Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 31/07/2017

Maître Fournil

Voici le 122ème conte fantasmagorique de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Une histoire tirée d’un fait réel.

Maître Fournil

Genre : Drame naturaliste.

Tiré d’un fait réel

Toute la journée il avait fait un temps splendide. La farine s’écumait gaiement dans le pétrin. Chabloz, le boulanger patibulaire de l’Arzillière, bras nus sur les vigoureuses barattes, admirait encore, dans le lointain, l’aube béant sur sa vitrine. On déploierait la même quantité de pétrissée qu’à l’accoutumée, mais avec ces grosses chaleurs il faudrait carrément utiliser l’eau de source glaciale à cru, lors du frasage. Car la pâte ne tenait plus et Chabloz, plein de dépit, enfonçait son vigoureux poing dans le gras des hanches en signe de consternation. En ce matin-là, personne ne le vit accomplir les gestes quotidiens, même parmi les criquets demeurés étrangement silencieux au pied du fournil.

L’apprenti n’était pas venu non plus, on lui avait donné son congé.

“Pis c’était quoi” que d’avoir tous ces gamins dans les pattes, alors qu’on a déjà à peine la place de se tourner. Oui c’était peu grand. Quelques mètres carrés biscornus de murs en catelles, deux fours creusés dans ce qui ressemblait à une espèce de roche avec des portillons en fonte fermant de “guingois”. On devait y mettre de la pâte tout autour pour rendre la rainure hermétique. C’était du vétuste, tout comme le sol “mal plat.”

Alanbrine serait absente aussi, ça ferait moins de boulot à répétitions, vu “qu’elle comprend jamais comment y faut faire” fonctionner le percolateur. Chabloz suait déjà à gras, alors que la première bûche venait à peine de prendre.

– Ça va encore cogner “c’te cagnard” !

Puis, petit à petit, il ajoutait le bois qui prenait aussitôt. La pâte s’amalgamait sur le pétrin, on y avait vidé les sacs comme du plâtre à bras le corps. Parfois, on croyait plus voir tourner une bétonneuse qu’une pétrisseuse. Chabloz bougonnait. Pour les autres – employés et clients -c’était plutôt un taiseux. Un lunatique de première. Mat et chauve, le crâne légèrement déformé côté temporaux. Visage bouffi, lèvres arrondies entre l’étonnement et l’effort de soulever les appareils. Ce gros tablier blanc, c’était son médiastin inférieur, on apercevait presque le grand omentum en train de saillir sur les cuves.

Puis survenait le déversement de ce grand bitume sous le laminoir. Des sentiers de pâte feuilletée pour les premiers croissants. Toute cette papeterie recommencée mille fois, pliée et dépliée, ces tourages épuisants sous le poids des matières composites. Avant-arrière, fleurage. Avant-arrière, fleurage-tourage. Puis encore, puis les autres montagnes de lave devenant aigres sous la puissante poussée des levains.

 

Debout à trois heures, pas question de compter sur une chambre de pousse. On voyait ça l’hiver, derrière les vitrines embrumées du laboratoire, des gestes glisser furtivement au travers du verre dépoli. Mi-silhouette, mi-ébauche de pantins désarticulés. Puis l’arrivée des haleines biscuitées sur le trottoir, la moiteur des pains au lait, de beurre malaxé, de viennoiseries finissant d’embaumer tout le quartier. C’est à ce moment-là que passait Henchoz, cognant aux carreaux pour avoir son “briquet” du jour; Chabloz lui montait ça: un gros pavé tartiné de saindoux avec une semelle de jambon, cornichons-moutarde, une feuille de salade puis fermeture d’une tranche épaisse sur le dessus. Au passage, un café au lait tombé bien profond au creux du bol. C’était peut-être pour se donner du courage que Henchoz le cantonnier “batoillait” un instant entre la route et le pas-de-porte. On s’usait plus vite que le balais dans “c’t’e bled “.

– Dis-voir… T’as su que la Fourbis, elle s’est cassée de la baraque? Tu te rends compte, du jour au lendemain, comme ça. Sans prévenir. “Y” paraît que, quand les gosses sont rentrés de l’école, elle avait déjà débarrassé le plancher. Je sais pas moi, comment on peut faire un truc pareil! Tu pourrais, toi?

