Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 22/04/2019

L’étrange maison de l’avenue Rambert

Voici le 198ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Souvenirs d’enfance à Clarens

 L’étrange maison de l’avenue Rambert

Fiction 

Je n’ai pas vu le temps s’écouler. Il y a trop d’éléments qui se passent dans une vie, pourtant déjà assez maigrichonne, par rapport à la quantité d’espace que nous devons parcourir, et qui ne se trouve pas forcément en extension.

En reculant vers l’année 1967, il me revient le souvenir du merveilleux carrefour de l’avenue Eugène Rambert, jalonnée de villas cossues, menant vers l’hôpital de Montreux, avec ce mur, encore exempt de toute laideur, cette falaise de pierres brutes recouverte de vigne vierge, qui, une fois l’automne arrivé, s’ensanglantait d’un rouge vif et percutant, nimbant d’une intense clarté, comme s’il s’agissait de guirlandes natales.
Puis, au sommet de cette falaise, sur la route pentue menant à Tavel, il y avait la maison de Justine Faucher, la blonde amie, maigrichonne, avec un voile sur la voix, qui nous achetait du chocolat avant d’aller retrouver Madame Beurret, la surveillante du soir.
Il fallait se hisser plus haut encore pour l’apercevoir, jusqu’aux dessous des toits, derrière une petite fenêtre dont les boiseries sentaient la vanille et le caramel.
Je me rappelle de ses doigts violacés et tachés d’encre; sur son cahier, elle semblait tailler les lettres avec un ciseau de marbrier. Laborieuse petite fille dont le cœur était bien plus gros que son corps, demeurant menu, et dont l’âme, Dieu sait, ne devait guère avoir la place pour se blottir à l’intérieur.
La petite Justine…

Ensuite, apparaissait la mystérieuse propriété du Monsieur solitaire, proche du temple de Clarens, dont le clocher rectiligne pointait un index majeur vers l’azur profond des cieux. Tout autour, s’épandait un jardin encombré de rosiers; leurs fleurs extravagantes semblaient vouloir investir le treillis d’enceinte. Le portail gémissait sous les dorures d’une rouille tenace et ne pouvait jamais se refermer correctement. Mais qu’importe. Je ne voyais jamais grand monde franchir le seuil de cette maison, il n’y avait que moi qui adorait m’y prélasser, à cause d’une marquise généreuse et translucide, qui me donnait l’impression de voguer dans un espace différent, tout empreint de blancheurs furtives, se mouvant avec les ombres chahuteuses des nuages tamisant le soleil par intermittence. Ça sentait les fougères, la froissure d’herbes sauvages; l’endroit crépitait de pépiements d’oiseaux, d’un murmure de fontaine, et, très furtives, de clameurs d’enfants s’égayaient loin de cet univers, protégé des hardiesses de l’existence.

Une fois, j’étais entré seul à l’intérieur de cette maison, au toit tout pointu, avec un corridor diffusant une ombre passée au pastel d’un vieux store décoloré. Ça ouvrait sur l’avenue Rambert, mais l’endroit où je me situais paraissait clos d’une bulle opaque, filtrant les clartés au travers d’un énorme abat-jour.

J’avais arpenté les étages par un escalier anguleux, très accidenté, surmonté de vitrages ciselés d’oiseaux exotiques et de losanges bleutés incrustés en vitrail.
Je ressentais ce qu’on pourrait nommer une douce crainte taquinant mes entrailles d’explorateur. J’entendais juste, provenant d’une pièce contiguë, le tic-tac rassurant d’une pendule, sauf lorsqu’elle carillonnait ses effroyables coups de midi, qui me rappelaient que j’allais être en retard pour le déjeuner, et que grand-mère m’accueillerait très courroucée !

Sur des tapis à motifs, je déposais délicatement mes pieds. Je me savais tout proche de Justine. Elle avait des pouvoirs d’ange gardien. Je n’allais rien dérober dans cette curieuse demeure, seulement voilà, il n’y avait que moi pour le savoir.
C’était une bienheureuse bâtisse, totalement assoupie, avec partout du taffetas, des objets crochetés sur les consoles et les appliques de couloirs, des tapis brodés jusque sur le grand guéridon de la salle à manger, semblant alors uniquement destiné aux travaux d’aiguille.

