Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 26/11/2018

L’étrange rendez-vous de l’Hôtel Victoria

Nouvelle fantastique. 

Elle regardait par la fenêtre, la craie montante recouvrant petit à petit les murets d’ardoise.
Ellen s’était à peine habillée, juste un peignoir jeté en vrac, rien de plus seyant. Non sans une certaine délicatesse, cela contrastait avec une peau de marbre ciselée avec grâce et sans aucun accroc.
– Il va neiger.

Hôtel Victoria, silence mortel dans les couloirs. On sentait juste cette caractéristique fragrance de cannelle diffusant dans les étages. Les statues respiraient le silence, les lustres à facettes scintillaient de plus belle, la langueur des jardins, la véranda, tout semblait disposé pour concéder un monde constitué d’ébène et d’albâtre.
– Il ne neigera pas, ce n’est que du brouillard. Tu n’as rien à craindre.

Slatov admirait sa compagne, dont les épaules nues surgissaient du négligé nonchalamment lâché sur le côté. Comme tous les matins, celle-ci prenait son bain. On ne voyait que le bord arrondi de la baignoire et les pieds griffus disposés sur le carrelage. Puis deux écharpes laiteuses s’écoulant en guise de membres épars.
– Pourtant, c’est blanc partout.

Certaines fenêtres, opaques, translucides ou dépolies, jouaient avec les écheveaux de nues léchant les corniches du dernier étage.
– Slatov, regarde s’il reste assez d’eau chaude dans le samovar, s’il te plaît.
– Ce n’est pas parce que c’est blanc sur la plaine, que la neige va forcément venir.

Le thé de la caravane russe infusait déjà depuis longtemps. Il devait être aussi noir que de l’encre. Aussi dense que le salon Empire assoupi sur une correspondance cachetée ou asséchée par le buvard, dont on percevait encore les stries d’époque.

– Ellen, tu ne devrais pas rester aussi longtemps dans l’eau. Ça te ramollit trop les chairs, c’est incompatible avec la maladie. Puis… Ce n’est vraiment pas raisonnable de t’entêter au «Victoria». Tu serais bien mieux soignée à «Valmont». Ils ont de bons médecins, tu pourrais à ton aise vaquer dans le parc, comme tu aimes te balader en celui-ci.

La jeune femme se redressa. On voyait son long coup glisser du rebord, nacré par son teint. Toute la pièce se nimbait d’une présence pour le moins fantomatique. Elle devait même filtrer entre les lattes des parquets et perler sur les cristaux des lustres disposés aux étages inférieurs.

– De toutes façons, je ne guérirai pas. Je veux passer près de la chambre de Sissi. Incognito. Il faudra que tu m’aides. Quand je te le dirai.
– Ellen, tu rêves. Je ne pourrais jamais exécuter une chose pareille. Comment oses-tu même l’imaginer?

Un peu de soleil vint ambrer la salle de bain, ravivant l’odeur d’un savon au lait, éveillé par l’humidité poreuse du carrelage.
– Tu n’es pas mourante Ellen. Tu es pleine de vie. C’est dans ta tête, tout ça.
– Ah oui ? Tu crois… Alors regarde-moi bien!

Une vision surréaliste imprégna l’atmosphère. Telle une Vénus de faïence ne se distinguant pas du bain, une oblongue ogive flottait en milieu de vasque et la surface de l’eau, devenue indistincte, s’embrumait de reflets effaçant les moindres repaires du lieu.
Ellen demeurait debout. Des gouttes d’eau mouchetaient la surface de son corps, sans s’écouler, figées, avec les frissons de la peau et la buée s’élevant d’une silhouette évaporée d’un monde ne lui appartenant déjà plus.
Slatov devait la soulever, car Ellen ne pouvait plus mouvoir ses jambes au-delà d’une certaine amplitude.

Au loin, le tennis de Glion fut la seule parcelle colorant les ajourés du parc. À part cette orée rassurante donnant un halo vivant au village, il ne restait que les zébrures anthracite griffant les alentours du parc. En bas, vers la marquise, entre la pureté du verre empli de lactescences et les jardins s’inclinant sur la route de Valmont, on avait déjà commencé à monter la crèche, et les petites ampoules de la grotte essaimaient un ciel étoilé sur les personnages christiques, juste éclos pour la période de l’Avent.

