Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 08/02/2016

Mademoiselle Cygne

Voici le 70ème conte fantasmagorique de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Il se dérouile, comme tous les autres, sur la Commune de Montreux. Bonne lecture!

MADEMOISELLE CYGNE 
Genre: Amour
à Jenny B.

Elle était Comtesse, ou possédait quelques titres de ce genre. La vue s’étendait très loin depuis l’Eden-Palace, mais la chaleur torride y régnant forçait la jeune fille à demeurer enfouie derrière les jalousies. 

Trop jeune pour être abandonnée, et pourtant… Elle restait à journées pleines prostrée sur le balcon, n’ayant pas besoin de quoi que ce soit d’autre comme égarements. Sa résidence perpétuelle ne l’ennuyait aucunement. Bien au contraire, la canicule lui apportait tout ce dont elle raffolait: les ombrages, le parc profondément entrepris par les fleurs envahissantes, les palmiers frissonnant au crépuscule, les barques sillonnant en adages, selon du côté où s’étirait la voluptueuse draperie lémanique, les allées de gravier crissant sous les pas, et les recoins mystérieux en lesquels l’invisible aimait nidifier.

Sa silhouette, vue de l’intérieur, s’appréhendait d’un seul coup d’oeil, toute poudrée d’ambre, tandis que depuis l’extérieur, à part le soir, rien ne laissait supposer sa présence. On ne voyait qu’une dague lactée, et deux minces prouesses translucides plantées aux poignet sur un menton d’albâtre.
Et rien ne bougeait plus, tout demeurait silencieux.

Le matin, après la toilette, lorsque sur les catelles azurées s’évaporaient les arômes de savon humide, et qu’elle finissait d’arranger sa coiffure, elle suspendait ses ardeurs, fichée contre la fenêtre béant de clartés, admirant les arrangements lacustres se froissant et défroissant sous les milliers de petites broches turbulentes s’irisant au soleil.

Puis venait le long lissage des cils et de sa main suspendue en regard d’yeux, comme une aile habile en pâte de verre.

De l’autre, le bracelet-montre, mordant cruellement la ligne carpienne d’une section noire étouffant la peau, et dont les veines bleutées tentaient de s’échapper par bouquets convulsifs. 

Cette manière de garrotter le pouls, en se rendant volontairement prisonnier du temps!

Depuis le balcon, la promenade s’étendait au loin, en direction du casino Kursaal, dont on entendait sourdre les clameurs enfantines. Puis, ensuite, passait le bateau de seize heures trente-cinq, dans un élan d’aubes moussantes, alors qu’au-dessus de la ligne d’immersion, les iliaques douces du bastingage ondulaient vers Chillon. 

Sur le registre d’hôtel, elle portait un nom étrange: Mademoiselle Jelsungl Von Ingelstadt. Mais elle n’avait pas l’accent germanique, et encore moins anglais. Elle parlait juste un français des Flandres lié par une citoyenneté viennoise acquise par mariage.
Sa stature filiforme au teint pâle avait fait en sorte que tous les habitués de l’hôtel qu’elle retrouvait depuis des années durant, l’avaient affectueusement surnommée: “Mademoiselle Cygne”.

On ne savait pas du tout ce qu’elle venait chercher ainsi tous les étés à Montreux, réservant ses matins à la toilette et aux lectures de Lord Byron, puis jusqu’à midi, à flâner mélancoliquement sur les quais, en recherchant la fraîcheur lacustre des grands saules éplorés. 

Après quoi, souvent lasse, elle retrouvait sa chambre, au cours des longs après-midis miellés, écrivant des pages et des pages, ses longs poignets disposés sur papier luxe, dansant sous les manches dentelées que sa moiteur imbibait.

Il était sensuel de les voir se cabrer sous les mots, voire de souffrir longuement par l’ardeur de l’ouvrage. Des ciselés dansaient sous la clarté des mouvements, rendant la peau plus nuancée par endroit, semblant parfois à la limite d’une rupture.

Le col de la nuque ou du cou, créait un espace dominant, lugeant sur la blancheur de l’échine, dont on devinait la poursuite du courant vers d’intimes réseaux, ou de formes subtilement écloses au-dessous du vêtement. 

A qui donc étaient destinés ses mots? Sans cesse en chambre, puis sur le balcon, toujours ainsi courbée d’une page à l’autre, sans que jamais elle ne demande d’enveloppes, ou qu’on les lui poste.

Pourtant, discrètement, les femmes de chambres la voyait poser dates et entêtes, sur ces reliés qu’elle détachait les uns après les autres, sans tenir compte du monde vaquant autour d’elle.

On avait juste remarqué, lorsqu’elle descendait déjeuner aux midis dans le Salon Baroque, qu’elle semblait encore plus distante et morose qu’à l’accoutumée.

Pourtant, rien n’était plus charmant et gracieux que ce salon-là, tendu de grandes nappes blanches et d’argenteries finement lustrées.

La lumière y diffusait partout, rosée à certains endroits, et se destinant à rendre vivante les fresques semblant s’animer contre les murs.
Là où les grands après-midis s’éternisent et rendent émollients les goûteurs attablés.
Les moulures des plafonds ornés de lustres à facettes, volaient à l’orfèvre l’éclat du diamant, et à Dieu, la clarté des yeux de Mademoiselle “Cygne”.