Il y avait un bruit étrange, qui parvenait du dernier étage. Une rumeur inquiétante et rauque qui n’accordait, à première vue, aucune bienvenue pour un être inopportun tel que moi. Je voulais savoir d’où provenait ce vrombissement mais, plus je progressais à l’intérieur des pièces, plus mon ventre se nouait. Une première pendule sonna les trois-quarts de onze heures, très cristalline, si cristalline que je ne la trouvais pas, absorbée immédiatement par la cloche imposante et au timbre caractéristique du temple de Clarens. Depuis cet endroit-là, jusqu’au fond du cimetière et de la râpe arpentant vers la route des Colondalles, on se retrouvait dans un domaine haché par le temps. On ne pouvait jamais échapper aux quarts, aux demies, aux trois-quarts, puis aux heures martelant le cadran jour et nuit. J’ai toujours trouvé bizarre, voire inadéquat, qu’une église marquât le temps, alors que son Patron se nommait l’Éternel.

Il fallait voir ce tintamarre de réveils et autres balanciers exercer des vas et viens continus; de toutes tailles et de toutes dimensions, de l’énorme médaille damasquinée d’inscriptions hiéroglyphiques et de dates éculées – le temps, ça date aussi – jusqu’à la plus petite pastille anodine, toutes filaient de leurs rythmes cadencés paraissant anarchiques,  pour nous délimiter dans nos actions, les rogner en cas d’extases délicieuses, ou les rallonger de manière fastidieuse lors des longues sessions de somnolences scolaires. Surtout par ces après-midi émollients à souhait, aux soleils fiévreux empoissant les rideaux.

Une fois le silence revenu, alors que la course des aiguilles se poursuivait tant qu’elles avaient leurs doses de remontants, je perçus toujours ce gémissement, ne sachant pas s’il s’agissait d’un soldat à l’agonie étendu de tout son long là-haut, ou d’un monstre tapis derrière les plinthes, sous les lits, fauteuils et canapés, encombrés de franges pouvant les escamoter partout, même entre les lattes de parquets disjoints et gémissants, sur lesquels les pas devaient progresser en apesanteur.
Je me rappelle très bien d’être parvenu à la cuisine, avec ses hautes portes à lorgnettes, également constituées de verre dépoli, dont un étendage entraperçu par la fenêtre, lignait le ciel de portées géométriquement happées par le vortex du point de fuite.

Dans une cage, de temps à autre, un perroquet tentait  de me faire croire qu’il était responsable de ce bruit étrange qui me poursuivait depuis l’arrivée en ce lieu, et que moi-même, je continuais de filer tel un limier zélé.
Une éblouissante clarté striait l’égouttoir et, au centre de la table de formica, quelques théières et cafetières abondamment culottées, semblaient attendre en vain que des mains invisibles s’en saisissent à nouveau.

C’est alors que mes cheveux se redressèrent sur ma tête, et que ma vessie faillit céder sur place.
Une main effilée, aux poignets efflanqués, s’était déposée sur mes épaules. En me retournant, le plus lentement possible, terrorisé d’avance par l’idée de ce que j’allais découvrir, je vis des griffes mauves, tentant d’agripper mes clavicules.
C’était Justine qui, de sa chambre, m’avait aperçu alors que je pénétrais dans cette singulière bicoque. Inquiète de ne pas me voir revenir, elle s’était décidée à se rendre compte par elle-même de quoi il en retournait. Une fois que mes cheveux furent retombés le plus naturellement possible sur le crâne, nous fûmes, à partir de ce moment là, non plus un, mais deux êtres effrayés par ce bruit lugubre semblant s’élever de plus en plus distinctement d’un fond d’abysse.

