Les petits bouquets de papier
Voici le 168ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Il exprime avec douceur les souvenirs de sa maman.
Les petits bouquets de papier
Nouvelle 
À ma mère
“Les fils ne savent pas que leurs mères sont mortelles… Aucun fils ne sait vraiment que sa mère mourra et tous les fils se fâchent et s’impatientent contre leurs mères, les fous si tôt punis”. (Albert Cohen,”Le livre de ma mère”).
Je ne vois plus où tu es, ni comment on en est arrivé là. Le temps se flétrit sur la grande maison et, maintenant, tu mets des heures pour ouvrir la porte.
J’y pense souvent, tu sais. Ton petit appartement si bien rangé depuis des années, il n’est désormais plus que l’ombre de lui-même.
Il y a une odeur sourde qui traîne et je sais bien que cela ne provient pas de l’avenue des Brayères. Avant, c’était toujours impeccable, pas un grain de poussière déposé sur la crédence. Ta démarche aussi devient mal assurée, par à-coups, tes prothèses de hanches n’ont rien à voir là-dedans, ça s’est réalisé progressivement; plus on a bâti de choses laides autour du quartier Châtelard-Brayères-Gambetta, plus tu t’y es sentie engloutie, c’est comme si toute cette lèpre bétonnée t’ensevelissait petit à petit, jour après jour.
Quand je pense à tout ce qu’on vuent ces belles fenêtres! Un paysage idyllique… Les toits des villas toscanes de ” Pertuiset ” dentelant les cieux, puis ondulant au loin vers d’autres champs, côté Baugy!
Te rappelles-tu lorsqu’on entendait les cloches des moutons tinter, dans le pré à Favrod?
Tu as connu les champs de Claire-Ville, avec ce paysan et son cheval, un maraîcher paraît-il, de cela, tu te souviens bien, il traînait sa charrette, alors qu’au loin l’étendue lémanique se propageait à l’infini, avec le bel écrin des montagnes de Haute-Savoie.
Comme tu tenais ton ménage! Partout des petits bibelots certes, mais confectionnés artisanalement puis ensuite exposés avec goût.
Il y avait aussi la fraîcheur de mon Aline qui venait nous voir et que tu aimais tant, avec ses lèvres cerise, sa stature d’albâtre, si bien élevée par grand-mère Cachelin; toujours en épousailles avec la grâce et la beauté! Elle voguait subtile dans la finesse des lieux, nimbant le jour naturel parvenant du salon, d’une clarté en plus, par l’unique ornement de sa présence.
Tu avais un petit bouquet de violettes au milieu de la table, tu appréciais tellement les violettes! Cette table qui a vécu tant de dîners, avec ceux de la famille, alignés tous comme des passereaux en bordures de gouttières.
On ne pouvait rien entreprendre sans que tu ne produises un sang d’encre à notre égard. Tellement soucieuse, oh, ce n’est pas un reproche va! Je me rappelle bien de ton visage anxieux penché par-dessus la balustrade du balcon ou de la galerie; tu avais tellement peur qu’on se fasse du mal, que l’on disparaisse à tout jamais, Dieu sait où… La catastrophe guettait; il fallait bien se couvrir, on devait tout le temps avoir froid, marcher avec des chaussettes détrempées d’intempéries, s’abriter contre les orages, ou se couvrir la tête sous les grosses chaleurs! D’après toi, à t’écouter, nous étions constamment imprudents, inconscients bien plus que téméraires.
Tellement de soucis, petite mère!
Parfois, cela nous agaçait, la jeunesse croit qu’elle est forte, robuste, que rien ne peut plus lui arriver, qu’il faut cesser de la couver, surtout en présence des autres. Que veux-tu? Alors elle s’emporte et répond mal, elle sait tout, n’a besoin d’aucun conseil. Mais avec le temps, tout cela se tasse, on regrette, puis surviennent les remords de conscience, que l’on essaie d’engloutir en vain au fond de soi. Car on sait que l’on a fait du mal à la sève, au moyeu même de l’arbre se révélant à la coupe et qui porta, puis donna ses fruits sans compter.
