Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 02/11/2015

Marietti, le gnome du Montreux-Glion-Naye

Voici le 56ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Tout comme les autres, il se passe sur la Commune de Montreux. Une histoire de Montreux-Glion-Naye…

Marietti, le gnome du Montreux-Glion-Naye
Genre: Récit-Fantastique
En hommage aux cheminots du Montreux-Glion-Naye.
On ne l’avait pas vu ce matin, où donc se cachait-il encore celui-là! Il doit encore traîner dans ses tunnels, c’est plein de niches partout à l’intérieur, tout le monde y planque des bouteilles de vin au point que le facteur Burdet, à la fin de sa tournée, il confond toutes les stations avec la Centrale de tri! Faut le voir descendre du traclet, ce grand échalas en gabardine, complétement carillon à danser la java sur le trottoir! Si c’est pas malheureux de voir un employé de la fonction publique se comporter ainsi, devant les belles ladies anglaises! Le temps qu’il rentre chez lui pour la soupe de midi après avoir encore fait un crochet chez le Père Cuennet, et c’est sa femme qui ramasse les fagots du feu! C’est toujours la femme qui ramasse les pots cassés, surtout quand certains miteux ne trouvent pas mieux de les vider avant! Bon, le Charles, c’est pas qu’il soit méchant, ça a toujours été un pacifique, un philosophe du bon temps. Faut pas trop se fatiguer ni se mouiller les mains, de toutes façons on finit tous dans le trou, alors pourquoi s’en faire à l’avance, d’un futur qu’on connaît même pas? Mais il devenait rouge tomate, quand au bout du deuxième verre de blanc, le «Montreux» lui montait tout droit au chapeau. Avec des accès terribles d’agressivité une fois le premier état euphorique passé.
 – Oui. Charrette. Y va bien.
 – On le vide quand il est plein, et on le plaint quand il est vide!
 – Mieux vaut écu bu, que flacon sec au cul! Un bon verre de vin vole un sou au médecin. Honni soit qui sans le vin, laisse passer un seul matin. Du pain sans le vin, rend gosier sec et coeur chagrin…

S’en suivaient tous les propos graveleux liés à la vinasse avec ces façons grotesques de grasseyer.
“Cette saloperie de boisson” disait sa petite femme toute angoissée. “Ce vin n’est que misère de vie, je l’ai en horreur, ce gros rouge qui gâche!” D’ailleurs quand il cuvait, on le voyait bien «le boule» – il était chauve – à moitié gisant sur son canapé, à se gratouiller la tête et marmonner tout seul en revivant les scènes de sa tournée, des gens importants qui l’avaient impressionné et dont il reprenait dialogues et propos en murmurant, ou avec des gestes qui en disaient long sur les courbettes effectuées. Ce devait être des directeurs de banque, des commis, ou encore son ancien patron, ou Alexis Cheval, de son vrai nom Chevalet, qui avait fait la Légion. Un Suisse-Romand qui avait fait la Légion, c’était quelque chose, c’est à peine si on osait cogner ou sonner à sa porte. Ou encore Oury le chef guichetier, sur la montée de Pallens, lui et sa bicoque refaite à neuf, avec ses petites tuiles de bois joliment encastrées déguillant jusqu’au sol, sa petite terrasse bien rangée, des petites tables et des chaises bien à niveau contre la barrière, ses petites poteries emplies de géranium plastique, sa femme maigrichonne et ses nains minuscules tout rutilants sous le beau soleil.

Heureusement qu’il y avait le wagonnet, le pinard dans les tunnels et Marietti le gnome du Montreux-Glion-Naye! Une belle fête là-dedans, enfouis entre la Perche et Jaman, ni vu ni connu, à l’abri de tous et de tous regards, quelques secondes d’arrêt et on faisait kermesse sous les entrailles du bon vieux Naye! Les phares de la loco pour donner un peu d’ambiance, on se laissait ensuite tomber en vrac sur les sacs postaux, et hop! Un coup de godet puis avec le canif à tout faire, on débitait vite fait les belles rondelles de Mon-Mon, qui charcutait ses cochons comme d’autres entreprennent les femmes par le jambon. Autrement dit le droit de cuissage.

