – C’est tout?
 – Mais oui enfin!
 – Vous n’interpelez jamais les gens par leurs noms? Mais uniquement par ce moyen de « cordons» ?
– Si on savait seulement où se trouvaient les domestiques, on ne répugnerait pas à une approche directe.
 – Je vois. Merci. Se sera tout pour l’instant.
Le Commissaire Boisseneaud n’en resta pas là. Il observa à la fois le visage du cadavre et celui de la châtelaine, avec grande insistance. Puis, semblant satisfait, poursuivit son investigation.
 – Monsieur Streher, vous êtes propriétaire du lieu, si je ne m’abuse. Aussi je souhaiterais vous poser la question suivante: y a-t-il eu des précédents à tout cela?
Madame Wahlman détourna la tête.
 – Que voulez-vous dire, je ne comprends pas?
 – Bon je vais reformuler la question de manière différente. Est-ce que dans votre entourage, des personnes chercheraient à vous nuire, je ne sais pas moi, des employés, des gens que vous auriez licenciés, des concurrents… Avez-vous des ennemis?
 – Des ennemis? Quand on dirige une multinationale comme moi, on a que ça partout! On ne peut jamais se fier à personne si on désire garder le marché en main! Je ne vais pas vous faire un dessin je pense. Nous sommes le numéro un des machines en tous genres, trains d’atterrissages, électro-ménager etc… Tout le monde pourrait m’en vouloir. Et je n’en serais pas à mon premier coup d’essai.
 – Bien. Pensez-vous que l’on se soit trompé de cible? Que c’est vous que l’on visait?
 – Moi? C’est possible. Difficile à dire.
 – Mais vous n’avez pas eu de litiges avec qui que se soit ces derniers temps? Cherchez bien.
 – Constamment! Pas besoin d’aller chercher loin! «Streher» est une affaire familiale qui appartenait à mon père, c’est lui qui l’a fondée en Allemagne, nous avons appris très tôt à nous défendre, croyez-moi!
 – A vous défendre? Contre qui, ou contre quoi?
 – Les politiques. Nous avons dû parlementer avec les américains… Mais nous sortons de notre sujet, revenons à ce soir, s’il vous plaît.
 – Nous y sommes en plein, Herr Streher.
 – Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
Ulrike Streher, la fille du propriétaire, adepte de concours de beauté et déjà modèle confirmée, en plus du ballet classique, se sentit mal à l’aise, et demanda la permission de quitter un instant le lieu afin de prendre quelque air frais.
Il y avait donc présents, Madame Ruth Wahlman-Streher, Arnold Streher, le chauffeur André Bonnefois et le cuisinier Roberto Angelico.
Le Commissaire Yves Boisseneaud les toisa du regard, satisfait, puis se frotta les mains.
 – Monsieur Angélica…
 – Angélico.
 – Veuillez me pardonner… Monsieur, qu’avez-vous servi à manger ce soir? Préparez-vous le même repas pour vos maîtres, que pour le personnel?
 – Ça dépend… En général oui. Sauf pour la demoiselle, la ballerine. Vous comprendrez. En revanche, Monsieur Streher à bon appétit et c’est quelqu’un qui apprécie la bonne chair, d’ailleurs je vais tous les samedis matins au marché de Vevey, rechercher ce qu’il y a de plus frais et goûteux, parmi la finesse…
 – … Oui je n’en doute pas un seul instant, merci. Mais je réitère ma question: Le personnel goûte-t-il aux mêmes plats que les Maîtres?
 – Sans que j’y ajoute ou diminue quoi que ce soit d’autres, parole d’Angélico! S’il n’y a pas assez, alors nous complétons avec un café complet.
 – Café complet?
 – Oui, vous savez. Pain, fromage et café au lait!
 – Ah je vois. Bigrement consistant. Faut avoir l’estomac blindé! Ça ira. Je n’ai plus besoin de vous pour l’instant. Vous pouvez retourner vaquer à vos occupations.
 – Vaquer. Comme si je vaquais, moi. 
 – A moins que vous ayez d’autres déclarations à nous faire? Non? Alors vous pouvez disposer.
 – Je préfère rester vers Monsieur.
 – A votre guise…
Isolde Streher revint de son escapade.
 – Alors? Vous sentez-vous requinquée, Mademoiselle?
 – Oui, ça va mieux.