Ça tape au cœur, mère, lorsqu’on vous voit changer, lorsque tout à coup, on finit par remarquer à quel point les ans commencent à lézarder vos habitudes, que les rangements ce n’est plus vraiment ça, que l’évier – avant – il était toujours impeccablement brillant, on n’y aurait même pas laissé la moindre goutte d’eau susceptible de ternir l’émail d’un calcaire récalcitrant.
Tous ces petits changements, maman.
Jusqu’à l’odeur des pièces, qui n’est plus la même, jusqu’aux violettes qui se flétrissent plus vite, l’eau que tu oublies de changer, les fleurs de papier défraîchies devant la psyché de ta chambre à coucher. Pour le reste, ça va encore, tu as toujours eu l’habitude de couper le gaz avant de tourner le robinet de la cuisinière, puis il n’était pas question de cuire avec les casseroles en bordure de potager. Que de remontrances à propos de cela, à propos des queues qu’il fallait diriger contre le fond. Comme si on ne savait pas apprêter maman, comme si on n’en avait pas la maîtrise, depuis le temps, depuis ce temps où l’on a dû se débrouiller tout seul, sans toi, depuis des lustres!
On t’a aussi désormais dit que tous ces tapis en lesquels tu risquais de te prendre les pieds devenaient dangereux. Comme tu ne passes quasi plus l’aspirateur, qu’il est maintenant devenu bien trop lourd à manier pour toi, tout fini par ressembler à de vagues croûtes décolorées. Puis cette manière de les découper, pour les greffer ailleurs, sur un bout de carrelage demeuré nu. Même nous, on s’y prend les pieds.
Tu vois, à chacun ses imprudences, ses remontrances.
Ton enfant grisonne maman, le temps passe, que tu le veuilles ou non, il fait ses ravages; c’est ainsi, il participe grandement à nos sourdes révoltes.
Elle est bien usée, la période où tu te levais à pas d’heure pour réchauffer la gamelle de papa qui partait sur les chantiers, dans le Clarens grisâtre et cru des longs hivers. L’été, ce n’était pas mieux, c’était du pareil au même.
Ils sont terminés aussi tous ces instants où, après ta journée de labeur, derrière une machine à écrire contre laquelle tu te cassais le dos et les yeux pour moi, afin que je puisse m’épanouir libre et confiant d’une destinée que j’aurais choisie; oui, ils sont terminés, ces instants où tu devais encore préparer les repas du lendemain. Sans savoir comment allait rentrer le père. S’il ratait le contour du hall menant à la cuisine, on savait de suite qu’il était aviné. Qu’il parlerait pâteux, les lèvres violacées de tanin; ça, ce serait uniquement s’il venait juste de boire. En revanche, s’il avait consommé plus tôt et plus qu’il n’en fallait, au-delà du raisonnable, alors on devait faire gaffe, tu t’en rappelles, non?
Oui, même si c’est dur de le dire, parce que tes souvenirs transforment tout, embellissent tout, qu’ils veulent réajuster la tapisserie qu’il a posé lui-même et qui se décolle en cuisine.
Il avait vraiment le vin mauvais, le père, ton poignet plâtré, ce n’était pas qu’une simple vue de l’esprit!
Tant de ressentiments…
Non, on ne devrait pas, ou plus. Puisqu’il est parti.
Tu as raison, à quoi bon ressasser? Ce qui est accompli, est désormais consommé.
On t’avait dit, même mise en garde plusieurs fois, que la condition ouvrière n’était pas adaptée à toi. Cela tenait plus de l’avertissement que du mépris. Car on connaissait leurs difficiles corvées, pénibles, ingrates, qu’ils noyaient pour la plupart tous dans la boisson. Une bière par ci, une autre par là. Toujours cette pisse mousseuse et dégueulasse au fond d’un verre. Mais voilà, quand tu l’avais rencontré à Glion, tu trouvais qu’il dansait bien dans les bals et guinguettes à lampions.
