Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 18/04/2016

Marcel et Georgette

Voici le 81 ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Cette fois dans la région des Planches. Bonne lecture!

Genre: Récit
À la mémoire de Georgette et Marcel Rochat

Marcel et Georgette, ils portaient tous deux un nom de guingette.
C’est elle qui faisait les nonnettes pour la foire des Planches.
Lui, il a passé sa vie à s’occuper d’une ferme, élever des bestiaux; il était aussi rebouteux, sorcier des gamins. On le voyait s’en aller, les bottes bien ancrées, de ferme en ferme rhabiller les nerfs des bêtes et souvent remettre l’esprit des hommes en place. Il savait aussi comment libérer le veau qui étouffait au fond de l’anse d’une vache, s’enduisant de graisse à traire et, tel un pilon, enfonçant un bras noueux jusqu’au coude, afin de sauver les deux bestioles à la fois, sans broncher. C’était précieux, on lâcherait pas avant d’avoir su tout entreprendre. Il lui arrivait souvent de basculer lourdement en arrière lors des délivrances, les membres pleins de morves et decaillots fumants, le fondement engoncé à califourchon sur la rigole à purin.

Des années durant passées dans un grand domaine à «l’Estivage» près Payerne. Une vie sans bruit mais remplie de besognes, toute en oubli de congés ou de vacances, en perdition de soi-même. Alors, un jour que ça devenait trop dur et pour l’un et pour l’autre, ils ont tout laissé, tout quitté, la bile amère et la faucille plantée au cœur. Les petits Français qui venaient en changement d’air, les animaux partout, les champs retournés aux mottes bien grasses, les odeurs de fenaisons s’étalant sous la lourdeur des étés, la boucherie qu’il faisait lui-même ou avec un de ces monstres de cent-vingt kilos se déplaçant itinérant dans tout le canton.
Tout, sans condition, même la bonne cuisine, grosse de partout, l’évier de pierre, les marmites sans fond, le gros potager à bois, oui, on pouvait rien charrier, ça resterait là, il fallait abandonner pour une vie plus douce et bien rangée, contre les alarmes neige d’hiver lancées par la commune de Montreux sur le petit téléphone mural du corridor.

Ça caillait des lourdeurs qu’il fallait retirer du lit, le corps usé et les membres gourds. On voyait le trait de lumière allumer le carreau de cuisine, et la grosse tête plonger dans le bol de café au lait. Ça soufflait épais, appuyé sur les coudes et le buste fiché en bord de table, figé. C’est elle qui le secouait, pour ne pas qu’il se rendorme. Il ferait une sieste entre midi et treize heures, c’était pas beaucoup par rapport aux nuits trop courtes de toute une existence. On était pas habitué à cela, avant y’ avait toujours une bête qui posait problème, un coin de pré qui n’avait pas été fauché et l’orage qui approchait. Sauf que là, on sentait que tout sortait en même temps, et que l’organisme se prenait en une fois bien sonné les rinçures du passé.

Lui, il avait de l’humour, cet humour pataud des cœurs gros comme ça, les sentiments bourrus cachés derrière des tonnes de couennes, que des yeux humides trahissaient, sitôt qu’il se mettait à parler du passé, le sien, puis aussi celui de la Georgette. La seule fois où on le voyait vraiment pleurer à chaudes larmes, c’était lors des grandes désalpes de fin d’été. Toutes ces reines fleuries martelant du sabot, ces nourrices infatigables qui donnaient matières aux hommes et qui, comme remerciements, finissaient suspendues aux crochets du boucher la panse éventrée. Il s’en approchait entre Brent ou les Avants, afin de sentir leurs mufles épais et chauds lui frôler le corps. C’était des sortes de caresses que lui donnaient les bêtes, et qu’il appréciait. L’odeur de la bouse et les cornes garnies de fleurs passaient et repassaient au-devant des ses mains désoeuvrées, ou accrochées à la ceinture de sa femme afin de la tirer plus avant de la foule pour voir, voir plus loin, presqu’y toucher..
 – Oh là! Oh là, oh!
Il lui parlait pareil, à la bourgeoise.

S’ils avaient une saveur ces deux là, cerait celui du pain frais, car comme lui ils étaient bons avec le monde.
Autant Georgette causait, autant Marcel se taisait. Il aurait encore voulu qu’elle lui manifeste quelques caresses, ou attentions moins tendres et plus proches des besoins naturels. Mais elle insistait et disait que c’était fini une fois pour toutes pour le papy, plus question de valses plates! Que c’était plus de son âge ni du sien. Alors ses grosses pattes rugueuses retombaient mollement sur un bord de fenêtre ou la table formica du café des Planches. Deux rires sourds sortaient de sa poitrine, tandis qu’il repartait là-bas, à “l’Estivage,” voyant s’ébattre les génisses dans l’herbe dense et les petits Français revenant à toute volée sonner du vacarme à la ferme!