Elle avait quelque chose de dur et d’obstiné dans le regard. Elle fonçait droit devant elle, comme une machine agricole, en fauchant tout sur son passage. Une lieuse. Une batteuse. Froide et impartiale, le genre de beauté glaciale, l’Aryenne pure, avec des longs cheveux, blonds nylon. Plus cliché on ne pourrait pas trouver.
On mettrait ça dans un roman, que l’auteur passerait pour n’avoir aucune imagination.
 – Madame Wahlman, reprit Yves Boisseneaud. Je suis désolé de vous poser la question aussi abruptement, mais il le faut bien pour faire avancer l’enquête. Aussi voici : Vous êtes juive n’est-ce pas?
 – Oui mais non pratiquante.
 – Je saisis bien.
 – Pourquoi cette question?
 On y vient, patience. Je dois encore juste m’acquitter du chauffeur. Monsieur?
 – André Bonnefois.
 – Depuis combien de temps êtes vous au service de Monsieur Streher?
 – Une éternité!
 – Ça ne répond pas à ma question. Alors? Plus ou moins?
 – Je suis rentré au service de la famille en 1950, en juin, il faisait un temps lourd et nous avons essuyé un orage comme on en voit peu dans la région.
 – Je ne vous en demandais pas autant, mais j’apprécie le geste. Vous connaissez donc bien la maison?
 – Vous parlez du castel? Comme ma poche, et j’y inclus les dépendances!
 – Seriez-vous d’accord de m’emmener sur le Donjon?
 – Il y a le piano de Madame entre deux étages. Elle y tient, il ne faudra pas vous y cogner. Mais ce n’est pas à moi que vous devez demander la permission.
 – Alors juste au petit matin, pas avant, lorsque l’enquête sera terminée pour de bon.
 – Mais nous y arrivons, fit Isolde Streher!
 – C’est donc que je vais enfin pouvoir vous révéler la clé de l’énigme.
 – Comment fit Sreher surpris, voir légèrement courroucé! Vous venez à peine d’arriver, et vous bouclez une enquête criminelle, comme ça, en deux trois mouvements!
 – A peine d’arriver, c’est vous qui le dites, je vous rappelle que nous y avons passé la nuit. Pour ce qui est des mouvements, les seuls que je constate, sont surtout des mouvements d’humeur!

Les boiseries du château craquaient sous la chaleur nocturne. Une clarté pénétrante parvenait des portes laissées béantes, et les enfilades de salons nimbaient le tout d’une douce auréole carmine. Le parc lâchait une mélopée odoriférante, parfois recouverte par la saveur plus inquisitrice des roses fraîchement écloses. Les oiseaux commençaient à triller, les uns après les autres, et les spectres des hauts châtaigniers apparaissaient enfin, découpant leurs silhouettes à l’encre de chine, devant les crêtes cyan soulevant l’aube.
 – Je vais vous résumer ce qu’il s’est passé, vous verrez que ce n’est pas florissant. Non. Ici. Je serai bref et concis. Ma seule requête finale serait que je puisse assister au grand lever du jour, au sommet de la Tour, puis de quitter les lieux non sans avoir auparavant, pu arpenter votre domaine.
 – Vous exigez donc deux faveurs, lâcha Streher la bouche de plus en plus sèche.
 – Exiger, faveur… Certainement pas, comme je l’ai dit, juste une requête, rien de plus, et ça ira.

