Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 25/05/2015

Mademoiselle Tresson

Voici le 34ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini, dont toutes les intrigues se passent sur la commune de Montreux. Régalez-vous de cette belle écriture!

MADEMOISELLE TRESSON
Genre: Récit
Le Home «Les Noisetiers» accueillait les enfants en déficiences respiratoirest anémies ferriprives. Etymologiquement, le mot anémie provient de la racine «an» sans, et «hémia», sang. Sans sang.
La matin dans les godets de plastique, on recevait cette espèce de grosse pastille acide de vitamine C, – je suppose – puis, une fois sorti de la buée des douches et de l’odeur camphrée de la pharmacie, on avait droit au jus d’orange sanguine fraîchement exprimé.
Dans une tasse de plastique, avec soucoupes de plastique et couteaux arrondis sur le devant.
Face à moi, je regardais Fabienne, dont je n’ai par la suite plus jamais rien su.
Une Fabienne irréelle comme le sont toutes les Fabienne filles lorsqu’on les imagine ainsi avec notre très grande naïveté d’enfance et qui, par la suite, deviennent le semis germinatif de nos illusions adultes.
Sa fine main levée et tenant l’arrête de sa tartine chocolatée, semblait denteler blanche cette belle mie toute recouverte de friandises. 
D’autres, aux longs visages éplorés, égayaient leurs chevelures châtains et scintillantes au-dessus du porridge.
Au milieu de cette grande table, parcourant toute la salle à manger, il y avait deux vieilles filles agréables, dont on dira qu’elles avaient un âge certain depuis très longtemps, le tout muni d’un soupçon rance d’austérité protestante.
En gros, ça sentait la bible rance.
La première, longiligne, un beau front orné de mèches ondulantes et blanches surmontant des yeux profondément cyan, s’appelait Mademoiselle Béguelin. 
La deuxième, Mademoiselle Tresson, trapue et déformée par une arthrite articulaire, se tenait voûtée, les mains griffues comme les pieds des théières victoriennes. Sa coiffure anthracite plombait un front bas et buté, ses joues toutes fripées et ses petits yeux chassieux, déposaient leurs rougeoyantes conjonctivites lors des drastiques surveillances dont elle avait charge sans faiblir.
Que se soit dans les dortoirs ou pendant les repas. 
Elle n’était pas méchante, mais nous n’aimions pas qu’elle nous débarbouille le visage avec ses lavette puantes, et encore moins voir circuler, autour de nos visages, ses digitations fourchues.

Il se passait des tas de choses aux Noisetiers. Des coups en dessous, des enfermements dans les toilettes, des puanteurs sans origine qui, se mêlant aux vapeurs de tout ce monde, exhalaient les senteurs écoeurantes à mi-chemin entre le crin animal, et les non moins glandes apocrines échappant à la vigilance de la Tresson.

Mademoiselle Bégulin adorait jouer «Pour Elise» au piano, en fin d’après-midi, lorsque la boîte métallique circulait avec le pain et les quatre carrés de chocolat réglementaires. La gourmandise de cet instant nous venait bien avant, lorsque nous rentrions du dehors et que l’on voyait les farts multicolores comme des sucettes, disposés sur les tablettes, ou des bottes de caoutchouc brunes, dont la matière satinée faisait déjà songer à un enduit chocolaté, tout comme les boues de fontes.
Puis la grosse clé rouillée de la remise aux skis et la vieille citerne embaumant le mazout, que nous aimions flairer en même temps qu’allait parvenir l’instant du goûter.
Pour les plus grands, il y avait du thé au lait, pour les petits du lait cacaoté, sentant la réchauffe depuis des heures et, surtout, fortement armé de cette infecte peau de tam-tam en surface!
Ça descendait jamais, ça restait croché en glaire sur la luette!

La directrice, Mademoiselle Rivier, se faisait amener sa théière de terre cuite et son sucrier. On voyait ses serres d’aigles pincer goulument les morceaux et les jeter dans une grosse tasse ventrue. Austère, froide et calculatrice. Dure et sans sentiment. 
Le visage de Louis Jouvet avec un chignon. Toujours le même. 
Le chignon et le visage.
Elle ne restait jamais longtemps et, à peine apercevait-on sa sinistre silhouette, qu’un silence pesant tombait sur la salle, sans qu’elle ne s’en aperçût.
Qui entend le silence? Sa surdité n’aurait pu se payer un tel luxe.
Tout cela se découpait derrière les vitrages, ou le salon qui en était parfois dépourvu.

