Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 24/10/2016

Les spectres des Windsor

Voici le 103ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Là, on est à Chernex…

Les spectres de Windsor
Genre : Récit.
à ma grand mère Nelly-Germaine.

Grand mère disait: «Mon enfance ça se résume à peu de chose: crasse, délabrement, misère, alcoolisme. Tout provenait et tout retournait dans le vin. Pour moi les vignes c’est du terrain maudit».

Nous étions dans la cuisine et le jour bleui rentrait par les fenêtres en fond lacustre plus azuré encore. On aimait bien ce moment, lorsque le café au lait réchauffait sur le potager. On sentait encore les anciennes odeurs de tabac à pipe que l’oncle avait fumé la veille, mélangées à celles du savon de Marseille séchant sur la tablette de la salle de bain. C’était tout un univers de faïence immaculée, se mêlant aux reflets de l’eau lorsque la baignoire en était pleine.

«Windsor» se voyait de partout, trônant sur le contour étroit de la route menant à Fontanivent. Lorsqu’on y pénétrait, on était de suite pris par une fragrance de thé fraîchement infusé, se dispersant sous le pas des portes. C’était ce mélange particulier qui ramenait toujours l’enfance de plain-pied, ce bouquet d’arômes liés ensembles, et parfois l’on ne savait plus qui de la pipe ou du thé, encore moins du savon toujours humide, avait été utilisé en dernier lieu. Le fait est que cette fraîcheur constamment ravivée par les travaux ménagers, se dispersait ainsi toute la journée, se mêlant au jour glissant des fenêtres sur le parquet.

La douceur du logis et les contines racontées le soir sous le ronronnement du réchaud à charbon, on s’en rappelle encore. Ça tisonnait des heures et parfois ronchonnait carrément lorsqu’on coulissait le trèfle de la porte afin d’attiser la braise. L’âtre scintillait, comme si le coke devenu translucide se changeait en cristaux rougeoyants. Alors, la fleur de fer forgé s’éclairait mystérieusement, devenait brûlante, décalquait sa gouache contre le mur opposé de la pièce.

Au sol, une boîte en forme de champignon renfermait le jeu des «puces». Celles-ci avaient la forme de pastilles multicolores qu’il fallait faire sauter dans un récipient à l’aide d’une pièce prévue à cet effet. C’était à celui qui rentrait le plus de puces possible dans le bouchon, sans coups ratés. On poussait aussi des petits tanks de fer, avec des vraies chenillettes et canons amovibles, des soldats totalement décatis par leurs guerroiements successifs sur les sols. D’autres fois, on roulait des voitures ou bien on les lançait à fond contre les plinthes avoisinantes.

Il ne restait pas grand-chose des misères de l’ancien temps, des coups tordus fomentés par des campagnards avinés. Si les gens étaient peu fins, le vin devenait toujours mauvais, un rien était prétexte à l’engloutir. Ce n’était jamais les bonnes choses qui apparaissaient au fond du verre, mais toujours la lie, les hargnes et les humiliations subies entachant le canevas des hommes et mêlant les coloris d’humeurs les plus tempétueuses. Les femmes prenaient des coups, la tradition viticole des charrettes et des tonneaux arborait alors toute la splendeur de ces pernicieuses démonstrations séculaires, responsables des ruines physiques et des détraquements moraux. L’harmonie avec la nature se résumait à demeurer au diapason de la vigne. Le fardeau des hottes, la gorge aigre du pressoir engloutissant les grappes pour mieux régurgiter le fiel. C’était alors, dans les profondeurs des caveaux, que le poison prenait corps, à l’ombre, dans les ténèbres corrompues de gaz nocifs ou d’acétiques haleines suintant des soupiraux. Les flacons s’emplissaient, la culture des dynasties apposaient dates et millésimes, et parce que l’échalas demeurait la colonne vertébrale des générations et des descendants se poursuivant les uns derrière les autres, on reconnaissait de suite la génétique des cadets, des rejetons tordus et grimaçants qui, non contents d’être nés de la cuve, se retrouvaient saturés d’épaisses consanguinités. Sur le teint de tous ces rougeauds bedonnants, vacillant sur les trottoirs, on flairait l’avachissement des comas ou la violence répétitive des mots ou des corps butant tels des bœufs contre la ténacité des épouses.