Ils habitaient au numéro deux de l’avenue des Planches. Au printemps, la clarté poudrait délicatement la façade, les odeurs de vieilles pierres prenaient de la teinte, de la douceur et un petit coup d’arôme suranné. La couleur du soleil était vive et fraîche, je dirai presque pétillante. Comme j’habitais de plain-pied, j’ouvrais ma fenêtre de cuisine en faisant jouer contre leurs carreaux un petit orbe à l’aide d’un miroir destiné au rasage. Dès que le soleil tapait juste, je réverbérais les rayons en vis-à-vis, deux étages plus hauts, m’amusant aussi à les laisser circuler entre les tabliers artisanaux du bâtiment. Je promenais ainsi longtemps ces éclats, avant de les arrêter pile sur le plafond du salon.

J’étais au numéro trois, la maison de la Tour Buenzod en laquelle je montais le soir, afin de les voir en silence accoudés sur leurs cafés complets. La mamy produisait le double de soupe afin de m’en laisser des rations quotidiennes, qu’elle coupait ensuite avec un peu d’eau pour le papy. Ça le faisait rire, il disait juste avec son phrasé vaudois: «La soupe est plus mince que la taille de ma bouèbe! hé!hé!» Mais elle serait prête comme il faut pour le lendemain, pour la cantine qu’il prendrait au matin. Il n’y a que moi qui avais droit aux lichées fraîches, avec un peu de crème double.

C’est que le jour ça y allait. Ça sentait les bricelets, les salées de Corcelles, le vin cuit, les blinis, tout s’y mêlait à fenêtres béantes, la grande cuisine aux tuyaux arpentant les angles, et la table surchargée continuant de produire les recettes du passé, qui finissaient jalousement cachées dans de grosses boîtes en fer blanc garnissant les tablars. Des boîtes à motifs, recouvertes d’un vernis écarlate usagé sur lequel un grand phénix noir ouvrait des ailes infinies. Toutes les gâteries de la Bénichon, les douceurs de kermesses, les taillés au greubon, avec des laves de moutarde et de mayonnaise recouvrant des tranches de cuchaules, découpées épaisses comme des semelles.

Ils étaient deux en haut, dans ce trois pièces. Mais quand il travaillait pas, le papy dormait toute la sainte journée. Et Georgette l’obligeait à s’éveiller, elle allait le secouer. C’est que son domaine était devenu étriqué, ses occupations restreintes; pis, la mamy, elle refusait la valse plate, alors autant se réfugier vers le passé, vers les bons souvenirs emplis d’agricultures, qui en lui et en secret continuaient de germer et d’être moissonnés. Ça se voyait à l’œil gauche, c’est celui qui trahissait le plus vite le trop plein de peines. Tandis que dans le gros buste recouvert d’un gilet, il était plus difficile de voir quand ça commençait à faire mal aux poumons. Puis après, il y aurait la retraite, dans quelques mois. Bon, c’est pas qu’on regretterait les alarmes d’hiver à quatre heures du matin. Il y allait, sans faire de bruit, partait cantine en mains, du saucisson plein les poches, se son pas lourd mais certain. Il remontait jusqu’ à la place des Planches, et on venait le chercher. Le temps n’était jamais certain, celui qui passe et celui de la météo. En toute saison, le ciel amenait de l’ouvrage, les tempêtes d’azur, ça c’était jamais vu. D’ailleurs quand on parlait, quand on lui disait que là-haut, il pourrait quand-même faire un peu d’efforts pour donner moins de besognes aux braves gueux, il répondait entre deux rires gras: «il est plus difficile de voir un ciel sans nuage, qu’une jeune fille de seize ans avec tout son pucelage!» 

Sous le coup des treize heures trente, après la sieste, les joues encore zébrées par les plis du coussin, il venait s’asseoir sur mon bord de fenêtre pour prendre vite fait un dernier café et fumer sa clope. Et je lui disais de faire gaffe parce que la mamy, là-haut, elle surveillait tout depuis sa corniche.
 – Hé, hé, on laisse faire.
 – Oui mais ça va gueuler!
 – Dis-donc papy t’as vu l’heure! Dépêche-toi! Tu vas être en retard!
 – Je t’avais dit. Ça a pas manqué!
Mais elle était tenace.
 – Pis tu recommences à fumer! Tu viens à peine d’en finir une! Tu avais pourtant promis de faire des efforts!
Et lui de se retourner nonchalamment:
 – Pisque même la merde elle fume…
Alors,elle refermait ses croisées, honteuse que toute l’avenue des Planches entende une telle ritournelle!
 – Non mais elle croit quoi la mamy? Déjà qu’elle veut plus aller à tzè, elle va pas en plus m’empêcher la clope!

