Les secrets de Wilhelm Story
Voici le 99ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Des souvenirs liés à feu la Pension Wilhelm…
Genre: Fantastique (Clin d’œil à Jules Verne).
à Jenny B.
Il ne me restait plus qu’un petit débris de pierre en main. C’est le seul fragment que j’avais réussi à préserver de la Pension Wilhelm. Tout avait été nivelé par les bulldozers et l’on ne vit ensuite, pendant un jour ou deux, que les fouilles et fondements des caveaux, des fosses semblant remonter à Marc Aurèle et béants à cieux ouverts.
Un ciel gris s’affalait au-dessus du chantier et les luisances argileuses du terrain se reflétaient contre les façades des immeubles adjacents. Ceux-ci barraient ou formaient quelques angles encombrés d’objets hétéroclites avec l’avenue de la Rouvenettaz et celle des Alpes; rue s’inspirant singulièrement des brumes bruxelloises dès l’automne venu, des caillasses grises du vingtième arrondissement de Paris ou arrière-gare de Genève Cornavin, toutes estampées purs styles «Romantique national»1, ou «Modern style nordique». Certainement qu’une escapade direction Haute-Savoie avait maraudé ici et là les pierres de Meillerie. Ces dernières servirent déjà à bâtir les quais de Montreux et à préparer le terrain luxueux des Villas Dubochet construites de 1874 à 1879 par l’architecte Émile Hochereau2.
Avec les premières bruines, on flairait une odeur de camphre ou d’encaustique, dès qu’on entrebâillait une porte cochère sous les halos jaunâtres des ampoules gouachant péniblement les communs.
D’ailleurs, au numéro vingt, Angélina astiquait déjà les mains courantes avec sa fameuse cire liquide. On l’entendait aussi pousser le seau de savonnage, ou racler son savon de Marseille dans l’eau très chaude, à l’aide d’une vieille râpe à fromage usagée. Visage parcheminé, cerclé de besicles en fer blanc, chignon fixé depuis des lustres et retenant des cheveux blanchis sous leurs propres pailles, tablier trop long, taille redondante, à quatre pattes à l’aide d’une brosse à récurer, Angélina descendait agenouillée et à reculons les escaliers, depuis le faîte disparate de l’immeuble jusqu’aux tréfonds des entresols. Oeuvrant à l’ancienne, ayant préservé depuis les années soixante-sept des centaines de tubes de gelée «Clarel» que l’on ne trouvait plus du tout dans le commerce. Ils devaient tous encore provenir de l’épicerie «Pitteloup» ou de la droguerie Conzat de l’avenue Gambetta à Clarens, ou encore du magasin Dahlia qui existait alors au carrefour Brayères-Eugène Rambert.
Un petit débris de pierre en main, bleu pastel et blanc, voilà ce que je retenais.
Je revoyais encore le balcon en ferronnerie, la chambre désuète au lavabo massif, le papier peint, la robinetterie scintillante sous les clartés du jour emplissant la vasque. Puis le lit, les montants de fer craquelant sous la peinture, le gémissement du plancher et les renfoncements de ce dernier à certains endroits, donnant à croire qu’on allait passer au travers à tout moment. D’ailleurs, les tuyaux arpentant les chambres laissaient entrevoir certaines fissures ouvrant sur la pièce supérieure. On pouvait ainsi s’infiltrer dans des espaces minimes et laisser jouer l’imagination d’une immersion constante, plongeant à l’envi d’un univers à l’autre.
J’y avais installé mon amoureuse en cette chambre et je revois encore son parfait visage emplir délicatement le tain du miroir ornant la coiffeuse. Les stores pourtant, d’un vert défraîchi, diffusaient une douce clarté dans la pièce. Une fois ceux-ci baissés, on ne voyait plus que des billes éparses dardant d’une intense luminosité la devanture d’un paysage disparaissant pour l’occasion. Réalité géographique parfaitement escamotée, où les songeries par l’allure du lieu fuyaient quelque part bien au-delà d’une Italie lointaine. Le sud infusait désormais entre les verrées brûlantes des carreaux montreusiens.