Dans cette “Windsor” là, il y avait un autre vent, des tempêtes sourdes, des non-dits colériques englués entre les plis crasseux des couches. Les hommes saillaient leurs femelles, et ces forages répétés lors des hivers abrutissants, généraient des fratries bancales dont on ne pouvait plus tirer grand chose lorsque le dernier né démoulait.
Puis, dans les petites ruelles où tout le monde s’apprêtait à tirer à la chevrotine, on épiait derrière les carreaux, coincé dans un monde raboté de corniches. Au-dessus, il n’y avait rien que l’avant-toit, en bas la chaussée de terre battue et, devant, l’étable avec la grange à foin. Le lisier s’écoulait du fumier, en douce on abattait une chèvre à coups de massue ou on se débarrassait de chatons en les assommant contre les murs. L’antiquité rurale n’avait rien à envier aux villages les plus reculés de la Sicile, ni au Moyen-Âge dont les superstitions s’attrapaient comme la peste.
Très loin au sud, sur les rivages de la Méditerranée, on discourait déjà à propos de la démocratie et des profonds sujets philosophiques ou rhétoriques. On affinait le langage, les racines donnaient des déclinaisons, puis émergeait l’inflorescence d’une haute civilisation. Alors qu’en nos contrées on vagissait toujours comme des bêtes, munis de gourdins, habillés d’oripeaux, on vantait nos châteaux forts en pierres massives, ingorant des galbes et proportions, de l’esthétisme hellénique.

Dans la cuisine, ça pataugeait sur le gras; les repas s’accompagnaient de coudes vautrés sur une table douteuse. Ida, l’aïeule démente, recommençait à braire, raide et tétanisée, à moitié soulevée de sa chaise. Le regard exsangue et fixe, rivé contre les croisées de la fenêtre. Sa tête entamait des mouvements terribles de va-et-vient, d’abord lentement, puis de plus en plus soutenus, jusqu’à s’en décrocher les cervicales.

Chernex, la vie au grand air, la campagne, le ciel ensoleillé, rien de tout cela! Ces yeux vides et ces postures terribles accotées sur des manches de faux. Ces femmes noirâtres, quasi en haillons, de la suie partout, jusqu’au pourtour de la bouche, parfois l’échine voûtée sous l’assaut des hommes, sous ces rustres pris de delirium tremens. On devait sûrement faire des mélanges avec la distillée. Les cerises étaient très sucrées, ça avait procuré de la bonne forte! Les mélanges, il y avait rien de pire. Et souvent on se donnait déjà le petit coup de nerf bien avant l’aube. Les femmes avaient peu de sursis, engrossées tous les neuf mois; prises en otage par la marmaille, les allaitements consécutifs, les tâches ménagères n’en finissant jamais. Le chef de famille, ça te forait un utérus toutes les trente secondes; entre deux coupes de bois on s’en faisait une vite quand ça se mettait à gratter par là en bas et qu’après avoir séché le cul de la dernière bouteille on avait le goût de rincer celui de la bourgeoise. Ensuite on se torchait avec ce qui tombait sous la main, avant de retourner sec à la cognée. Ce soir on fourguerait un peu plus de saindoux dans le potage! C’est que ces bouèbes il fallait qu’elles comprennent qu’on n’était pas des mauviettes!