 
Georgette et Marcel, ils avaient des noms à tenir carrousel. A dresser une table de toile cirée carrelées rouge et blanc. À servir du jambon à l’os, et du pinard de Montreux, à rester des heures en angélus, les bras liés contre la poitrine au milieu d’un champ, parce que tout ça ne s’expliquait pas que ce soit si beau.
Elle jactait, les lunettes bien fixées, les mèches ondulées vers l’arrière et le nez pointu.
Il se taisait, le visage bouffi sous un casque hérisson qui n’avait pas perdu une seule pique. Avachi sur le canapé et les mains boursoufflées comme des steaks, désoeuvrées des masses de travaux qu’il digérait ainsi depuis lors, surtout après les repas de midi.
Tandis que les sons clairs de la cuisine, nimbée de clartés, tintaient sous le choc des pots de confitures, des gâteaux et des cakes, des sirops de pissenlit ou bourgeons de sapin, de toutes ces occupations frénétiques que la mamy domptait tous les jours, encombrant de plus en plus tablars et fonds d’armoires.

C’était que, pour lui, la retraite avait bien sonné, et même de nombreux coups à la fois.

C’était que, pour elle, maintenant devenue fraîchement veuve, un trois pièces ça commençait à faire lourd. Puis être tout le temps toute seule. C’était plus comme avant…
On avait beau se retrouver pour parler du bon Monsieur, regarder les photos, admirer une reine garnie d’inflorescences, il n’était plus là le papy. Il restait la cuvette sur le canapé, les ans marqués par le poids d’un subit abandon.
Il était parti en me laissant de l’argent, alors qu’ils en avaient tout juste pour eux-mêmes.
Ils avaient acheté une poussette pour ma fille.
Ils achetaient pour donner.
Ils semaient pour que les moissons profitent aux autres, ils fabriquaient de la chair pour des os que d’autres rongeraient.
C’était en eux, ils fleuraient bon l’eau de violette et la naïveté rustique du Bon-Dieu sur les muguets du premier mai. On les apercevait encore à travers les champs de blé au crépuscule, et les tableaux de Millet.

Ils faisaient partie de cette majorité lourde de travailleurs silencieux, gardant les plaintes et les chagrins bien enfouis sous les mottes de terres. Se sont des cœurs coquelicots qui fleurissent aux bords des champs de céréales. Et lorsque la terre sue sous l’humidité, les odeurs qui émanent vers le ciel sont leur encens à eux. C’est l’offrande des champs pour tous ces parents qui la cultivent. Si, dans les images champêtres que l’on peut voir dans l’arrière-pays, le Bon Dieu s’y trouvait, c’est certainement par l’ouvrage de ces gens qui mettent leurs sentiments en moissons après une dure et longue vie de labeur à tresser la pailles et produire le grain. Il doit être, en ces mains emplies de farine et qui pétrissent les lourdes pâtes de la bénichon, il doit être dans les sueurs mélangées aux bois, sur les tétines offertes aux trayeuses, dans l’odeur douceâtre du lait fraîchement tiré et des mottes à peines émergentes du babeurre.
Il doit voguer dans ces rideaux de pluie glissant sur le lac, ou entre les rais enflammés d’une fenêtre mi-close.

Puis maintenant que c’est trop tard, on sait pas comment faire pour dire au revoir. On sait pas comment s’extraire du tourbillon de la meule qui broie la farine de nos vies jour après jour. On se dit juste, peut-être, ils sont partis au moment opportun, on se dit ce que se disaient déjà nos aïeux, du temps où ,epuis longtemps déjà, toujours le bon moment pour partir.

Elle a laissé des petites robes tricotées pour les poupées de ma fille, des coussins crochetés pour le berceau, des langes puis plus tard des tailleurs de plusieurs couleurs, toujours œuvrés du cœur à la main. Et lui un gros billet de cent francs tout neuf, puisé dans la corne raidie de son porte-monnaie.

C’était comme quand la nature ne dit rien, des parents vénérables trouvés au numéro deux de l’avenue des Planches. Il est rapporté que les personnes les plus illuminées provenant d’en-haut, sont toujours à dessein prostrées dans le revêtement les plus simples des gens d’ici-bas. Des paysans, des bergères, des enfants, des charpentiers qui mettent bas dans des étables et vivent de leur artisanat.

Cela en a toujours été ainsi. Des sages qui façonnent de leurs mains et produisent ainsi l’habitat, les vêtements et la nourriture des hommes.

Ils s’appelaient Marcel et Georgette, des véritables noms de guinguettes.
Il n’est aucune raison de taire plus longtemps la vie de petites gens aux cœurs gros comme ça et bons comme le pain.

Même quand, depuis, on ne cesse de leurer la boulangerie fermée.

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), Contes fantasmagoriques de Montreux, “Marcel et Georgette”, octobre 2015 – tous droits de reproduction réservés.