Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 22/01/2018

L’étrange expérience de Sir Vitlow-Samuel-Finsch

L’étrange expérience de Sir Vitlow-Samuel-Finsch 

Genre: fiction classique fantastique, période victorienne.

“J’ai voulu à dessein rapporter cette aventure comme celle-ci s’est exactement déroulée au moment des faits; en remettant le contexte historique d’origine entre les murs et le mobilier d’époque. Il en a donc été de même avec le style de narration.”

Frantz Heinrich Mayhoffer, Intendant Général du Victoria Hôtel de Glion-sur-Montreux, Suisse.

***

À Monsieur le Directeur de l’Hôtel Victoria de Glion sur Montreux, Toni Mittermair, bienfaiteur des arts, gardien de l’Art-Nouveau et Sécession viennoise.

C’était entre les brumes et boiseries du Victoria Hôtel de Glion qu’était descendu depuis un mois Sir Vitlow Samuel Finsch. Las d’avoir parcouru les multiples champs de narcisses, c’est non sans soulagement qu’il se laissa couler entre les accoudoirs du premier fauteuil venu lui tendant généreusement ses montants.

Il ne désirait désormais plus que se laisser surprendre par une douce torpeur, cherchant en ces espaces cossus les murmures ancestraux ne manquant pas de filtrer par les linteaux et frémissements du bois. Bien que les lustres à facettes y fussent allumés et que la belle Vénus de marbre blanc veillât sur lui, parée de son luisant drapé, on avait toujours l’impression que la pénombre n’avait de cesse d’y saupoudrer son négligé de moire habituel.

On la disait farceuse à plus d’un titre…

Il fallait alors rehausser le regard sur les frises de rideaux ou les ogives de stuc séparant le hall d’entrée en enfilades successives, toutes aussi fournies, pour saisir que la mie des clartés diffusait bien des hauts plafonds.

 

Le temps arrêté des pendules et les fauves de bronze prêts à bondir épandaient une garde rassurante sur tout le lieu; ils devaient avoir reçu pour mission d’observer avec vigilance la bonne disposition des apparats présentés en cet endroit particulièrement prisé par la noblesse britannique. Endroit d’ailleurs propice à la rêverie ou aux crises aigües de lucidité, car Sir Vitlow Samuel Finsch passait pour un expert concernant toutes les formes de conscience que pouvaient recéler un être humain. Pour tant soit peu qu’il fut encore humain en possédant ces dons. Il avait, à ce sujet, écrit une riche monographie relatant les méthodes de pratiques indoues et soufies accédant au magnétisme permettant d’entrevoir le monde des Invisibles. On disait aussi que la famille même de Sa Majesté la Reine d’Angleterre entretiendrait des rapports étroits avec l’auteur. La notoriété, devenue quelque peu publique, savait désormais très bien qu’ils passaient la majeure partie de leur temps ensemble, retirés en des cabinets dont ils étaient seuls à connaître l’accès, que cela soit à Bukingham Palace ou à Windsor Castle…

Mais, pour l’instant, les lumières brillaient à pleins cristaux et ce ne serait certes pas le moment propice de s’adonner aux guéridons d’Alan Kardec ou autres expériences de télékinésie. On voyait juste ces éclats minéraux cohabiter en toute harmonie avec le passé et la partie ombrageuse négocier sa place légèrement disposée en retrait.

 

Mademoiselle Witgenstein prit vie au fond de la pièce, aux côtés des ventres miroitant des réchauds. Elle glissa, telle une somnambule en robe blanche et chasuble incarnat, gardant le côté noble et hautain que lui conférait depuis l’enfance, la noblesse de sa condition.

Elle dédaignait les objets Vienne-Sécession ornementant la véranda ainsi que les panaches brumeux s’effilochant contre les baies. Elle demeurait juste là, offerte par un instant de grâce qui n’aurait de toute façon pas su comment disposer différemment d’un ange. Une fragrance puissante de cannelle diffusait de sa silhouette, lorsque, au bout d’un instant, prenant possession du lieu, elle se mit à lire plusieurs revues éventées sur table basse.

 

Sir Vitlow Samuel Finsch commençait à confondre entre eux les éléments; entre crédences, secrétaires, lampes de chevet et autres appliques jaillissant des murs comme si elles y eussent été projetées avec force depuis l’intérieur-même des murailles.

 

Il y avait bien cette voûte partagée par un rideau froncé de chaque côté et, sous couvercle rabattu, ce piano contenant de sourdes symphonies séquestrées depuis des années.