Isaline, mon aimée, s’allongea sur la couche et, croisant les belles virgules d’albâtre de ses poignets soyeux sur la poitrine, je les vis, tels des petits reptiles apaisés, s’endormir sous les flux et reflux d’une respiration calme et limpide. Deux arabesques luminescentes en soulignaient les contours acérés frôlant parfois dangereusement les aréoles des seins bourgeonnant sous l’hermétisme du chemisier. Les manches descendaient en flux larges depuis les épaules, avant d’enserrer le pouls sur la partie supérieure de l’avant-bras. Elle prenait littéralement possession de la pièce, et l’on voyait la porcelaine du visage apprivoiser ombrages et ajourés en s’y essaimant progressivement.
Il me reste cette petite motte de terre entre les mains.
Cela revenait, forait des galeries entre elle et moi, entre le passé, entre toutes les enfances abandonnées aux parents vieillissants. Les odeurs de l’amour délaissé, de ceux qui sont partis, qui n’ont pas arrêté de s’enfuir sans même se retourner. C’était ainsi depuis trois ans, à la sauvette, entre été et hiver, on se retrouvait là, en se demandant s’il y aurait encore des prochaines fois. Ça tenaillait au ventre. En fait, on ne s’appréhendait jamais, on lançait seulement le décompte des jours restants.
Enfin immergé dans le lit, alors que les réverbères poudraient le plafond d’étranges phosphorescences, on recherchait l’échine, bâtie à flancs au-dessus des draps. Puis les mains, les bras, on partait à la découverte de ces longues anguilles laiteuses, afin de les sentir partout louvoyer, comme une émergence de soie entre les doigts.
Étrangement, au milieu de cette liane, il manquait le processus épineux d’une vertèbre. Mais cela n’empêchait pas la danse du cobra, d’enrubanner le lieu bien au-dessus des couvertures. On avait beau se laisser emporter sur les houilles de la pièce, les pollens stellaires de mon Amoureuse diffusaient translucides et purs.
C’est alors qu’en cet endroit confiné, je la regardais sommeiller toute la nuit, appréhendant en secret sur les cordons du mur les premières humidités de l’aube. Il y avait contre sa main ce rayon de lune mouillé. Puis, baignant bras et visage, celle qui engendrait les puissantes marées fit en sorte de me révéler entre le haut des cuisses et la membrane translucide du ventre, ce souffle parfumé au lait et à la pomme verte. Je le voyais s’évaporer, bleuté comme un filet de nues, au-dessus de la pastille lunaire maintenant poudrant ses lèvres humides. Une rose s’y était fichée, une seule, formant des dessins, s’y reprenant plus haut et ailleurs, sur les boutons d’interrupteurs, le chemisier évidé de son corps ruisselant encore les fragrances de peau sur un accoudoir.
L’aventure nocturne ne faisait que commencer, ou perdurer, en cette chambre louée tous les deux mois, surtout en périodes de pleine lune. En face, on voyait les hauts bahuts de pierres taillées hisser leurs fenêtres d’entresols arrondis sur de mystérieuses cages d’escaliers. Partout c’était ces mêmes châssis emplis de cirage, aucune lumière si ce n’était parfois l’orbe éphémère d’une lampe de poche se réverbérant au plafond.
Elle dormait profondément, les tempes nacrées, les poignets en col de cygne contre les lèvres. Il fallait voir les hanches enfouies sous l’édredon, que je ne cessais de recouvrir, par crainte que la ruisselle ne quitte le lit.
Combien d’hommes encore, passeront des nuits à veiller sur ces splendeurs, contempler, agir en sorte que jamais aucune froidure ne vienne givrer la matière charnelle, ni qu’aucun frisson n’en ride ses promontoires d’albâtre ?
Il restait un morceau de ciment défait au creux des mains. On avait commencé d’abattre le toit, puis un affreux dinosaure d’acier s’acharnait sur les stores, plantant sa sale gueule de prédateur où il pouvait. On retrouvait l’homme d’ici-bas et les morsures à son image. Le cerveau reptilien s’agrémentant de pouvoir, de bâtis outranciers. Toute la mécanique humaine s’articulant sous la courroie, dont le moteur insatiable suçait la haute finance.
