Ma rencontre avec Gorbatchev
C’était d’abord une réaction d’orgueil de la part du jeune débutant face à son maître de stage. «Smets, vous perdez votre temps, vous ne l’aurez jamais!» dixit Pierre-Alain Luginbuhl. L’homme a marqué la région de sa plume et de son caractère. Il en a formé des générations de journalistes! Et il savait ce qu’il fallait dire pour pousser chacun à donner le meilleur de soi. Le savait-il là encore? Toujours est-il qu’en ce début du mois de novembre 1999, 10 ans après la chute du Mur de Berlin, pendant trois jours, j’ai fait le pied de grue devant le Montreux Palace pour rencontrer celui qui fit tomber le bloc soviétique et qui fut l’un des hommes les plus puissants de la planète. Il avait coutume de venir s’y reposer et là tout concordait, Mikhaïl Gorbatchev était bien au Montreux Palace.
Le temps passant, je nouais petit à petit contact avec les employés. «On a croisé Gorbatchev sur les quais» me serinait-on… A force d’entendre ça, je doutais. Je serais bientôt le seul à ne pas avoir vu celui que je voulais rencontrer. Finalement, l’aide attendue est venue de Henk Van Beveren, alors haut-cadre dans le cinq étoiles. Il eut la gentillesse de signaler ma présence au plus proche collaborateur de Mikhaïl Gorbatchev. De retour au bureau une fin de journée… pour me rappeler au bon souvenir de mon rédacteur en chef, voilà le téléphone qui sonne. Une voix en anglais avec les «r» qui roulent… à la russe. Le cœur qui s’accélère. Juste quelques secondes pour prendre note du rendez-vous, à peine le temps de prévenir Pierre-Alain, d’embarquer ma collègue Florence pour les photos… sinon personne ne me croirait… et nous voilà tous deux dans un couloir du palace montreusien.
Fouillés par deux colosses… une porte qui s’ouvre… le voilà face à moi. Je le reconnais à la seconde. Il nous fait signe d’entrer, me tend la main… il parle russe. L’un de ses collaborateurs traduit. Mikhaïl Gorbatchev ne me laisse pas le temps de dire quoi que ce soit et prend les commandes; je n’oublierai jamais ses mots et je comprends que mon seul argument qui me différenciait de toute la presse qui l’assaillait de demandes fut le bon: «Jeune homme, comme vous le savez, je n’accorde aucun entretien individuel. Vous avez dit à mon équipe que vous débutiez et que vous deviez faire votre place. Tout le monde a droit à un coup de pouce. C’est donc ma manière de vous aider. Maintenant, soyez précis, nous avons peu de temps!». Et c’est ainsi que quelque 15 minutes plus tard, Mikhaïl Gorbatchev me prit par la taille de manière fraternelle pour la photo souvenir.
Ce qu’il me reste aussi, c’est la voix de Pierre-Alain Luginbuhl qui, après avoir entendu Gorbatchev que j’avais pris soin d’enregistrer sur mon mini-cassette, résonna dans les couloirs de la Presse Riviera Chablais en ce début de soirée: «On rouvre la 2 et la 3, on change la une! Smets, vous avez 1h pour m’écrire tout ça!».
Pierre Smets