– Et si… Si c’était un des morts du cimetière de Clarens qui voulait retrouver une maison? fit Justine, de sa voix filandreuse de petite écolière fluette.
– Mais non. Grand-mère dit que les morts ça dort, que ça pense plus, que ça voit plus, que ça sent plus.
– J’arrive pas à imaginer ce que ça fait, tout ça en même temps.
– Ben justement, ça fait plus rien, Justine.
– C’est noir et silencieux, alors?
– Réfléchis… Si tu peux dire que c’est noir, c’est que tu vois encore. Si tu peux aussi dire que c’est silencieux, c’est que tu entends toujours. Alors, c’est rien de tout ça.
– Mais, dans ce cas… Rien… C’est quoi?
– C’est comme avant que tu naisses et comme ce sera après que tu mourris.
– On dit que tu meurs… Pas que tu mourris. Comme quand on dort, alors?
– Ah ben non. Quand on dort, on rêve. Parfois, on fait même d’affreux cauchemars!
– Et si c’était qu’on rêvait maintenant et qu’on dormait ailleurs  Tu y as pensé à ça, déjà?

On était arrivé tout en haut, comme chez Justine Ruchez. Il restait encore une porte vitrée à franchir et, derrière, c’était plein de pénombres verdâtres. Le vacarme venait de là. Le monstre devait y être attaché, pendant que les maîtres étaient sortis faire quelques emplettes. C’était un feulement monstrueux et, de près, encore bien plus effrayant que depuis le rez-de-chaussée!

– Je rentre en premier Justine. Surtout, reste bien derrière moi.

Je voulais être le héros, le plus fort, alors que mes jambes se dérobaient sous mon torse. J’entrouvris la porte. Très doucement d’abord. Nous vîmes un lit monumental, placé très haut sur ses montants. Les gonds grincèrent, le rugissement diminua, mais quelque chose de bien plus terrifiant survint.
– C’est toi Hélène ?
Nous nous regardâmes, un instant, livides, puis en détalant vite fait, sans demander nos restes. Adieu, courage, adieu héroïsme! Puis, manquant de nous rompre le cou à chaque marche d’escalier, nous fondîmes derechef vers les étages inférieurs, jusque vers le hall d’entrée, tandis que le perroquet reprenait à tue-bec: «c’eeesssttt toooiii, Hééélèèèneee ! »

Nous courûmes évidemment de plus belle, jusque vers la maison de Justine, alors que nous aperçûmes par la fenêtre, un gros Monsieur hideux qui vociférait, appelait encore cette fameuse Hélène à plusieurs reprises, d’une voix semblable à celle d’un vilain corbeau.
On l’avait réveillé, tandis qu’il ronflait à haut tirage.
Jamais nous ne pourrions oublier ce timbre, qui nous glaça le sang.
Cette créature, c’est certain, était un monstre, un géant malfaisant et malodorant.
Sans ne rien dire à grand-mère, qui ce serait mise dans une colère bleue si elle avait appris que je m’étais introduit par effraction chez quelqu’un que je ne connaissais pas, je fis mine de parler, trois jours plus tard, d’un étrange bonhomme, ressemblant à un démon, et dont j’entendais la voix rauque appeler quelqu’un par la fenêtre.
– Tu sais, c’est, c’est cette maison en face de chez Justine, «ousqu’il» y a des tas d’herbes partout et des outils rouillés devant l’entrée et une bonne partie du jardin.

– Ah, mais oui. C’est Monsieur Foudrait. Et d’abord, on ne dit pas «Ousque!» Le pauvre diable… Il paraît qu’il a un cancer de la gorge. Ils ont dû lui mettre une canule dans le cou. C’est arrivé peu de temps après qu’il ait perdu sa femme. Depuis lors, il l’appelle comme une âme en peine. Il ne faut pas se moquer, tu sais. Il ne sort plus du tout et, à ce qu’il paraît aussi, il se laisserait même mourir à petit feu, selon certaines rumeurs qui courent…

Je repense souvent à cette aventure. La maison n’existe plus, elle a été remplacée par une place de jeu pour les enfants, devant le temple de Clarens.

Cependant, vers la cour arrière de la salle de paroisse, là où se trouvait la porte d’entrée et qu’en vis-à-vis, le pasteur Henniger emmenait les petites catéchumènes folâtrer en douce, il me semble percevoir encore un drôle de souffle, un souffle lointain, provenant de l’enfance innocente, demeurée aux tréfonds des yeux iris et désormais lointains, de mon amie, Justine Faucher.

© Luciano Cavallini & MyMontreux.ch, «L’étrange maison de l’avenue Rambert», avril 2019 – Tous droits de reproduction réservés.