Alors, le rude visage osseux s’additionnait aux montagnes, dont les arrêtes violacées du soir semblaient devenir des trolls de granit menaçants.
Ou, les étés, de vertes épaules labourées de pierriers; l’hiver, plus traîtres, les ronronnements sourds et les grosses balafres des couloirs d’avalanches.

Le pire c’était la nuit. Il fallait emprunter un long couloir biscornu, encombré de portes, afin de parvenir dans une espèce de salle de classe toute de bois vêtue, avec des nœuds gros comme des nies, et des tables collantes de toutes sortes d’exsudats dont il valait mieux ne pas connaître les origines. 
Cela pouvait aussi devenir la salle des monstres. 

Nous avions Fred Emile Gambarotto, l’épileptique attaché au sol avec une sangle liée aux tuyaux du radiateur, et Gil, le bossu, supportant à longueur de journée un gros carcan de bois lui traversant les épaules par en arrière, laissant juste les bras reposer de chaque côté sur un dispositif cruciforme, à savoir un état d’existence plus ou moins libre jusqu’au soir.

Edgard et Bruno.
Edgar d’abord. L’Aryen blond teigneux. Mais pas avec moi.
Bruno, le noiraud “lunetteux” à morves protubérantes.
Nous dormions ensemble dans les chambres, et je me rappelle des grands soirs d’été, lorsque les transhumances sonores des cloches de vaches nous parvenaient jusqu’au dernier crépuscule, avec les remâches du foin coupé.
On emportait en secret un peu du gravier de l’allée en poche, afin d’allumer des étincelles dans la nuit, comme avec des pierres à feu. 
Si on se faisait choper par la mère Tresson, ça finissait par octroyer plus de peur que de mal. On devinait la porte s’ouvrir car, à peine en était-il ainsi, que l’odeur d’encaustique du couloir nous saisissait aux narines, puis survenait le spectre osseux et difforme de cette dernière.
Cependant le monstre n’était pas méchant, même si la grosse pomme de terre en robe des champs semblait ornée d’un revêtement corné, l’intérieur restait clair, tendre et doux.
Ce qui était moins le cas de Mademoiselle Béguelin.
Elle grondait et faisait semblant de donner une tape sur les fesses, avant de vous inonder le visage dans l’auge de toilette afin, en bonne protestante crasse qu’elle était, de nettoyer la face de tous péchés.
Elle travaillait donc de dos et de face, afin de nous faire penser à posteriori.
Mais même après, Edgard l’intrépide sortait sur le balcon de bois, dans la clarté laiteuse de la nuit, juste pour aller encore plus loin, marcher avec ses chaussettes se prenant entre les joints rugueux des planches.
A ce moment-là, les montagnes et les vallées disparaissaient et, des Avants jusqu’au lac, on voyait une combe violette emplie d’un velours sans fonds, en lequel on aurait pu plus d’une fois s’engloutir. 
Nous vivions dans un monde de bakélite, d’objets crochus, d’espagnolettes biscornues et de commutateurs ressemblant à des gouttes noires d’encre figée.
Ce monde-là était celui de la Tresson, parcourant les couloirs en respirant, parfois en entonnant des airs lugubres, veillant une partie sur le sommeil des enfants, et plus tard, se transformant en infirmière donnant les soins à Mademoiselle Rivier, souffrant d’étranges maux, surtout la nuit.
On entendait quelquefois, entre deux sommeils, une voix rauque se glisser sous nos plinthes, suivie d’une vague senteur de Benjoin. 
A n’en pas douter, on s’était mis dans la tête de percer le mystère, afin de savoir comment cela se passait, un sabbat de sorcières.
Vaste équipée, dangereuse à tous points de vues.
Dans les ténèbres, les angles se modifiaient, les planchers devenaient meubles, se creusaient d’étranges façons et se plaignaient bien plus que le jour, alors qu’on piétinait toute la bande sans crier gare.
Ça louvoyait, le reflet des lucarnes formait des rictus contre les murs, d’autres fenêtres maculaient le bois de membres octopussiens.

