Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 24/11/2014

LYCANTROPIE DE SONLOUP

LYCANTROPIE DE SONLOUP
Fiction 
Il ne faut jamais aller coucher dans la Tour noire de l’hôtel de Sonloup. L’invective venait de tous les commerçants des Avants, personne ne devait monter dans cette Tour, que se soit de jour comme de nuit. Mais c’était là une information qui n’était pas sans déplaire à John Radcliff, anglais élégant comme on en trouvait régulièrement sur la Riviera vers les années Belle-Epoque, inflorescence majeure de Montreux. Ami Chessex venait d’inaugurer la ligne du Glion-Naye, et le petit funiculaire tout de rouge enduit, semblait au contraire aspirer le regard vers la sombre bâtisse le surplombant. Eugène Radcliff était un homme comme on pouvait l’imaginer à l’époque: grand, svelte, le visage allongé, de puissants favoris bien enracinés sur des joues robustes. Bonne famille, Club huppé de Londres, chapeau haut de forme comme on en voyait partout à l’époque. Depuis que l’ère industrielle ouvrait sur le charbon et les bassins houillers, tous les hommes se croyaient obligés de se travestir en cheminées d’usines ! Cet élégant personnage et fort de caractère, ne croyait ni aux superstitions, ni aux tables tournantes, également fort prisées à cette période. La mode voulait que l’on pratiqua le guéridon, en sortant des ectoplasmes par la bouche, surtout les soirs de grandes affluences ! Aussi, plus les menaces se faisaient-elles puissantes et les histoires terribles, concernant l’Hôtel de Sonloup, plus la curiosité piquait au vif notre anglais amateur d’alpinisme -raison de sa venue en Helvétie-. Tout le monde n’est pas sans savoir que se sont les Britanniques qui, les premier,s eurent l’idée d’escalader nos montagnes ! D’où l’expression : Crétins des Alpes ; ça ne s’invente pas, fin de la digression. Qu’à cela ne tienne ! Il fit réserver une chambre à son nom pour la nuit, en mandant le facteur de la région d’aller accomplir la mission à sa place. 
 Le soir, après une belle promenade longeant les crêtes de Naye, il redescendit par le Col de Jaman, traversa la chaîne des Verraux, coupa sur la Planiaz, Orgevaux, pour parvenir enfin pile au-dessus de la fameuse Tour détachant sa singulière silhouette en contre-jour, telle une molaire d’ardoise. La vue était splendide, le tapis lacustre miroitait au loin, mouillant à chaud les rives Hautes-Savoyardes déroulant sur Genève, et semblant emportées par le courant du Rhône. 
Le crépuscule arriva, lorsqu’il se présenta à la réception. On lui avait trouvé une chambre à l’est, d’où il pourrait apercevoir les douces ondulations du Vallon de Villard, l’énorme bouchère outrageusement écartée des Ravins de Saumont, et la ferme du Montagnard qu’on devinait à peine mais dont on voyait cependant émerger un mince filin de fumée. Sans hésiter une seconde, car il avait une fin de loup, l’estomac dans les talons et le cœur au ventre, il demanda à ce qu’on transporta ses affaires au lieu dit de La Tour aux Ombres. La réceptionniste arrêta séance tenante toute activité, si figea sur place et lâcha sans autres précisions, la bouche asséchée : « Monsieur, c’est impossible, cette chambre n’est plus disponible » ! 
 – Je payerai ce qu’il faut, mais je veux cette chambre absolument ! 
 – Monsieur, elle est en réfection. De plus il y règne une humidité malsaine, qui ne sera pas sans vous occasionner de méchantes douleurs musculaires, surtout si vous êtes bon randonneur, comme je peux le deviner.
 – Je vous avertis, tout citoyen britannique que je suis, je vais faire une esclandre… Si vous ne me donnez pas cette chambre derechef, je repars sur le champ !
 – Monsieur, vous seriez bien à mal de le tenter ! A cette heure-là nous n’avons plus de funiculaire ! Quant au MOB, il vous faudra attendre jusqu’à la première heure du jour, pour en trouver un !
 – Madame, une fois encore, je reste planté là si vous n’accédez pas à ma requête! Ne me dites pas que vous croyez à ces fadaises !
 – Ah, vous êtes au courant…
 – Bien plus que vous ne le pensez ! Puis, baissant la voix, alors qu’ils étaient seuls… la réceptionniste reprit : « Non seulement cette situation est des plus lugubres et n’est pas sans nous terroriser chaque jour d’avantage, mais en plus, imaginez pour le commerce ; quelle perte !
 – Certes… Je vois… aussi tenez et gardez la monnaie. Ces arrhes plus que confortables, devraient me payer le libre passage…
 – Passage, Monsieur… Passage ! Mais pour aller où !!!
 – Alors c’est entendu ? L’affaire est conclue !
 – Je risque ma place, si Monsieur le directeur l’apprenait !
 – Qu’à cela ne tienne, je vous signe une décharge !
 – Vous êtes donc bien têtu !
 – Sachez, Madame, sauf votre respect et pour votre gouverne, que l’Angleterre ne recule jamais devant l’adversité !