Il y avait l’autre encore, matin midi et soir, le «Guingois», rongé par le Haut-Mal, à qui on donnait sans arrêt à moudre du café ou autre chose, afin qu’il foute la paix à son monde. Tout le temps, ce grincement de manivelle, puis encore quand il fallait aussi concasser les glands rôtis. On pouvait pas se permettre d’avoir uniquement du café pur, ça allait pour la haute ces combines, les Monnier, Bruzet ou Bossy, ceux qui s’étaient rempli les poches lors de la dernière guerre, en vendant leurs paysanneries au marché noir, côté Singe-Gonfle1. Pendant que le village se faisait incendier et martyriser, on recelait à prix forts à quelques officiers suisses véreux, qui à leur tour refourguaient la marchandise aux soldats bochs, non sans toucher ici aussi, un gros pot de vin. Les pièces de boeufs passaient entre deux exécutions sommaires sur le pont de la Morge. Ceux-là, ils pouvaient bien faire les malins derrière leurs baraques biscornues rafistolées à neuf! Puis après, ça offrait aussi ses ferveurs aux rescapés nazis, réfugiés le long de la ligne du MOB, au chemin du Blanc, alors nommé et pour cause: «Le petit Berlin».

Il moulait le café, Robert dit “Bébert le Guingois”, comme s’il se faisait attaquer, plaquer contre le mur de la cuisine. Tandis que la vieille Ida poursuivait son mouvement giratoire de tête, en regardant Dieu sait quoi à l’extérieur! Mais elle voyait. La grande tradition culturelle de la vigne et du vin refluait par effluves. Les aïeux l’avaient conçue ainsi sans le savoir, pris par la vinasse. On les avait trouvés ivres morts contre le pressoir, déboutonnés jusqu’au torse, tout maculés de cambouis.

Puis la vieille Ida était là, avec ses restes de quatorze, à regarder dans la cour le défilé des Habsbourg en grandes tenues d’apparat; c’est-à-dire que sur ce mince carré merdeux, pouvant à peine contenir un alezan, elle admirait le règne Austro-Hongrois à l’apogée de son règne. Ils revenaient tous, on avait donc bien vendu la Suisse comme elle le présentait à l’époque de la grande guerre, lorsque courageusement elle osait cracher sur les espions s’immisçant à l’église chaque dimanche pendant le culte. Les autres mégères pensaient qu’à se gaver et glousser comme des poulardes, une fois les sermons terminés. Personne ne voyait rien, personne ne ressentait rien, tous des aveugles! D’ici peu, toute la Suisse aboierait boch! Elle avait reçu des tas de renseignements de l’au-delà lorsqu’elle faisait tourner les tables une fois l’engeance cuvant au lit. Ça ne savait que s’emplir la panse et rompre le pain sur de grossiers brouets! Ça faisait les malins, ça vidait des carafons sans discontinuer, certains en mouillaient même leurs patates! Alors, à la bougie, les doigts atrabilaires marquant des ombres gourdes sur le guéridon, elle recevait les renseignements, la bouche ouverte et le corps roidi de transes. Les esprits de Windsor la pénétrait, s’accouplaient au chanvre d’une chair depuis longtemps corrompue. C’était chez cette vieille asséchée des coïts ultimes jouant aux osselets, cherchant à détraquer définitivement les paquets musculo-nerveux en des spasmes féroces.
Possédée et vagissante, alors que les ombres des lampes à pétrole dansaient comme des gnomes hystériques à forts jets d’encre indélébile, Ida claquait des ischions sur le bois du tabouret, celui-là même que le “Guingois” chevauchait comme une femme lors d’envies que l’épilepsie ne parvenait à court circuiter. En cete époque, on ne vivait que pour le trou, que ce soit d’aisance ou de plaisance, de baraques en forme de grottes ou autres huttes troglodytes. «On se faisait même les trous de tabourets jusqu’à ce que la matière gicle, quand y’avait pas d’beaux linges à se passer sous la main». La Suisse est vendue! La moitié du village en est complice; cette guerre, ce sera comme celle des poilus! Bien pire et plus longue, c’est moi qui vous le dis!
Alors la tablée s’épiait en biseau, tandis que le “Guingois” chaloupait d’une jambe à l’autre. Ça arrivait toujours pendant les heures de repas ce genre de bringues. Le fond des casseroles croûtait, quand ce n’était pas le bouillon qui refluait sur la jupe.
Puis, silence cataleptique, plus un mouvement, ça pouvait durer des heures. On lui passait la main devant les yeux que ça n’y faisait rien.
 – On peut rien en tirer, elle a eu la fièvre puerpérale quand elle a pondu ce bobet! C’est le lait infecté qui lui est monté à la tête. Mais moi je sais bien ce que c’était en fait ce lait: rien d’autres que la bibine de son inconnu qui s’est tiré aussi vite que le foutre!