– J’ai pas de gosse. Et pas de lugubre à débarrasser.

– C’est vrai que tu bosses comme un forçat mon gars. Tu pourrais pas. Mieux pas s’encombrer dans ces cas là.

De toute façon, j’ai horreur de ce domestique continuel “de quand t’as” des mômes. C’est jamais fini. Faut les emmener “en-ci ”  et “en-là”, faut faire les tâches, surveiller, plus jamais pouvoir partir en vacances tout seul, plus décrocher quoi. C’est une prise d’otage ces trucs. Pis tu te saignes pour eux et quand ça “t’arrive” à être ados, ça te crache bien plein dans la gueule.

Non merci, c’est par pour moi. Je suis mieux avec mes pâtons. T’es houspillé autant, mais au moins ça claque sa trappe. T’en sais quelque chose toi “qu’en” a trois!

– Quatre. Le dernier, c’est un accident.

– “Pis” après pour leur trouver un métier… C’est une galère! De plus on leur enfonce dans la tronche que si c’est pas pour “qu’y” soit médecin, avocat ou banquier, ça vaut pas la peine de se saigner.

– C’est vrai. On crache sur ce qui est manuel. Bientôt “y’aura” plus d’interrupteur pour allumer la lumière. Plus d’ouvrier pour les installer ou visser les ampoules.

– On crache sur tout ce qui n’est pas artificiel et se fait pas par l’intermédiaire d’un de ces putains de claviers d’ordinateurs. Maintenant “faut” passer sa vie à dévisser ses empreintes sur des touches. À encrasser un écran tactile. C’est d’une dégueulasserie sans nom. Moi, je reste à mes pétrins mécaniques, ma pâte maison. Les gamins, les petits qui sont pas encore pourris par tout ça, quand ils descendent pour l’école de Chernex, “y” voient encore la différence. Chez moi, on la voit, la différence. Mais, par contre, ils ont déjà perdu l’étonnement de la vue donnant contre le lac.

Là oui, c’est “ben” foutu.

C’est pour ça que je mets ces corbeilles au dehors, avec mes pièces déformées ou ratées. Parce que dans la bouche elles ont toujours le bon goût de “l’astiquée tranquille,” avec amour et passion.

Je suis encore à l’époque du chanvre et des sabots. Sur le sol on peut voir parfois, comme dans les livres d’images, des petites empreintes de souris sur les restes de farine.

– Si t’arrives à t’en sortir c’est bien.

– J’arrive pas. Je vivote.

– Alors tu vas aller jusqu’où comme ça?

– Jusqu’à ce soir, Henchoz!

– “Ousque” t’es drôle, “té cols”!

– Prends-en un “max” des autres choses, je te donne aussi ces premiers croissants, y doit rien rester pour ce soir, pour quand tu reviendras chercher mon “clébard.”

– Comment ça?

– T’as bien compris, je veux que ce soir tout soit “poutzé” propre en ordre! “Qui ait” plus aucun “chenit” dans les comptoirs!

– Quelle lubie Tu vois une grosse recette pour aujourd’hui, dis-voir? T’attends l’Aga-Khan ou quoi?

– J’attends plus rien, pour ça je suis prêt à tout!

– Bon ben alors… À ce soir pour ton clébard.

– Oui, oui, pour mon “wouh-wouh”.

– “Tchô” alors.

– “Adjeû”…

Chabloz se lança sur sa grande spécialité: petits fruits rouges, tartes aux pommes. Dans l’évier de pierre rougi, sur la peau, les avants-bras sanguinolents de pulpes, on sentait les framboises, les mûres et les raisinets éclatés au milieu des jus de citron.

Sous l’eau courante et la plomberie perlant d’humidité, il voguait à la fraîche, en cet endroit épargné par l’enfer du fournil. C’est là que tous les fruits nageaient, ventres en l’air, passés aux cribles des rinçages. Puis, sur les grandes abaisses, cela finissait sur un lit de sucre et de farine, un saupoudrage de cannelle.

Alors c’était en marche, les viennoiseries d’un côté, les âcres pains complets en train de chanter sous leurs ressues et les autres, se gonflant dans le four sous la poussée des gaz, donnant aux grignes finales un louvoiement doré à la perfection. C’est qu’il avait le coup, Chabloz, pour scarifier d’un seul trait les bonnes chairs aromatiques.