Il fallait voir aussi, presque avec admiration, ces chevaux statufiés en plein galop, cabrant leurs croupes puissantes contre des obstacles invisibles à l’œil, mais que des abat-jours discrets guidaient sans discontinuer sur une piste imaginaire pour le profane.

Rien d’autre n’évoluait entre les pipes tisonnant et les lourdes commodes aux pieds massifs semblant, elles aussi, des boîtes à musique muselées depuis fort longtemps.

 

Mais la magnificence de l’Hôtel Victoria n’avait encore pas fini de révéler ce dont elle était capable de produire…Sir Vitlow Samuel Finsch s’engourdissait dans un monde composé d’argenterie, de petits fours et de pâtisseries multicolores. Il aimait se laisser éblouir par ces protubérants réchauds, déambulant désormais sur roulettes.

Des êtres élégamment vêtus s’évaporaient sans qu’on ait bien eu le temps de les apercevoir, entre les vitraux de la cage d’ascenseur.

D’autres préféraient monter les étages à pied, poursuivis par le silence à leurs trousses.

Il fallait avoir une acuité exacerbée, voir au travers des plinthes et des lattes de plancher, fissures de portes et lézardes des murs.

Mademoiselle Witgenstein sembla aussi lointaine de son journal, que le fut Sir Finsch à la vie présente.

L’odeur de cannelle devint plus persistante encore.

Le fait est que, malgré tout, l’homme émacié à besicles rondes et cheveux blancs disséminés continuait de converser avec quelqu’un dont il ne saisissait plus les origines.

 

Le falot de l’entrée principale visait les convives, l’ampoule dessinait des arabesques aux maillages compliqués entre lesquels, sans résister, on avait qu’une seule envie: celle de se laisser capturer.

Faits étranges à relever cependant: les cristaux du lustre se mettaient à tintinnabuler spontanément. Cela n’était en rien désagréable en soi que ce doux son marquant les silences entre l’expression dubitative des convives. C’est qu’il semblât que l’interlocutrice changeait d’apparence à tous instants et que, pas une fois, une parole n’atteignait la même personne. Cela n’était pas sans plonger Sir Finsh dans un profond malaise.

La puissante odeur de cannelle s’épandant depuis le début devint de plus en plus dense, jusqu’à prendre entièrement possession du lieu. Celle qui se trouvait dès lors assise face au gentleman famélique était une femme distinguée, avec un cou délicieusement galbé éclosant au-dessus d’une robe noire geai, imperméable à toute clarté. Elle demeurait raide, les yeux fixes, les mains délicatement déposées devant elle, comme des cygnes sur un vernis laqué.

 

– Désolé d’investir votre espace sans quérir votre acquiescement. Mais je suis si lasse, vous savez, qu’aucun autre de mes pas n’eut pu encore me soutenir…

– Mademoiselle, ne vous tracassez en rien. Cela ne me dérange aucunement, bien au contraire. Disposez donc comme bon vous semble, je vous en prie. Moi-même me trouvais aussi fourbu que vous semblez l’être, avant de trouver réconfort en cet inestimable séant.

 

Sir Samuel Vitlow-Finsch ne fut guère interloqué par le soupçon de liberté que s’autorisait d’emprunter l’étrangère à son égard. La beauté du lieu comblait ses moindres indispositions et ce depuis plusieurs semaines.

Pour toute réponse ce fut le lustre à facettes qui se remit une fois encore à tinter; mais on sut très vite que cela provenait des pas effectués dans la pièce de l’étage supérieur. Le directeur même de l’Hôtel, le très élégant et aristocratique viennois Herr Frantz-Heinrich Mayhoffer, disait qu’il était préférable que l’on fît circuler cette version-là des faits, plutôt que quelque autre supposition bancale…

Seules les larmes cristallines damasquinées à l’effigie du Christ s’attouchaient entre elles, sonnant si particulièrement aux oreilles de ceux qui pouvaient l’entendre.

Toujours selon les assertions de Monsieur le directeur.

 

La jeune femme eut une faiblesse soudaine.

Une pâleur exacerbée assaillit son faciès.

– Ah Madame… je vois que cela ne va pas du tout! Souffrez que je vous vienne en aide selon l’utilité qu’il vous siéra de quérir!

– Non merci, sans façon. J’ai abusé d’exercices matinaux, mon corps ne suit plus les épreuves que je le pousse à endurer. Je dois être parfois trop exigeante envers lui.