Ah, Marietti! Tout le monde lâchait “ah Marietti”, d’un air désopilé! C’est un rusé, celui-là. Un vrai roublard. Je suis sûr qu’il cache quelque chose avec ses airs de rien! Rudi le savait, Rudi le suivait, Rudi, le conducteur Suisse-Allemand qui ressemblait à Bourvil et amusait les touristes en fanfaronnant dans leurs langues! Il savait que Marietti falsifiait le quotidien, en éborgnant une bonne partie de ses journées d’entretiens en atelier, à disparaître au vu et au su de tout le monde, sauf de lui…
– Fouais, fouais… On fa aller foir…

Rudi est toujours allé voir, mais on n’a jamais su quoi, ni rien: il n’a jamais rapporté que ce soit en paroles ou en actes. C’est pourtant pas qu’il n’aie jamais eu une voix qui portait! Nasillarde et forte, comme si elle explosait d’un mégaphone.
– Pffff, mmmmhhhhh, fouais, fouais, c’est pon. On fa aller foir… En foiturrre, s’il fous plait, le train fa re-partirrr!

On est sûr qu’il a toujours su ce que trafiquait Marietti. Mais il disait et ne dirait rien. Et certaines fins de semaines, c’est lui qui partait à l’autre bout de la Suisse-Allemande, porter à laver son linge sale chez sa maman.
Gino tempêtait. Il revenait de sa Sicile natale, là où en toutes saisons les tomates sont grosses comme des pastèques! Puis il joignait le geste à la parole devant les autres Italiens du coin, menant les trains-trains suisses à bon cap et en toute sécurité. Fier de ses propos!
 – Si, si! Cosi sono i pomodori in Sicilia!
 – È bé… Basta con i pomodori! Fano ingrassare!

Puis le sujet du jour revenait, avec le vacarme des bouteilles secouées de la Compagnie des eaux.
 – Ah, Marietti! Mais il est où, ça va pas ce commerce, ça va continuer comme ça encore longtemps ou bien?
 – Ou bien quoi?
 – Salvatore fais pas le malin, t’as aussi appris le français en Suisse, toi!
Salvatore s’agaçait. On avait besoin de lui à l’atelier, puis il fallait aussi graisser les aiguillages, en remettre une couche sur la crémaillère.

C’était pourtant pas difficile, on se glissait sur le wagonnet croché à l’arrière de l’autorail, puis à l’aide d’un petit pinceau on gâchait la mélasse sur les engrenages. Ça avait cette bonne odeur de graisse qui se mêlait sur tout et enrobait l’odorat de tout un historique. Il suffisait d’inspirer profondément pour ressentir toute l’aventure des chemins de fer de montagne suisses vous pénétrer dans les poumons. Le foin coupé sur les talus, le regain, les gentianes lutea, reines et symboles intouchables des pâturages, et le thym serpolet accroché aux pierres de Jaman. Puis le bruit, cette résonance sourde dans les galeries, sous les tunnels, ce son rauque et métallique qui, au démarrage, battait les départs comme des fusils à répétition. Alors que derrière les glaces, les touristes impatients n’en perdaient pas une, avec leurs airs cireux de Grévin perdu…

 
Puis voilà qu’il apparaissait soudainement d’on ne savait où, de ces anfractuosités granitiques dont les secrets n’étaient connus que de lui seul. Tout courbé, les cheveux cendrés et hirsutes, les bras tordus vers la saignée du coude et donnant à voir des courbes grimaçantes se démembrant tout de guingois.
– Ben Marietti, t’étais où? On te cherche partout, bon sang, y’a la 207 qui flanche depuis hier soir!

Répondre où il était? Ça jamais. Même sa femme n’en savait rien. Il paraît qu’il fichait aussi le camp, ses jours de congé, dans ces maudites grottes! Serpe comme elle était, toujours sur son dos, ça pouvait se comprendre qu’il préféra la mine des crémaillères aux douces fleurs exhalant devant son chalet. On voyait juste la combinaison rayée de sa tenue se faire bouffer par la suie du tunnel, puis plus rien! Salvatore l’avait suivi un jour, à distance. Un tunnel ça a toujours deux trous, c’est pas compliqué, tout le monde le sait. Un pour rentrer, l’autre pour sortir, ou vice-versa, on va pas compliquer les données! Disons une bouche côté amont, un cul côté aval, histoire que ça aide le transit à la descente. Il y avait effectivement bien quelques petites niches de décrochement le long des murs rocailleux, afin de pouvoir s’y flanquer en urgence, au cas où une rame viendrait à passer subrepticement. Mais bon, on avait mille fois le temps de se mettre aux abris, c’est pas la vitesse qui les effarouche au Montreux-Glion-Naye! Encore moins sur le retour, on pouvait quasiment sauter sur la motrice pour se faire tracter au frais de la marquise.