Donc voici.
Nous nous trouvions au devant d’une belle énigme en chambre close.
On l’a vu, l’endroit était verrouillé de l’intérieur, aucune fenêtre n’était ouverte, et cela se sentait immédiatement, vu l’atmosphère saturée qui régnait dans la pièce.
Les objets n’étaient pas déplacés non plus, ni les chaises ni les tables ne semblaient avoir été traînées ou changées de place, voire renversées, on aurait vu des traces au sol, ou sur les tapis. Le cadavre était allongé à cet endroit, sur le dos, et constatant l’âge avancé du Monsieur, j’ai cru qu’il avait eu un malaise, à cause des marques d’induration que je découvrais autour de sa bouche.
Fausse piste. Cependant, on pouvait lire sur le visage de la victime, l’effroi le plus total, ce qui veut dire que quelque chose ou quelqu’un devait lui avoir flanqué la plus grande frousse de sa vie, au point peut-être de lui provoquer une attaque cardiaque. Ce serait tout à fait plausible de tuer quelqu’un ainsi, en connaissant ces antécédents. Non?
Oui je sais, ça plombe la soirée, n’est-ce pas Monsieur Streher?
 – Je n’ai rien à dire et vos accusations ne m’effraient en aucun cas! Je ne suis pour rien fautif de cet assassinat!
 – Qui vous parle d’assassinat, pas moi! Décidément c’est une manie! Une fois de plus si quelqu’un en sait plus long, qu’il parle! Je vois… Ce silence est causant, mais je vous rassure, fausse piste, toujours.

Je prenais note de tout. Je regardais si la tapisserie ou les tentures auraient pu contenir une fine poussière d’acide cyanurique, là encore, je constatais une fois de plus, à ma décharge, que j’avais l’esprit trop comparatif, n’est-ce pas Monsieur Streher?
 – Mais enfin, cessez vos insupportables accusations, ou alors j’appelle immédiatement mon avocat et vous fais sortir d’ici sans tarder! Cette arrogance me déplait au plus haut point!
 – Je vois que la langue de Molière n’a plus aucun secret pour vous, se sera bientôt fini, sans avocat, et sans que vous ne me revoyez plus jamais ici, rassurez-vous!
Et encore, c’est un doux euphémisme.
Mais je navigue enfin dans de claires ténèbres!
 – Et ça c’est un oxymore.
 – Occis et mort, je ne vous le fais pas dire, vous me tendez la perche.
 – Je voudrais qu’on en finisse! Je vais être exténuée à l’entraînement!
 – Mademoiselle Isolde, il y a mort d’homme, la danse peut attendre, même macabre.
Je continue. Non: le chauffeur et le cuisinier, vous pouvez rester, mais sans parole! Maître-queux, vous aussi, pas maintenant, je vous en conjure!
Votre femme est juive, oui j’y reviens. J’ai vu que sur l’avant-bras de la victime, il y avait eu une dermabrasion, comme si on avait voulu enlever un tatouage. Un tatouage honteux, Monsieur Streher, une immatriculation, vous voyez où je veux en venir, je suppose? Non! Laissez-moi terminer! Votre serviteur, la victime, Raoul Deudebert, nom d’emprunt évidemment, aussi vieux qu’il fût, faisait partie de ceux qui était en quête de pouvoirs paranormaux, que vous autres, les nazis, êtes allés récolter au Tibet, notamment avec l’expédition du photographe et peintre Henrich Harrer.
 – Vous n’avez pas la moindre preuve de ces affabulations, Commissaire, dehors, rauss, sofort! Und die Klape zu!
 – Je vois que la langue de Goethe, vous a également livré tous ses secrets! Je continue. J’ai constaté des brûlures sur le corps de la victime, sur le devant du buste, en des points précis, puis au-dessus du crâne, jusqu’au deuxième degré.
Alors voilà. Indirectement, vous avez tué cet homme. Cet homme qui un jour, refusa de continuer de collaborer avec les nazis, dont votre père était un des plus hauts dignitaires. On le sait, toute la vieille industrie allemande appliquait le travail forcé des juifs, toutes, jusque dans l’automobile, l’électronique, la pharmaceutique, la chimie. Par son acte cet homme vous accuse, et vous rend responsable de la mort de millions de ses semblables! Il s’est aussi vengé contre le mariage de la honte, que vous avez effectué avec Madame Walhman qui n’est autre que la sœur de Monsieur Daudebert, alias Wahlman aussi, ou je me trompe?