Elle s’assombrit plus encore, se réfugiant entre les murs d’une épaisse forteresse. Cela ne rasséréna nullement Sir Finsh qui voyait en la jeune femme les affres gémellaires liées à sa propre nature.

– Quelques tourments vous inquiètent, semble-t-il, si vous me permettez d’investir votre mélancolie?

– Tourments? Mélancolie! Ah monsieur, s’il ne s’agissait que de bile jaune! C’est toute une destinée qui s’écroule… Je la perçois jour après jour s’effondrer autour de moi, hors ce magnifique lieu que j’affectionne particulièrement. Mon cher Hôtel Victoria sert de confident à mes peines, il est aussi mon refuge lorsque le chagrin dévaste mon âme. Ces chambres m’attendent, portes béantes et, au moins là, puis-je laisser ma peine s’exprimer de tout son saoul.

– Mais de quoi parlez-vous donc, Madame? De quel chagrin est-il fait allusion en ces terribles confessions que j’endosse de manière honorable, je vous le concède; car cela prouve au moins la confiance que vous portez à quelqu’un que vous découvrez à peine!

– Ne soyez-donc pas si modeste, Sir Samuel Vitlow-Finsch!

– Vous connaissez aussi mon nom?

– Qui ne connait le célèbre occultiste hantant chaque salon privé, si vous me passez l’expression! Dont celui très prisé de la non moins fameuse Madame Blavatsky… Allons, allons, on ne peut rien me cacher.

J’en suis fort flatté mais… Ceci… Ceci n’explique pas l’état en lequel vous semblez sombrer.

– L’État! l’État? Bien ourdi! En désignant du premier coup la cible avec adresse, vous visez juste. L’État et la politique. L’homme que j’aimais à tout englouti dans ses affaires, me délaissant totalement, ne se rappelant certainement même pas que j’existe sous son nez, lorsqu’il reçoit ses multiples délégations!

– C’est donc un homme d’une extrême importance? Je vois…

– Vous percevez à peine, Lord Finsch, vous ne percevez que les funestes manifestations extérieures anéantissant ma personne, mais non point les causes profondes générant ces tempêtes. Toutes ces journées englouties sous les dorures baroques d’après-midi ne finissant jamais. Oui, Vienne n’est qu’un long après-midi sur lequel les soleils glissent d’un protocole à l’autre. Toutes ces soieries flamboyantes de salons, de galeries, d’ailes en dépendances! Puis l’intolérable supplice: devoir tout le temps changer d’atours avec les mimiques allant de pair, une fois pour une Nation, une autre fois pour l’autre, puis encore les suivantes, quelques pays plus exotiques encore venant s’y ajouter, comme le Mexique. On ne fait que courir, s’essouffler, haranguer sans ménagement bonnes et femmes de chambre afin qu’elles accomplissent des miracles de dernière instance. Mais non, cela ne marche pas ainsi. Alors, devant tous ces tracas, toutes ces douleurs perverses à me vouloir faire tantôt désirer telle une poupée, tantôt comme potiche, mon intelligence se révolte, mon esprit pensant se cabre et lance la révolution en voulant devant tous, et mon cher bien-aimé d’abord, révéler jusqu’où je suis capable d’ainsi me diminuer! S’il ne me désire plus, s’il me dédaigne entre ses parades, c’est moi, moi seule et unique qui décidera quand sera venu l’instant opportun où il me perdra. Puis ce n’est pas tout encore… La valse s’amenuise, calèches et chevaux se font de plus en plus rares, je ne puis plus avancer un pas sans avoir constamment l’Aide de Camp à mes trousses, si bien qu’il en est devenu mon compagnon d’infortune. Je pense à ce cher cousin de Bavière, disparu de façon si tragique! Pauvre âme détraquée qui ne pensa qu’à bâtir de puissants rêves toute son existence… Profond comme ses forêts, puissant comme la musique de Wagner.

Parmi tous ces fastes et ces rames, où donc Dieu se cache-t-il et quel plaisir retire-t-il à nous voir ainsi plongé dans les affres du sublime?

En quels couvents me retirer pour le trouver sans détours…

– Seriez-vous-vous encline à la religion, Madame?

– Je ne parle pas de ces cloîtres-là… Vous savez, il m’est difficile de survivre, je dois pour cela vaincre les barreaux d’une cage dorée.