Alors, où donc passait-il Marietti, le gnome du Montreux-Glion-Naye? C’est qu’on le retrouvait plus le bougre! On savait qu’il picolait en douce, il embaumait sec quand il l’avait mouillée, sa luette! Mais de là à agrandir la cave du Père Cuennet de Belmont aux Planches, ou de Toveyre à Valmont, fallait tout de même pas charrier!
 – Ah Marietti, le gnome du Montreux Naye! Tu fous quoi? T’étais passé où encore? Ça fait des plombes qu’on te cherche!
– Ben quoi… Comme d’habitude. Au service des eaux, à l’usine, j’avais plus de grapefruit, pis c’est eux qui font le meilleur de la région, tout le monde sait ça.
 – T’es sûr que c’est aux eaux que tu rendais service! Chez toi ça sent plus le bouchon que l’eau minérale alcaline! Faut toujours que t’ailles t’enfourner Dieu sait où avec tes brouettées de bouteilles ou autres palettes d’assoiffés! Un jour tu verras, ça te jouera un vilain tour!
 – Un tour de rein, c’est tout ce que je risque.

Il avait le visage taillé à la hache, et les cheveux comme de la laine d’acier. Mais derrière tout cela, derrière cette apparence brute, des yeux bleus et d’une extrême douceur se posaient sur vous, avec parfois beaucoup de roublardise. Il dépendait surtout de qui il rencontrait.
 – T’étais encore à piocher dans la cave à Cuennet toi! Il agrandit le bastringue ou quoi?
 – Oui t’as raison, il va installer un nouveau tonneau, énorme, du jamais vu, on pourrait y mettre à l’abri toute la ville de Montreux!
 – À l’abri peut-être mais pas au sec! Et c’est là que tu t’éclipses pendant le service, c’est ça?
 – Comme si le tunnel de la Perche menait jusqu’à Belmont!
 – T’en serais bien capable! Je te vois bien avec ta lampe Davis creuser une galerie à la pioche jusque sous Belmont!
– T’oublies nos deux tunnels qui se croisent l’un sur l’autre, avec celui du MOB, juste au dessus de nos têtes, fait unique en Europe dans les chemins de fer de montagne! Si je faisais ce que tu dis, tout s’écroulerait sur nous!
 – Je sais bien que tu connais toutes les vallées intestines de la région comme ta propre poche. Tu serais bien capable de flairer une autre issue, va!
 – Je pourrais même aller jusqu’à Chillon, si tu veux savoir.
 – Ça Marietti, c’est ce que tu racontes aux mômes l’hiver sur la descente de Naye pour te faire remarquer en les amusant! Rien de ce genre n’a jamais été prouvé, tu sais bien!
 – Pas besoin de preuves qui se cachent, je sais les débusquer dans l’ombre, moi!
 – Mais Marietti, tu fous quoi à la fin, toujours enterré sous ces montagnes? T’es pressé d’avoir un joli petit jardin sur le ventre, toi!
 – Ah! Ah! Entre Rambertia et Rambert, cime altière et cimetière!