Une sale morve emplissait les fenêtres. “Windsor” crachait dehors, sans se rendre compte qu’il y avait un verre sur les carreaux. Ces carreaux tout petits, emplis de mélasse noire et de chiures de mouches contre les bords. Une buée faite de tous ces corps moites et suintant les grosses bravoures. L’aïeule ne bougeait plus, emmanchée par le bâton de l’hystérie. On devrait la coucher ainsi, en rigueur cadavérique, puis l’incontinence viendrait souillant par flots péristaltiques le haut parapet du sommier. Encore du travail en plus. Les serpillères et le seau pour finir la soirée. Éponger tout cela, éponger des années de ressentiments qu’on expulserait dans la sale gueule de la tasse. Dans ce tout petit trou noir et étroit, toujours empli d’un court bouillon stagnant à journées longues. Sur le rebord de la lorgnette, une harmonica, seul éclat chromé fiché dans cet univers charbonneux; allez donc bien savoir comment elle était arrivée là, cette chose. Ah oui, c’est vrai… un des cousins adorait le Far-West et ce klaxon de saloon ça aimait les cow-boys, ces dégénérés incultes et brutaux cuits au whisky.

C’est alors qu’au-dessus du lit, on voyait depuis la cuisine séparée par un large regard vitré, une espèce de brouillard s’évaporant contre le plafond. Se devait être la pipe de l’oncle, un mélange de “Clan” et d'”Amsterdamer” devenu opaque et trompant la réalité du regard. La mort serrait les dents, ce ne serait pas encore pour cette-fois ci. Quelques convulsions agitaient les tempes de l’aïeule alors qu’il semblait qu’elle esgourdait toujours une quelconque rumeur. La procession finissait de déambuler, mais elle la suivait encore, l’ouïe aux aguets.
La petite Germaine se cachait le visage entre les mains puis, tremblotante, se dirigeait du côté de sa chambre, un vaste taudis humide et cru.
 – Allons gamine! C’est pas le moment de faire la caponne, hein! Va plutôt surveiller ton frérot! Et pis demain faudra l’emmener à l’école avec toi, car on devra trimer deux fois plus sur la ligne du MOB nous autres! Alors pas le temps de torcher ce morveux. T’as bien compris ce qu’on t’a dit ou quoi, pâââs ?

De cette nuit-là à d’autres lendemains, on avait dû traverser la guerre de 39-45. Puis lentement, par derrière les Rochers-de-Naye, les aubes rosirent petit à petit différemment. On avait vitrifié les parquets et ces derniers recevaient des jeux tout neufs. On fonçait virtuellement sur des poursuites électroniques, on ne savait même plus à quoi ressemblait «l’Électro» ou les premières pièces de “Légo. De grosses voitures téléguidées remplaçaient les petits tanks de fer blancs, et les soldats aux coloris blessés par le temps, étaient cette fois-ci tout à fait morts.

À l’intérieur de l’appartement clair et spacieux, on ne savait pas trop d’où ça pouvait provenir, mais on sentait une odeur imprécise ressemblant à celle du thé ou de mélanges de tabacs à pipe, ou encore de savon de Marseille. Parfois survenait de subites baisses de température dans la cuisine, d’autres parlaient de halo bleuté traversant les murs de part en part. Juste des histoires à dormir debout tout ça.

 
“Windsor” juchée à mi-falaise sur son contour, prenait à journées pleines des tempêtes de clarté. En bas, les négoces étaient scellés depuis des lustres, donc impossible de savoir ce qu’il se passait à certaines heures du jour ou de la nuit, lorsque on entendait surgir des claquements de sabots provenant d’attelages invisibles.

1Singe-Gonfle: Saint-Gingolph (NDA)

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), Contes fantasmagoriques de Montreux, «Les spectres de Windsor» – Octobre 2016 – Tous droits de reproduction réservés.