On laissait donc ces profits de courts termes saccager la nature et violer les paysages. On devait vivre avec son temps, et pendant ce temps vécu misérablement et dont on n’avait déjà en soi plus cours ni mémoire, passés seulement les délais de quelques jours, les valeurs infarcies3 de la vie culturelle étouffaient en nos mémoires et stériliseraient par la même occasion celles de nos descendants.
La laideur grognait au loin, avec ses déferlantes de poussières et de marées noires. On bâtissait à angles droits et en damiers, alors que seules les courbes régissent les formes élaborées par la nature. La verticalité bouchait l’horizon, on accrochait toujours plus haut des wagons diamantaires aux buildings scintillant prétentieusement de toutes leurs clinquantes paillettes bling-bling. Rien n’allait plus loin, tout perdurait à vouloir monter plus haut, jusqu’aux clignotants des mâts blessant les nuages. Jusqu’à la prochaine confusion des langages, jusqu’à ce qu’arrogances et superbes retombent en poussières sur «Ground Zéro».
On voyait les étages s’effondrer les uns après les autres, et les machines tenaient en leurs crocs des résidus intimes surnageant par la suite au-dessus des gravats; un mannequin de plastic, un ours en peluche, la moitié d’un store, un bout de barrière ou l’angle d’un balcon. Et là, entre le vide médial et les sommets décimés, on devait être plus ou moins à hauteur de chambre, de sa chambre, la chambre de la Bien-Aimée avec ses nocturnes et ses intimités laiteuses. On pourrait presque y percevoir encore des éléments traces, perdurant comme un corps éthérique au-dessus d’un cadavre. Plus d’entrée, plus cet arbre empli d’oiseaux, l’aquarium frais de la réception et son dallage luisant, la petite terrasse et les parasols, coquelicots multicolores ouverts sur les tablées de petits déjeuners. On oublierait faïences ébréchées et couverts fatigués, lorsque les soleils intenses nimbaient les grandes maisons de pierres de taille grises, lorsque les trains crissaient sur leurs essieux et qu’on se pressait parfois rudement les oreilles entre deux rinçures de café.
Mais, Dieu que l’amour était bon sur les calicots défraîchis et les dessins désuets découverts le soir au moment des couvertures! Puis, sur la table de nuit, on avait retrouvé ces deux verres, encore emplis de résidus blanchâtres contre les bords…
Il me reste cette poignée de sable compacte entre les mains, sûrement un morceau de mur, si on observe bien la peinture blanche et bleutée perdurant sur la face épargnée.
J’ai beau le montrer à tout le monde, personne ne s’arrête, personne ne semble même prêter attention à ma personne. À croire que tout disparaît avec la Pension Wilhelm.
Pourtant ce matin-là, la police avait tiré des rubans de sécurité tout autour du champ défriché et des excavations noirâtres. Au fond des fouilles, entre un semblant d’arc-boutant ayant constitué une ancienne cave, on avait retrouvé deux squelettes blanchis se tenant par la main.
L’entier secret de la Pension Wilhelm se retrouvait étalé là à nu, aux vues et aux sus de tous, passants et curieux, sans plus rien autour pour masquer cette longue nuit dernière où l’on avait décidé, d’un commun accord, de mettre fin aux jours suivants.
© Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Écrivains (AVE),
CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «Les secrets de Wilhelm Story», septembre 2016– Tous droits de reproduction réservés.
1- Le style romantique national, appelé aussi Modern style nordique, a été un style architectural des pays nordiques et de la région de Saint-Pétersbourg, qui fut une manifestation de la mouvance nationaliste romantique des XIXe et XXe siècles (Wikipedia).
2 – Contrairement aux idées reçues, Émile Hochereau architecte des Villas Dubochet ne fut pas celui du château des Crêtes; en effet, ce dernier – avec sa tour octogonale – fut dessiné par Eugène Laval. (NDA)
3 – Infarci: un infarctus est défini par la mort brutale et massive de cellules, en rapport avec un manque d’oxygène. L’adjectif en rapport est infarci. On parle également d’infarcissement. L’infarctus le plus connu est l’infarctus du myocarde, c’est-à-dire du muscle cardiaque (Wikipedia).