La 207, toute bleue et flambant neuve, avec sa belle découpe en lettres épaisses et chromées, damasquinée sur la luisance soignée de la carrosserie. Ça sentait le bois et l’encaustique, la tiédeur des fauteuils en cuir. Les glaces étaient baissées, et sous la galerie de la gare de Montreux, on l’entendait pétarader contre l’écho des pierres. C’est lui, Marietti, qui les astiquait, leur réargentait le blason. Il n’y avait pas une trace, elle roulait sur bain d’huile, les roues mordaient feutrées contre les dents insatiables de la voie crémaillère, pourtant toujours embardouflées de vieilles graisses corrompues. Le ballast collait, il devenait pareil à une multitude de pierrailles sésamoïdes, que la locomotrice poursuivait de ses gros yeux hagards.
 – Dis donc Marietti… Tu nous aurais pas creusé une autre ligne secrète à tout hasard, des fois qu’on prendrait par surprise une autre direction?
 – J’y avais pensé. Mais rien ne vaut la vue qui s’offre au sortir de la passerelle des Planches.
La passerelle des planches, tel un couffin métallique enjambant, à cet endroit-là, les furies écumeuses de la Baye. Le tonnerre des roues et le matraquage des articulations éclaboussant de tous côtés un vacarme assourdissant. Puis la lourde motrice tirant comme un bœuf, toute une charretée de personnages voilés de contre-jour, semblant émerger de l’Hôtel du Pont, avant de s’enfouir à nouveau contre les façades avoisinantes.
L’inclinaison de la vue vers l’église Saint-Vincent, cette longue glissière azurée menant le regard en toboggan, vers un lac biseauté, comme remontant le Rhône jusqu’à Villeneuve. Du jour infini, de la lumière refoulant de tous côtés, immense comme la plaine. En bas, plus bas encore, des barques, des bateaux, des blancheurs de pains jetés en tranches, avec les oiseaux et les cheminées de bateaux cornant aux contreforts d’une distance devenue dès lors résiduelle.
C’était monter comme on tire une luge, avec la vibration du moteur au ventre, l’odeur d’ozone dégagée par le volant accélérant le convois et l’illumination du regard poché dans le lointain. Les vents posaient leurs marques sur l’onde tissulaire, avant que tout ce grand plateau d’airain ne sombre définitivement dans l’éboulis d’une descente incontrôlée, avec la frange des arbres tamisant la chute. Non, Marietti n’aurait pas à creuser en cet endroit, certainement pas. Lui ce qu’il voulait, c’était pénétrer le ventre des géants, en s’y insinuant, afin de connaître leurs secrets. Être aux endroits des racines, sentir la tourbe humide préparer les futurs bulbes à mille éclosions multicolores. C’était tout en-dessous, mélanger les salpêtres et la poudre de la flore, pour les voir ensuite éclater de tous leurs feux aux zéniths estivaux. Alors il fallait œuvrer, les mains boueuses, en triant la glaise et les graviers, dans la froidure humide ou ruisselante des linceuls souterrains. Tant pis si ça tombait comme la mort glaciale sur les épaules, il fallait bien des gnomes au service des prairies, pour préparer les gouaches et les pigments, qui dépeindront les pâturages et donneront goût aux laitages des bestiaux. Stabulations délassantes de bêtes qui remâchent les arômes, paisibles et couchées innocemment dans l’herbe.
En cette fin de journée, au crépuscule ne cessant de s’écouler à l’arrière du Jura, Marietti monta à bord de la 207 qui sentait encore bon l’arôme d’élégantes jeunes filles qui venaient de descendre à quai. Froufrous, éclats de voix, gorgées cristallines de rires et chevelures jetées aux quatre vents.
La vie battait son plein, on entendait chanter et tinter les dernières bouteilles du Service des Eaux sur le grand tapis roulant pénétrant les hauts étages de la bâtisse.
Il fallait, côté Clarens, pousser la motrice sous l’abri des escaliers et la galerie adjacente, formant les débuts de l’Avenue de la Gare. Marietti se rappelait encore de cette nouvelle gentiane qui avait poussé cette année-là au Jardin alpin des Rochers de Naye. Il souriait à son aise, car personne ne comprenait d’où elle venait, et encore moins son origine.
Les enfants avaient entendu une belle histoire, et sur ce crépuscule embaumant Montreux d’une odeur biscuitée et d’une fine résille bleutée, Marietti éreinté, trouva qu’il avait en ce soir là bien mérité un peu de repos. Une grosse fatigue venait l’assaillir ces derniers temps, dès qu’il quittait le service. Il n’entendait même plus sa serpe lui vociférer dans les oreilles, il n’entendait plus rien, que des murmures, des bruits d’humidité, de chuintements s’écoulant des hautes roches de Naye.
Alors ce soir-là, il se mit à la conduite, et lentement d’abord, car on l’observait, il mena la 207 à sa halte d’attache. Puis une fois suffisamment rentré sous la galerie, il referma les portes, se retourna une dernière fois, et vit déjà dans le lointain, le petit ajouré de l’issue montreusienne s’éloigner de plus en plus vite, au fur et à mesure qu’il accélérait, jusqu’à prendre une bonne marche, forte et décidée, le sourire aux lèvres et l’âme légère. On n’était pas très loin non plus de la cave du père Cuennet, et de la descente en char postal du facteur Burdet.
Cette journée avait été merveilleuse, et les enfants, c’était certain, se rappelleront longtemps encore de la descente à travers champs et des sons mystérieux susurrant dans les tunnels empruntés. Puis surtout de la belle histoire de Marietti, le gnome du Montreux-Glion-Naye.
– Gino! Gino!
– Oui ? Quoi Salavatore! I pomodori? Caspita! Encora con quella storia!
 – Ma chè pomodori? Non. Altre cose… Casa mai… dis… Toi tu saurais pas par hasard si Marietti serait déjà parti ce matin, avec la 207? On la trouve pas…

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), Contes fantasmagoriques de Montreux, “Marietti le gnome du Montreux-Glion-Naye”, septembre 2015-Tous droits de reproduction réservés.