Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 15/08/2016

Les petits juifs du collège de clarens gare

Voici le 96ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Un conte qui se base sur des faits réels. Un touchant témoignage. Bonne lecture!

Genre : Récit – Témoignage

À ma mère Marinette qui me rapporta ce témoignage direct,
À la mémoire de tous les autres petits enfants juifs de Clarens et ailleurs qui trouvèrent refuge et paix en Helvétie.
À Sandra Karin Bommer
À la mémoire de Karim Master, l’un de ces petits enfants juifs du Collège de Clarens Gare.

Gare de Clarens tout est paré. Le sémaphore est levé, la cible vire au vert de son œil bigle et dans la vieille gare au guichet lové derrière l’hygiaphone, le Chef se dégage nonchalamment du gilet et képi. Il faut remettre du charbon dans le poêle, ouvrir la salle d’attente, préparer les valises pour le quai numéro un, les pensionnaires de l’Hôtel de la Poste ne tarderaient plus d’arriver. Des Anglaises, pour la plupart de classes moyennes et qui utiliseraient la deuxième dans les voitures, juste un peu plus commode que les banquettes de bois.

Le buffet de la gare cognait déjà casseroles et ustensiles en cuisine, le gros Marcel s’affairait sur le repas de midi, bataillant de tout son poids sur des gigots volumineux qu’il finissait de tailler au hachoir. Puis ce serait le mitraillage de l’oignon au couteau, sur une planche de bois aussi massive qu’un matelas. Tout demeurait plantureux, fort, les catelles ruisselaient de condensation, l’oignon suait sur la table de la cuisine, dont on voyait blancheurs, cuivres et bassines en aluminium scintiller et chuinter sur les bluets de la cuisinière. C’est qu’il y avait un sacré coup de feu quand l’omnibus de midi cinq s’arrêtait à Clarens. Des voyageurs de toutes sortes venaient dîner, certains pressés, ou encore pour se distraire en ces temps difficiles.

D’autres convois passaient aussi sans s’arrêter, de nuit; on entendait le cris des essieux et parfois de drôles de plaintes, sourdre derrière les compartiments marchandises.

Collège de Clarens Gare, la cloche venait de tinter.

Sa cour, le grand châtaigner où les filles en blouses bleues venaient se ficher le corps contre l’écorce, quand il fallait jouer à cache-cache. L’odeur de leur peau fraîchement lavée aux lavabos, ou des tresses humides et âcres vous frôlaient parfois le visage, quand ce n’était pas pour y déjouer quelques mèches rebelles fuyant sous les encolures. Le grand escalier principal cognait à la porte qui, elle-même, s’ouvrait sur un vaste hall ombrageux, dont au début – avec les yeux emplis de clarté – on ne voyait pas le fond.

Il y avait, sur la gauche, l’appartement de fonction des concierges, Monsieur et Madame Daubert. Lui, il arrivait bourru avec ses gros souliers cloutés de la voirie. Elle, plus fine et discrète, demeurait dans la cuisine argileuse, ou le salon hautement ombragé d’épaisses persiennes verdissant l’espace environnant. On y allait les fins de semaines pour jouer avec Claude ou Françoise, ou encore porter une attention soutenue à la petite Catherine, qui, en ange blond et silencieux, nous apprenait à nos plus jeunes âges, ce qu’était qu’avoir à porter le fardeau d’une grave maladie. Mais c’était sans ne jamais se plaindre au bon Dieu, dont elle devait sans cesse entendre la voix ou sentir la présence, quand de ses beaux yeux mangés par la fièvre, elle adoucissait nos ardeurs en nous regardant vivre, enfants naïfs encore, nous bénissant du lieu de ses faiblesses.

C’était au fond de la classe qu’ils se groupaient, les petits enfants juifs.

On les appelait ainsi car on était peu sûr de leurs véritables noms, d’ailleurs – à ce qu’on nous avait dit – ils venaient tout juste d’arriver de France. Leurs visages semblaient pareils, pâles et émaciés, des yeux exorbités, se coltinant en grappes, ne pipant mot et se méfiant de tout, de nous autres, des recoins, des dessous de pupitres, n’osant aller seuls aux commodités dans la pénombre des corridors. Vêtus de manières identiques, bermudas bleus, grands chandails tricotés en mailles larges de la même teinte, chapeaux à visières généreuses ombrageant leurs expressions d’une lame grise dont ils semblaient ne vouloir se départir, se figeant ainsi comme des statues.

On les trouvait bizarres, ils se faisaient sans cesse chahuter à force de s’obstiner à demeurer à part. Il n’y avait que la petite Catherine qui, à l’heure du goûter, pouvait les approcher avec des tartines de beurre au sucre; enfin… dès qu’elle pouvait se lever. On ne les voyait pas ouvrir la bouche, et pourtant ils se comprenaient, on aurait même pu imaginer l’esquisse de quelques sourires disparates s’effilochant de temps à autre sous l’avant-toit des couvres-chefs.