 – Bigre, quelle emphase ! Et je ne suis pas Madame, mais Mademoiselle… 
Il fallut bien l’admettre, pendant le repas qui suivit et qu’une faim vorace décima en moins de temps qu’il ne le faut pour le dire, notre anglais ressentit une certaine…, comment dire… oui, c’est cela, une certaine appréhension quant à la suite de la soirée. Il avait la clé sur lui, aussi, lorsque que café, liqueurs et cigares furent promptement expédiés, il n’eut pas à repasser devant la réception principale, qui, entre-temps, avait dangereusement changé de personnel. Une issue contigüe lui permit de rejoindre les escaliers, après avoir louvoyé entre des couloirs quelque peu sombres et humides.
La porte se dressa devant lui, puis, la dernière partie de l’ascension se passa bruyamment sur le craquement des vieilles lattes de parquets disjoints et plutôt vermoulus à cet endroit de la bâtisse, dont on se rendait immédiatement compte qu’elles n’avaient plus été entretenues depuis longtemps.
« C’est vrai que ce n’est pas trop accueillant », se dit en lui-même John Radcliff. 
La nuit tombait, une méchante chandelle tremblotait, et laissait à peine percevoir les griffes des hauts sapins s’agitant grossièrement dans l’épais cirage champêtre. Un air glacial s’engouffra, alors que les fenêtres semblaient toutes closes hermétiquement. Ce mirador ouvrait sur les quatre points cardinaux, le vent mugissait quelque peu, s’engouffrait sous la vieille coiffe d’ardoise, sur laquelle grinçait aussi une vieille girouette rongée d’intempéries.
Il s’allongea sur le lit, et s’endormit profondément, vaincu par les longues randonnées auxquelles ils s’astreignait chaque jour. 
Vers la minuit, un étrange poids oppressait sa poitrine, tandis qu’un cri strident envahissait la pièce, de toutes parts. Il voulut se redresser, articuler un son, mais il était comme paralysé devant la silhouette noirâtre, énorme, qui tentait de le ceinturer, à califourchon sur le lit. Il ne vit rien, point de membres ou autres mains griffues, extraordinaires, qui eurent pu lui faire comprendre qu’il ne rêvait pas. Juste cette silhouette, cet incube tombé d’on ne sait où, espèce de gargouille grotesque et défigurée, tentant pourtant bien de l’étrangler. Il se sentit investi de l’intérieur, profané en profondeur, c’était froid et visqueux, une odeur de charogne, des haleines de mort le parcourait, le faisant tressauter de toutes parts. Ses pensées changèrent, se brouillaient, en même temps que son sang carillonnait dans ses artères, que son cœur semblait s’ébattre de plus en plus fort, martelé sur une enclume. Il avait l’impression d’être confiné dans une timbale, roué de tonnerres, aveuglé d’éclairs, tandis que l’impitoyable chose s’ébattant, le flagellait, en même temps le possédait, s’ébrouait en lui comme un animal sauvage dont la férocité n’avait d’égal que ses instincts diaboliques. Il ne rêvait pas, cette masse liquide, ténébreuse, s’enfouissait plus profondément, strate par strate, comme de la houille sur un terrain poreux. Avec cette voix, tantôt caverneuse, tantôt aiguë, limant ses tympans, quelque chose de totalement inhumain, tenant du monstre ou du vampire. Cette « créature » s’enlisait en lui, avec impression d’être enseveli vivant en elle. Des acrobaties d’ombres, voltigeant du plafond dans les chairs, puis des chairs dans le système veineux, une angiologie dont les liquides seraient corrompus, des sucs putréfiés, donnant vie, maintenant, à l’existence d’une forme monstrueuse d’évolution. Quelque chose de conscient, capable de se revêtir d’airs et de vents, d’ombres disparates, de cloques visqueuses, et d’y donner vie, de donner vie à n’importe quelles exuvies dont la nature cherchait coûte que coûte à se débarrasser. Sa tête, ses joues, son crâne se distendait, tandis qu’il se sentait à la fois devenir de plus en plus agile, de plus en plus bestial et confirmé en ses changements d’allure. C’était cela. De la terreur profonde, malaxée des années durant dans les entrailles d’anciennes peurs d’enfance ! Le voilà des lors surgissant en pleine nuit, au cœur de la cape immense d’un minuit achevé, avec une dextérité incroyable et une vélocité de pensées jamais produites, le voilà, lui, surgissant des draps, tout collant encore de cette masse qui l’avait englouti, se redressant vers une forme d’existence ou la moindre intelligence devenait une pensée à part, qui elle-même développait des schémas conceptuels lui permettant d’observer toutes formes de géométries en couleurs, et de ressentir le goût des sons. Il se sentit étouffer, son corps immense ne tenait plus en place, les murs de cette Tour cherchait à le broyer, il se noyait entre bois et terre, entre ardoises et cuivre, il fallait qu’il se libère, défroisse ses poumons remplis de glaires collants!
Alors… Alors, d’un bond fulgurant, il se détendit, fracassa les carreaux, plongea tête la première dans le liquide nocturne et les bois houleux descendant vertigineusement vers les Ravins de Saumont, où tous les autres loups rassemblés, attendaient le nouveau venu. 
Luciano Cavallini
 Membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE)
© Luciano Cavallini, octobre 2014, Terreurs et angoisses de Montreux.
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