Se sont les hautes fenêtres, emplies d’arrondis assauts, puis les vagues émeraudes du parc, du lac dansant de son Zéphyr, du thé colorant les tasses d’un miel fourni, c’était tout cela que devait apprécier la gracieuse demoiselle, car elle agrémentait continuellement son agape de commandes supplémentaires, et finissait par se retrouver seule en quittant la table.

Pour aller en quel lieu?

Déambuler en direction de Territet, vers cet endroit précis où une petite flaque sur le sol buvait un coin de ciel, avec des fleurs en cascades y affleurant leurs joues.

Elle réfléchissait, s’arrêtait, toute luisante d’embruns charnels glaçant la peau hissée hors de la robe.
Belle, anciennement peinte sur une toile impressionniste qui l’aurait vue s’échapper par le cadre du tableau.

On se retournait sur son passage. Attiré par sa grâce élancée, son air mystérieux, et cette mélancolie dont elle n’arrivait jamais à se départir.

Elle répondait aux saluts, elle allait jusqu’à risquer l’aventure au bout d’un ponton, sentant les franges moites du lac la happer sournoisement. 

Les tiédeurs s’alliaient aux beautés, des châteaux d’ombres ou palais lumières, se dressaient ça et là, à l’arrière de hautes clôtures. 

Il fallait qu’elle admira tout cela, qu’elle s’en laissa imprégner, plus encore, baigner, afin de décider, d’avoir la volonté d’y gouter.

Le paysage, la vue, tous les éclats et les mauves interstices résistant à leurs règnes, de tout il fallait s’oindre, car demain, elle déchirerait la dernière page de son recueil, décrivant à l’envers, jusqu’au dénouement, alors…

Alors se serait le bon moment, il ferait brûlant comme ce jour, tiède comme les nuits, on ne sentirait qu’à peine les rides aqueuses caresser l’ovale du corps s’y faufilant frauduleusement; les rides ne devraient pas s’ouvrir, mais s’incurver comme le fait l’espace, soutenant les astres stellaires.

Elle régla sa note. La perpétuité saisonnière touchait à sa fin. A l’entrée s’empilaient les grandes malles de la garde robe, plus une ribambelle de cartons à chapeaux, dont les tons pastel égayèrent la rue quelques instants.

Aussi surprenant que cela parut, elle ne suivit pas le convoi, mais le fit acheminer par chemin de fer jusqu’à sa résidence Viennoise, non loin de Mariahilfstrasse…

Non. Revêtue de sa plus belle robe à dentelles, elle se dirigea du côté de la promenade, puis oblitéra le pas côté Chillon et Villeneuve.

La chaleur l’étouffait, les manches fronçaient et le col, qui avait été fraîchement saisi d’empois le matin-même
par le service d’étage, lui entamait la nuque d’une lime salée.

Elle avait le ventre en feu, et les seins ruisselaient de sueur, elle sentait, en-dessous, les gouttes suivre la trajectoire des galbes. 

Elle marcha longuement, puis enjamba “L’Eau froide” tandis qu’elle voyait Montreux exploser sa canicule, sur les verroteries incandescentes de la Grand-Rue.

Sur son passage, une fleur par-ci par-là déclamait son éclosion, mais en cet endroit sauvage, elle ne prêtait plus attention aux bienfaits de la nature.

Montreux en face.
Elle délassa ses chaussures, puis entra dans l’eau, face à l’arbre de Peilz.
D’abord lentement, marchant loin en avant, tandis que les volants de la robe s’alourdissaient déjà d’un poids nouveau.
La brise soufflait, fit culbuter le chapeau sur les roseaux. 
Elle ne s’en préoccupa guère.
Avançant seule vers cette crinière souffletée, sous l’arôme âcre des tourbes foulées et des bulles de gaz remontant tout au long des chevilles.

Elle commença à ressentir la morsure du froid, et dissoudre les strates tissulaires des feux solaires. 
Plus fort, plus loin, un pied après l’autre, elle s’enfonçait, l’empreinte du corps toujours en avant, en ses eaux bourbeuses, puis les épaules entourées de flots, et la vase l’aspirant par le fond.

Puis rien que l’univers sourd des eaux troubles, et la grande suffocation rendant l’âme au liquide et le corps à la tourbe.

Devant l’Île de Peilz, il y avait dix ans, s’était accidentellement noyé son fiancé; alors, elle avait ordonné qu’on y plante un platane et un marronnier en son souvenir.

Tout cela fut consigné dans les lettres qu’on retrouva à son adresse de Vienne, et qu’elle écrivait méthodiquement depuis dix ans consécutifs, dans sa suite du Eden-Palace. 

Son acte avait été mûrement prémédité et accompli, comme elle le désira, en temps et lieu choisi.

Quelques jours plus tard, on avait retrouvé les restes d’une robe, surnageant à la surface des flots, au large de Villeneuve et Territet. C’est par cela qu’on avait pris connaissance du drame, et de l’affaire qui lui fut lié.

À l’heure qu’il est, les reflets lunaires et les Cygnes de la Riviera, se disputent encore autour de cet amas nébuleux.

 
© Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Écrivains (AVE), Contes fantasmagoriques de Montreux, “Mademoiselle Cygne”- Tous droits de reproduction réservés –Juin 2015.