La salle de classe était blanche, blancs les murs, blancs les rideaux drapant les fenêtres, raides comme des linceuls. Des courants d’air les bousculaient, tandis que le tintamarre du train frictionnait le plancher de vibrations que l’on trouvait drôles et impressionnantes.
Mais nos petits arrivés se recroquevillaient en entendant souffler ces lourdes locomotives salissant le paysage de tonnerres noirâtres. On ne se rappelle pas avoir jamais entendu leurs voix, ou même un son. Ils demeuraient à l’arrière, les chaises reculées des pupitres, ce qui donnait une drôle d’allure aux traits de plumes, se tenant tout à l’avant de mains quasi suspendues dans le vide. Mais ils écrivaient toujours sans aucune rature ou pâté, rentraient et sortaient en dernier dans la classe. Ils prenaient du temps pour exécuter leurs tâches, accotés les uns aux autres sans ne jamais tenter de lorgner la page du voisin. L’encre baissait peu dans les encriers, comme s’ils utilisaient de quoi écrire qu’en extrême nécessité. Contrairement aux autres élèves, toujours en train de quémander des suppléments, d’autres crayons dont les mines explosaient toujours.

Les mines explosaient. De plomb et de graphite, dans l’Europe entière.
Les mines n’écrivaient pas, elles effaçaient sans distinction l’humanité aux quatre coins du monde. Les cultures. Cette haine tenace du juif, perçu comme une menace sur l’intelligence, cette haine des inventeurs, cette claustration des lumières dont on transformait la mèche en suif.
Les gommes de l’école servaient à corriger les erreurs, à reprendre, à comprendre, en refondant l’attrait de l’orthographe, afin d’y apposer des traits d’unions, des rondes et liées, d’ajouter correctement des chiffres aux nombres et de trouver moyen de bien comprendre, de saisir dans le fond des consciences, ce qui additionne, multiplie, de ce qui divise et soustrait.

Puis, à la récréation, on les voyait partir dans le coin du préau, avec un drôle de livre à la main, en inclinant le corps d’avant en arrière; il paraîtrait qu’ils dansaient leurs prières, enfin c’est ce qu’on nous avait raconté par la suite, afin d’apaiser les moqueries de certains individus dont la normalité épaisse et campagnarde, ne pouvait comprendre de quoi il en retournait de la subtilité d’autres cultures ou confessions. La rumeur locale disait même que sur les hauts de “Quisisana”, à l’institut hébraïque des Collondales “il ne fallait pas laisser «nos enfants» se promener tous seuls car “il paraitrait que tous ces corbeaux lugubres vêtus de noir les séquestraient et qu’on ne les revoyait plus jamais”! D’ailleurs «ce n’est pas des façons de se secouer des heures, de toujours vivre à part dans ce parc lugubre et sombre, ça suintait la mort par là travers». Pourtant, le bon pasteur Fessler avait parlé plusieurs fois au Temple, devant tous ces péquenots bien pensants et englués dans leurs traditions locales. Il leur avait répété à l’envi, les dimanches «comme quoi le peuple de Dieu serait durement éprouvé et qu’il fallait apporter de l’aide aux brebis égarées».
Il ne leur avait pas expliqué que le Christ étant araméen, il devenait dès lors difficile, voire impossible de devenir antisémite. Mais cela n’effarouchait personne de vivre dans la contradiction, du moment que le couvercle de la marmite continuait de clapoter sur la victuaille, même trouvée avec les cartes de rationnement, voire au marché noir, voire encore en soudoyant l’épicière, en sourdine.

Mais non, il fallait juste «apporter de l’aide aux brebis égarées».

Leur apporter de l’aide pourquoi? Pour les rassembler et les vendre aux bouchers?
«Parce qu’ils avaient beaucoup péché».

Et voilà, on retournait aux bases du luthéranisme crasse, il est vrai que ces enfants psalmodiant des versets étaient responsables, mêmes criminels, qu’ils portaient en eux la souillure de leurs aïeux, et c’est comme cela qu’on finissait par vendre son petit juif de quartier aux plus offrants; puis, un enfant juif, ça ne fait qu’un demi-adulte, alors sur des ardoises obscurantistes, les touches ajoutaient les nombres, tandis qu’on lisait les épîtres aux Corinthiens le soir à la veilleuse, rideaux tirés pendant l’obscurcissement, afin que les bonnes ouailles qui n’avaient point trahi le Messie en le répudiant, puisse en toute bonne conscience, marcher fièrement dans le préau du Temple, en marchands libres, en négociants propres, en négociants de juteuses affaires, enfin certains, car la Croix rouge veillait au grain de ceux qui tentaient de se faire du blé.