 – Mon mari n’est pas responsable des agissements criminels de son père! J’aime Arnold, il n’a rien fait! Mes parents étaient aux Etats-Unis pendant les faits, avec moi. C’est mon frère qui voulait absolument rejoindre l’Europe! Toute la tragédie est là, mais Arnie, Arnie, il faut laisser Arnie en paix! Seule la destinée est coupable de tout !
 – Biens, enfin des aveux! Calmez-vous Madame, ai-je une seule fois accusé votre mari? Puisqu’il s’agit d’une mort en chambre close, je vous le rappelle!
 – Oui, mais alors qui est impliqué, une fois pour toutes, finit par lâcher le cuisinier qui n’en pouvait plus!
 – Qui? Non, pas qui, mais quoi, Monsieur Angelica…
 – … Angélico!
 – Votre frère Madame, connut les secrets rapportés au pays de l’Allemagne nazie par Henrich Harrer. Il pratiquait quotidiennement l’un des plus importants, le « G-tu-mö »
 – Le quoi? Wass ist das!
 – Monsieur Streher. Celui qu’on continuera de nommer Monsieur Deudebert pratiquait le Yoga tibétain du feu intérieur, autrement dit le Tummo. Il suffit de visualiser des syllabes, semences de différentes couleurs remontant le long de la colonne vertébrale, tout en récitant des mantras spécifiques. Je vous dis ça à la va-vite, mais c’est ainsi. Dans certains ermitages isolés des montagnes himalayennes, on reconnaît un pratiquant Tummo parmi tous les autres, et savez-vous comment? Parce que c’est le seul qui possède un toit sans neige au-dessus de sa Retraite. Ils peuvent même méditer dehors complétement nus, sous la plus mordante des températures négatives, et arriver encore à faire fondre la neige autour d’eux.
Votre frère est mort de ça, cette nuit, dans sa chambre Madame Walhman. Par accident, et vous le saviez depuis le début… Vous vouliez juste inconsciemment faire accuser votre mari pour un meurtre qui n’existait pas, qu’il n’aurait jamais pu commettre. Pourquoi? Certainement pas pour toucher l’héritage qui vous est dû, mais par vengeance culpabilisatrice, d’être encore en vie, alors que six millions de vos semblables sont partis en cendres. Vous n’êtes pas responsable d’avoir vécu aux Etats-Unis. Votre destinée était d’être ailleurs. Votre mari n’est pas coupable d’être le descendant direct d’un haut dignitaire nazi. Vous êtes tous des victimes, des reclus du monde, il faudrait tenter de faire la paix avec tout cela. Vous n’y pourrez jamais rien. La fosse restera toujours béante, vous ne parviendrez pas à la combler, mais en revanche, continuez de construire autour, et de vous donner la raison d’être une fois pour toutes en paix.
Rien, plus jamais rien ne fera revenir ceux qui sont partis au bout de la nuit, aussi, pour eux, vous devez être heureux, car la sérénité sans joie, est la pire revanche que vous puissiez arracher à la haine et à la tyrannie, pour la quiétude des disparus, qui gagnent en repos, en vous voyant conciliants et surtout avec une nouvelle et vivifiante force de liberté d’indépendance, de vie totale!

Rassurez-vous, vous êtes bien moins coupables que tous ces vieux criminels nazis, qui sont venus se réfugier au chemin du Blanc, à Chernex, et que les habitants nommaient «Le petit Berlin».

Un lourd silence tomba sur l’assemblée, qui demeura un instant sans bouger, prostrée sur le passé, les pensées harcelantes d’un siècle noirci par la haine.
Monsieur Streher, retenant ses larmes avec force, le personnel, la fille, les domestiques, tous, finirent par monter dans le Donjon Belvédère avec le Commissaire Yves Boisseneaud, assister au jour levant, qui resplendissait dans un azur enfin sans nuage.
Les baies circonvoisines dardaient de tous leurs feux sur le lac et les visages inondés de feux baptismaux.
On voyait vibrer les feuillages, grouiller les oiseaux, leurs chants devenaient de plus en plus pertinents, mélodieux, tout un fourmillement abondait de partout.
Les vêpres sonnaient et sur la brique rouge du castel, les rosiers grimpants écloraient, la méridienne arpenterait le zénith, indiquant de son index ombragé, le sommet des cieux, là où le soleil serait toujours le plus haut et la lumière triomphante.

 – Et maintenant, reprit Jean-Yves Boisseneaud, je vous en fais la promesse, l’enquête aussi demeurera close.

© Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE), décembre 2014, Contes fantasmagoriques de Montreux, « Mort en chambre close» – Tous droits de reproduction réservés.