– Encore ces dorures! Mais qui ne le doit pas, chère Demoiselle…

– On le devrait tous! Il est de notre ressort d’émerger de la multitude en s’y affranchissant. Seulement voilà, je vais vous conter ce qu’il se passe dans l’âme perverse de ceux, incapables d’aimer comme la nature le requiert…

Ils sont secs et avares, nantis d’un orgueil démesuré et à cause de cela perdent les seules personnes valables les aimant vraiment pour ce qu’ils sont et qui seraient à même, contre vents et marées, de les soutenir et les suivre partout quoi qu’il advienne d’eux. Mais non! Ils se sentent dans l’obligation de tout froisser, s’interdisant de ressentir, d’affiner leurs ouïes, d’agrandir leurs regards et d’approfondir le coeur.

On aurait beau les tordre en tous sens, ils ne produiraient plus le moindre jus tant l’avarice leur ronge les entrailles Ces pervers ne suivent qu’élans physiologiques menant la gigue aux sons de leurs flûtes, s’engouffrant chaque fois plus rapidement en des points de fuites n’étant que labyrinthes épars.

Dieu… Combien a-t-on dû vous tourmenter, pour que vous en soyez arrivée à de tels extrêmes?

– Monsieur, la condition humaine s’enlise dans le lisier envers lequel elle cherche à réaliser le plus de profits possible. Elle thésaurise, boursicote, cherche à parlementer avec le plus rusé. Tout le monde sait que la grande prostituée à des dessous nauséabonds! Tout ceci n’est que fornications impies. Tous ces épanchements sont venimeux en diable.

 

Sir Samuel Vitlow-Finsch eut un brusque mouvement de dédain sur sa chaise.

– Je vois… Je vois, poursuivit la femme désemparée, que rien n’échappe à la règle qui me maudit; je vous fais aussi horreur que je répugnais les autres.

– Que dites-vous là? Vous ne m’horripilez aucunement Mademoiselle! Mais je constate qu’au lieu de trucider vos ennemis intérieurs, c’est vous-même qui tentez de vous diminuer. Juste… Juste en amenuisant votre pauvre corps jusqu’à l’éroder complétement. Alors, en ce cas-là, pourquoi ne pas directement vous enfoncer un fer dans le cœur? C’est bien plus expéditif!

– Ah ça Miser Finsch! Je suis bien trop veule pour cela. Quelle horrible mort cela doit-être, y avez-vous seulement songé parfois? Non, je voudrais tant… Je souhaiterais tant que mon souffle s’arrêtât en cet endroit-là, sans que je ne m’en rendisse compte le moins du monde. En cet endroit, que je me retrouve flottante sans n’avoir perçu aucune rupture avec le lien charnel… Mais ce serait sûrement trop en demander à la Providence? À cela elle n’y pourvoit point.

Juste m’évaporer de ce corps épuisé…

– Cela est beaucoup espérer, Madame, que de vouloir périr sans prendre conscience qu’on a vécu. On ne peut rien obtenir sans avoir au préalable pris connaissance de ce qui précède…

 

Une ordonnance arriva sur ces entrefaites.

Un groom, dont le bristol annonciateur ne présageait rien qui vaille. L’arrivée séance tenante d’un certain Luigi Lucheni, ouvrier spécialisé devant remplacer quelques solives vermoulues dans les combles.

– Non vraiment Monsieur, mourir par la lame doit être épouvantable!

– Ce n’est pas l’arme qui est fatale, mais ce qui l’appelle à le devenir, Madame.

– Que pouvons-nous y faire? Il en est ainsi depuis la nuit des temps; depuis Brutus assassinant César, ou les gardes royaux le duc de Guise, ou encore Louis d’Anjou Jeanne de Naples. Empires et monarchies disparaissent dans la poussière crépusculaire de leurs propres déclins. Mais peut-on juger cela de haut, sans que l’on finisse soi-même par s’y fourvoyer?

–  S’il ne s’agissait que d’égarements! Je voudrais juste m’extraire du masque en lequel mon visage est embourbé.

– Madame, vous êtes d’une grande beauté! Je ne redoute point que vous trouviez un jour celui qui pourra se parer de vos feux.

– Les hommes périssent de la beauté des femmes et trompent leurs intentions.

Ils n’entendent point leur intelligence à partir du moment où le galbe féminin les grise.

De cela provient toutes les mésententes, toutes les luttes concomitantes qu’ils mènent contre la peur de devoir s’arranger l’existence en solitude extrême. Alors, on se trompe, après s’être d’abord trahi soi-même.