Puis un jour, au «Bouleaux», avenue des Brayères, au quatrième étage que l’on croyait toujours inoccupé tant les Schmidt n’osaient bouger de crainte d’être entendus, l’appartement fut retrouvé aussi vide que mains nues. Ces derniers devaient avoir fuit durant la nuit, en tous les cas on avait rien entendu, et personne ne bougeait ou tentait de se faire remarquer pendant l’obscurcissement. On circulait même aux bougies, aux veilleuses sourdes, en utilisant des patins afin de ne point faire grincer les lames de parquets. On était au courant de ce qu’il se passait partout en Europe, le Général de Gaulle poursuivait de manières acharnées ces invectives à résister à l’Allemagne nazie. On savait que les suisses faisaient tout ce qu’ils pouvaient entre Saint-Gingolph Suisse et France, pour tenter de passer des juifs, soit par le lac, en barques, planqués dans des sacs de charbons, à la nage, on savait tout cela, on savait que la caserne des pompiers helvétique tenta comme elle le put d’éteindre l’incendie de ce village martyr, d’empêcher les exécutions sommaires sur le pont de la Morge.

Les Schmidt avaient bel et bien disparu, en laissant tout le mobilier sur place. On ne verrait plus la grande dame en toque de fourrure, ni le monsieur à moustaches, besicles rondes et chapeaux noirs, saluer avec retenue mais distinction les habitants du locatif, dont ils tranchaient par l’allure posée et aristocratique. Ces humains étaient capables de s’intégrer à toutes les cultures, en adaptant leur intelligence en fonction des lieux où ils retombaient, tant qu’ils pouvaient retomber. Tout en préservant leurs âmes subtiles, ainsi l’huile raréfiée ne se mélangeait jamais aux eaux des fleuves dont les largesses eussent pu les alanguir, mais pouvaient cependant en suivre le courant, ou par subtilités gazeuses s’en évaporer à dessein afin de se condenser en d’autres lieux plus propices à leurs survies. Ce que l’on nomme l’alchimie du don et de transformer corps, matières et biens, selon l’utilité propice aux divers climats ambiants.

Puis un jour ils manquèrent à l’appel, les petits enfants juifs du Collège de Clarens Gare.

On nous dit seulement que la Croix-Rouge les avait transportés ailleurs, qu’on veillait sur eux. Et l’on se rappelle encore combien, tout d’un coup, leurs présences silencieuses et effacées, nous manqua les semaines suivantes où à l’appel, on ne les voyait plus lever leurs bras, devenus aussi muets que le reste de leurs corps.

La guerre faisait rage, et sur la terre battue des dimanches campagnards, les familles engluées entre elles, rongeant mauvais alcools, tickets de rationnements, et propos d’ignorances crasses, éloignaient les enfants des nouvelles du Front émergeant des mauvais gargouillis digestifs de la TSF. Ceux-ci faisaient des batailles de cousins, entre coussins et cousines, des batailles de plumes, contre des batailles de plomb. On tenait des propos graveleux chambrés par l’alcool fort, en refaisant le monde comme le réalisent si facilement les statuts d’alcooliques, mouillant leurs pousses-cafés de glands torréfiés par de la prune distillée en cachette, entre sournoiseries paysannes, juste quand il s’agissait de se remettre du cœur au ventre. Mais en fait on s’en remettait uniquement au ventre, rarement au cœur.

L’ange petite Catherine s’en était allée par un matin clair de printemps, peut-être pour montrer la voie lactée à tous ceux qui semèrent leurs propres étoiles dans la cendre des camps, pour les épingler en haut, vers les cieux éternels.

Gare de Clarens Gare, le sémaphore était levé sur la nuit des trains, des tas de trains de marchandises passant et repassant encore, direction l’Allemagne, avec des cris sourds et hurlements de nuits. Ils allaient jusqu’aux aiguillages de Viadukt, à Zürich, ce déraillement glauque de halles à marchandises et d’usines verdâtres, derniers bastions de libertés, dont certains Suisses continuaient de faire sauter les scellés afin de libérer hommes, femmes et enfants, un peu de l’avenir du monde, un tout petit point au milieu de la Croix Blanche, dont la constitution était bénie par Dieu.

Ailée au centre d’un jupon luminescent, Catherine la Grande murmure encore, confidente et conseillère discrète des petits enfants juifs de Clarens Gare, dont le grand Victor Hugo dirait, dans le parc de l’Hôtel Lorius à Clarens, je cite: «Elle n’avait pas assez de chair pour être femme, et encore trop pour être un ange  

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE),CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «Les petits enfants juifs du Collège de Clarens Gare», août 2016– Tous droits de reproduction réservés.