– C’est un pain qui se fait plus, “y’en a pus des commacs et y’en aura jamais pus, pus du tout”, et ils verront dans le coin, “quand c’est” qu’ils auront plus le choix, avec que cette sciure dégueulasse “qu’y z’auront” en bouche!

Il avait été drôle toute la journée, Chabloz. Aux enfants du village, aux habitants d’un Chernex campagnard retiré aux creux des pierres mais épiant et souhaitant la guigne des autres terrés entre leurs lézardes, il avait, sur chaque palier, déposé des paniers avec tout ce qui constituait les restes de sa marchandise.

Quand le cantonnier Henchoz était repassé le soir, pour sortir le “clébard”, ça avait été tout chose quand on avait bu le café. Il restait plus de grains dans l’entonnoir de verre. C’était vraiment la dernière grosse tasse de la journée, bien forte, qui met du coeur au ventre et est susceptible d’empêcher le marchant de sable de passer le soir.

– Si t’en veux de plus, tu me diras, on t’en remoudra vite un brin!

– Dis, c’est normal que “t’aies rien moins” de farine dans ton gros bahut? D’habitude il “reste de quoi” non ?

– Eh figure-toi que j’ai vu “qu’y’avait” des vers à mites!

– Ah, c’est bien la première fois que tu te laisses envahir par ces vermines-là, toi!

– Comme quoi on est pas plus à l’abri que ceux de l’Hôtel Bon-Accueil. Oui, fais pas “c’te” tête-là! Tu sais… Mais oui… Bon Accueil! Enfin! Ceux des Broussailles à Chernex! Y sont pouets. alors j’ai appelé leur bastringue l’Hôtel bon-Accueil!

Puis silence.

Puis gravité du silence.

Puis lourdeur sur le lieu, comme s’il venait de passer une minute à blanc.

– Alors bonne nuit mon vieux! On se retrouve comme “d’hab” pour le “clébard” vers les 4h30 devant ton fournil ?

– T’inquiète. Le chien verra rien si j’ai un peu de retard… Adieu Henchoz. Et dis bonjour à ta lugubre de ma part!

Bon, l’été était long. Quand on s’en rappelle, redit Henchoz aux policiers venu pour l’enquête, on s’était bien rendu compte que Chabloz était pas comme d’habitude. Il avait des cernes autour des lèvres. “Pis” cette manière de tout prévoir, de laisser le chien, de tout vider la marchandise jusqu’à la dernière goutte de café…

Henchoz dû s’arrêter. Sa grosse voix de vaudois pâteux ne savait pas comment gérer ce qui “rebouille” et “gaillosse” dans le buffet. Il passa sa grosse pogne sur son visage, puissante, de quoi assommer un boeuf, qui tenait un tout petit mouchoir de tissu ridicule. Même pas de quoi recouvrir une seule paupière.

“Pis” c’est comme on dit, il avait attendu que tout le village soit retiré derrière ses volets, éteint toutes les lumières du fournil vu qu’il savait qu’ils épiaient toujours par les gerçures; alors vers le four, c’est là que vers les 20heures15, après avoir bien regardé que tout “était nickel” par là “travers”, il avait culbuté du tabouret après avoir foutu sa saloperie de corde autour du cou.

Se sont les ambulances “qu’ont” attiré mon attention, mais “j’savais que c’t’ait grave”.

Pis, en bon protestant qu’on est en famille, moi je vous dis: “quand on fait ça, quand c’est celui qui fabrique le pain quotidien du Seigneur qui se commet, c’est comme si on attirait la disette sur soi et tout le village du coup. C’est pire que du pain noir. Pire que du pain sans sel ou sans levain. La prochaine fois, c’est le blé qui viendra à manquer ou y s’ra bouffé par l’charançon.”

Mais, le lendemain matin, il y avait de la belle farine blanche sur le trottoir, avec des tas de lettres d’amour qu’avaient laissé les enfants sur la porte, accompagnées aussi par des dessins multicolores.

Henchoz se trompait.

L’amour finit par venir.

C’est ce qu’avait dit le pasteur du temple de Clarens, pendant le culte.

© Luciano Cavallini, juillet 2017 – Membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & MyMontreux.ch, “Maître Fournil” – Tous droits de reproduction réservés.