L’amour ne vaut pas mieux qu’un complot politique, chantage, enlèvement ou prise d’otage par sa propre famille ou pire encore: mainmise par celle du conjoint

Le jour où l’on comprendra que ce mode de vie est indigne d’être doté de raison, et qu’il n’est de loin pas l’unique modèle à suivre et surtout à atteindre, le malheur reculera du précipice d’où il tente de nous pousser.

– J’ai déjà songé et médité à tout cela; tout envisagé, Mister Fix.

– Finsch.

– Mais à quoi bon?

– Nous devons très souvent accepter les offenses comme uniques marques d’attention.

– Marques d’attention dites-vous? Une marque n’en demeure pas moins un blasphème, une flétrissure en pleine face. Mais.puisqu’il le faut, je préfère mille fois souffrir cela et non pas m’effacer au-devant de cette vilenie, comme vous sembliez le supposer!

Je suis tellement écoeurée par les us et coutumes de mes semblables, leurs viles occupations et leurs intérêts des plus insignifiants! Tenez, si je pouvais quitter cette comédie sur le champ comme l’on jette un gant…

Le geste fut joint à la parole.

Le dit gant fut promptement projeté au sol par la Demoiselle courroucée, contredisant sans cesse ses actes et ses paroles par d’autres raisonnements antagonistes la rendant plus belliqueuse encore.

Sa pâleur extrême, sa main squelettique se détendant tel un oiseau bondissant hors cage, fit que Sir Samuel Vitlow-Finsch eut un second mouvement de répulsion.

Ou de retour.

 

Il y avait cette odeur de cannelle de plus en plus envoûtante, puis la conversation grave et épuisante élimant la tension nerveuse.

Les lustres tintinnabulaient toujours, avec les anges et les syllabes du Christ s’irisant sur les pourtours du lieu.

La dame avait disparu.

Les abat-jour éveillaient de nouvelles ombres et, derrière les baies de la véranda, par-dessus les couverts, la nuit collait déjà son visage patibulaire.

 

L’espace du Victoria Hôtel ne possédait plus que la contenance argentée des réchauds, le craquement des lattes de parquet, parfois de pas martelant le plancher.

Le corps assoupi et gourd de Sir Samuel Vitlow-Finsch émergea doucement, par degrés successifs, jusqu’à la surface de la réalité.

 

Mais quelle réalité?

Les tentures d’arrière-plan s’écartèrent étrangement. Leurs étoffes paraissaient prédisposées à masquer un autre monde lové entre les plis.

– Où donc est passée mon interlocutrice?

– Il n’y eut avec vous jusqu’à peu, que la belle prestance de Mademoiselle Witgenstein, Sir Finsch.

C’est avec elle que vous n’avez cessé de discourir longuement avec passion, me semblait-il!

Le directeur toisa bien droit le Britannique jusqu’au fond des yeux, en opinant du chef.

– Alors… Alors en ce cas-là, comment… Comment pouvez-vous expliquer la présence de cette paire de gants noirs en ma possession?

– Ah ça Monsieur. Encore une étourderie de Maria, notre femme de chambre. Cela doit provenir de la pièce se trouvant juste au-dessus de nos têtes. On la garde comme un petit musée de tout ce qu’il y de plus précieux. Mais il faut bien la dépoussiérer aussi un peu de temps en temps. Alors, en déplaçant les accessoires, elle aura par mégarde déposé ce gant dans son tablier et oublié de le remettre ensuite à la place qui lui revient. Elle est très gentille mais souvent des plus dispersées… Comme on l’aime bien et qu’elle est parmi nous depuis de nombreuses années, nous n’avons pas jusqu’ici jugé bon de nous en séparer.
Elle fait partie de notre maison à part entière, voyez-vous…

Frémissements délicieux des lustres aux anges christiques formant des arcs-en ciel.

– À qui donc appartint cette chambre pour laquelle vous semblez avoir tant d’affection, Herr Mayhoffer?

– Cette pièce, Sir Samuel Vitlow-Finsch? Cette pièce appartenait tout simplement à notre très chère et très regrettée Élisabeth Amélie Eugénie de Wittelsbach. On dit même que l’ombre de ses vêtements demeure encore entre ces murs.

Qu’en pensez-vous?

– Herr Mayhoffer. Je crois bien que ce soit uniquement moi, la noirceur de ses dépouilles.

Auquel cas cette fois-ci enfin, l’expérience fut menée à bien.

 

© Luciano Cavallini, Membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & MyMontreux.chL’étrange expérience de Sir Vitlow-Samuel-Finsch“, octobre 2017 – Tous droits de reproduction réservés.