Il y avait une tasse de thé fumante sur un guéridon. Puis des habits clairs suspendus aux montants d’un paravent, aux patères des massives portes en bois de palissandre.
Il habilla Ellen. Sentit les bouchées de sa sensualité frôler les habits quelque peu retenus par la moiteur de la peau. Elle était déjà fiévreuse. Même une fois l’eau du bain vitrifiée à marée lisse.
Slatov la déposa sur le fauteuil Récamier, en lequel les hanches de la jeune femme s’engloutirent avec le frémissement du tissu.

– Slatov, tu me donnes les pilules, une par une s’il te plaît. Tu attends jusqu’au bout. Je ne souffrirai pas.
– Ellen! Encore une fois, tu sais très bien que je ne pourrais jamais… Je ne pourrais pas, c’est tout.
– Si, Slatov. Tu le dois. Tu n’as pas le choix.

Comme tu ne peux pas remettre le feuillage aux arbres, tu ne peux redonner vie à mon corps. D’ailleurs, vois dehors; les jardiniers du Victoria élaguent, eux aussi, sans manière aucune, sans simagrée, le plus naturellement du monde. Tu dois agir pareillement. Et puis moi, je serais toujours là, comme ces arbres. Ce ne seront certes pas les mêmes feuillages, mais ça reste la même nature. Crois-moi. Voilà. Regarde. Ouvre ta paume. Je prends le premier cachet. C’est le plus difficile. Celui qui donnera la valeur aux autres. Comme la perle de la douleur rend le bonheur précieux. J’ouvre la marche. Tu continues. Puis, lorsque tu verras que je commence à m’affaisser, tu m’étendras sur le lit et ainsi, tu me veilleras. Jusqu’aux derniers soupirs.- Il n’y en aura qu’un, Ellen. Un souffle de vie. Uniquement.

– Je vais rencontrer Rilke, parti lui aussi tout prêt d’ici. Je vais revoir Sissi. Peut-être même l’attelage de la Reine Victoria. Je suis de cette époque, nantie et bénie. Pas de la tienne, rude et crapuleuse.

– Ellen!
– Tiens, vas-y, pour l’amour de Dieu.
– Si Dieu avait un peu d’amour, il ne permettrait pas cela.
– Tu juges tel un homme de cette dimension. D’ici-bas. Pas de la manière d’un autre monde, lointain et régi par d’autres lois!
Tiens. Courage!

Une à une, les petites billes blanches de somnifères s’égrainèrent dans la gorge d’Ellen. Slatov les lui confiât, alors qu’elle les saisissait elle-même, de ses oblongues mains osseuses.
Quelques instants plus tard, il aperçut les membres tressauter sur les accoudoirs, les veines violacées tenter de s’ébattre, fouettant leurs entrelacs reptiliens en dessous de l’épiderme. Déjà, les poignets saillants agonisaient à l’air libre, tels des murènes tirées soudainement hors de l’eau.
Puis, avec le sourire d’une colombe qui aurait absorber le dernier rosaire d’aurore, elle rendit l’âme aussi fraîchement qu’un embrun s’effilochant sur les accoudoirs du fauteuil.
Elle avait vécu.

Slatov s’éveilla en sursaut, trempé de sueur.

Le Victoria s’éclairait d’un beau jour azuré et sa femme dormait encore paisiblement, complétement enfouie sous les édredons.
Cela faisait maintenant quinze ans qu’il était visité par Ellen, la belle Succube Vénus du Victoria, qui aurait soi-disant expiré son dernier souffle dans cette chambre à tourelle.

Depuis leurs premiers séjours annuels, elle l’avait poursuivi, revenant à chaque saison revivre ses derniers instants cruciaux, en parallèle, tel un lourd secret que jamais il ne révélerait à son épouse.

Collège Champittet, Pully-Lausanne, novembre 2018

© Luciano Cavallini, & Mymontreux.ch, «Contes fantasmagoriques de Montreux», «L’étrange rendez-vous de l’Hôtel Victoria», octobre 2018. Tous droits de reproduction et diffusion réservés.