Il fallait emboîter presque jusqu’à la salle de classe, vers Fred Emile qui convulsait sous ses ligatures, ou de Gil, immense et dressé, la bouche emplie d’un rire blanc et cassé, couinant au sommet de son crucifix! 
Enfin, on entendait du bruit, et une lumière jaune filtrait de la serrure œillet.
Parfois, la corne et la charnière grinçante de la poignée semblaient bouger; la Tresson ricanait, tandis que Mademoiselle Rivier geignait, prise dans les serres de douleurs indicibles. 
Il ne fallait pas bouger d’un oeil, le sol nous aurait trahi.
Personne pour oser. Oser braver ces ténèbres pharmaceutiques, grasses de térébinthe et camphre, de toux chroniques, de calcifications grotesques.

C’est Tresson! C’est Tresson! Elle entrait et s’arrêtait.
Mademoiselle Béguelin, sitôt la verveine transparente donnée à la cuillère aux petits, s’en allait dans sa chambre, alors qu’on sentait encore la menthe de tous les dentifrices crachés dans le grand commun d’aluminium.

Mademoiselle Tresson ressurgissait, fantôme d’elle-même, semblant glisser sur ses lugubres soupirs, alors que nous nous collions contre le bois, nos cœurs martelant presque à nous traverser de part en part.
On tentait l’invisibilité apnéique, c’était l’unique moyen de nous en sortir.
La Tresson nous fixa de ces yeux… Comment dire… jaunes. Jaunes béants, phosphorescents, comme ceux d’une grosse araignée, ou d’une pieuvre effarée.
On voyait poindre juste ses deux canines supérieures, demeurant à nu sur des babines retroussées, fixes comme un ourlet de cire.
Elle nous contourna, alors que la porte de Mademoiselle Rivier demeurait entr’ouverte, et qu’on pouvait apercevoir celle-ci, décubitus latéral postérieur, semblant vainement chercher son souffle.
 – C’est Tresson! C’est Tresson! Proféra cette dernière lâchant un rire grave d’outre-tombe.
Edgard et moi-même avons pris nos jambes à nos cous, sans demander nos restes, en nous enfouissant de suite sous les couvertures !
Qu’allait-elle nous dire demain, au petit déjeuner, Mademoiselle Tresson?

Rien! Elle nous dévisagea un instant sans plus, le débarbouillage ayant été accompli, cette-fois-ci, par Mademoiselle Béguelin.

J’inventais un mensonge, car j’avais promis de trouver la solution de cette monstrueuse énigme pour Edgard et moi-même.
Il n’était plus question que nous recommencions la même aventure deux fois de suite!

Dans l’après-midi, dès que Mademoiselle Béguelin eût achevé «Pour Elise» et autres chants folkloriques romands, et que j’admirais en même temps le visage angélique de Fabienne se découpant contre les Alpes, j’intervenais de la manière suivante:
 – Mademoiselle Bégulin…
 – Oui? Quoi donc?
 – Cette nuit… euh… Cette nuit je suis allé aux toilettes.
 – Eh, bien?
 – J’ai croisé Mademoiselle Tresson dans les couloirs, et elle avait l’air… Elle avait l’air toute bizarre. Elle faisait des trucs pas normaux.
Et de lui narrer l’expérience que, pour l’occasion, je transformais en prouesse solitaire.
 – D’abord pourquoi es-tu allé du côté de chez Mademoiselle Rivier? Si tu as des envies pressantes, fais dans le pot qui est sous le lit. Les autres sanitaires sont à côté de votre chambre, alors me raconte pas des histoires! Bon. Tu as eu suffisamment peur comme cela en faisant tes escapades nocturnes, avec la punition naturelle qui s’ensuivit, sans que j’aie plus besoin de m’en mêler, enchaina la vieille protestante aguerrie.
 – Oui, mais alors, c’était quoi? C’est pas une sorcière j’espère, Mademoiselle Tresson?
 – Une sorcière! Marguerite Tresson? Mais enfin! Qui te met des idées pareilles en tête!
 – Personne Madame, mais quand même, c’est pas normal de faire ces trucs pareils dans la nuit.
 – Faire ces trucs dans la nuit… Ecoute, je vais te dire ce qu’il se passe, puisque tu as été confronté à la chose. Mademoiselle Tresson souffre de somnambulisme, je t’expliquerai après le petit-déjeuner ce que c’est, mais rassure-toi déjà, ça n’a rien à voir avec une quelconque sorcellerie!
Puis elle ajouta en clignant malicieusement des yeux:
 – Et viens aussi avec ton ami Edgard, que j’aie pas besoin de recommencer deux fois la messe aux ânes!

 
Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE)
© Luciano Cavallini, janvier 2015, Contes fantasmagoriques de Montreux, «Mademoiselle Tresson» – Tous droits de reproduction réservés.