En somme, tu as pris un partenaire de danse, sans penser qu’il faudrait par la suite, tirer toute une vie avec un mari.
Qui pourrait t’en vouloir ,maman, toi qui as tant morflé par la suite!
Pour vrai. De jolis pièges à papillons ces lampions, des attrapes lucioles…
On ne juge pas, tu sais, on a seulement de la peine pour toi.
Une inutile peine désormais, contre laquelle on ne peut plus rien.
Tu y penses encore à ton homme, c’est ce qui revient toujours, tu gardes sur toi une misérable photo cartonnée qui s’écaille dans un petit plastic, fatigué lui aussi, au fond de ton sac, que tu nous montres à tout bout de champ, même dans les endroits publics, à des gens que tu ne connais pas et qui acquiescent juste poliment de la tête, non sans un certain air de condescendance.
Papa sur les quais de Montreux, papa à vingt ans. Une belle allure, une belle droiture, des principes, oui, un homme droit qui avait ses travers, personne n’est parfait, vraiment. Il ramenait toujours sa paie en liquide à la maison, qu’il lâchait ostensiblement sur la table, comme un trophée de chasse, en te précisant simplement: “tu me donneras ce qu’il faut pour la semaine, car moi, je n’y connais rien, et tu veilleras à ce que le gamin ne manque pas de quoi que ce soit.”
Il a toujours donné son dû papa, là, il ne le buvait pas. Puis on pouvait lui accorder beaucoup d’excuses; la maltraitance des Suisses, au début, quand il est arrivé au pays en 1952, sans tapis rouge sous les pieds, sans indemnité journalière, ni téléphone portable, habits neufs, abonnement de train, logis; que du cinq francs l’heure comme casserolier-plongeur puis caviste au Buffet de la gare de Lausanne.
Il venait construire, bâtir, renforcer, payer ses impôts et grâce à eux des maisons nouvelles poussaient et le pays prospérait. Lui, parmi des centaines d’autres, espagnols, portugais, chiliens, jamais ils n’auraient cassé, vilipendé, volé, violenté les femmes, imposé leurs idées ou leurs façons de vivre à toute une population, ou encore menacé de faire sauter le pays tout entier. Pour lui l’éthique, c’était sacré. C’était du solide et du bien fait, tels étaient nos migrants, à profils bas. Alors voilà, oui, il usait du goulot. Certes, peut-être pour se venger, contre ces gens qui peinaient à le reconnaître et ne valorisaient pas les efforts de son labeur. Maintenant, il paraîtrait que l’on devrait aider la misère bigarrée1du monde entier, construire des hôpitaux au fin fond de la brousse, alors qu’on baisse indécemment les primes d’assurance-vieillesse de nos aînés, déjà assez exsangues sans cela.
Cette misère physique et civique, qui s’en vient, ne diminue pas d’un iota son taux de gémissements, mais ne fait qu’accentuer la précarité de nos retraités et les ressentiments envers des cultures indésirables et totalement antagonistes de nos convictions profondes.
Il peut bien dormir dans ton sac le père, maman, et se réveiller plusieurs fois par jour, le temps que tu le regardes un instant, avec ma trogne en-dessous, et ta petite fille, qui est demeurée petite, qui le restera, depuis qu’un beau jour, le temps d’un déclic, tu as cessé de la voir.
J’observe ta maison, persiennes mi-closes, la poussière qui s’accumule.
Tu grignotes.
Mal.
Les grosses casseroles dorment sous leurs couvercles, elles ne bâillent même plus sur les mijotages de rôtis aux carottes. Ton petit moulin rouge pour le café s’est grippé, et les Bialetti font un café tout moche, machiné depuis bien trop longtemps, il émerge de la buse, sale et rance.
T’en souviens-tu ?
Quand tu courrais les cheveux aux vents, tes petits talons-aiguilles martelant le sol à toute vitesse, ta silhouette gracile voltigeant d’un bus à l’autre! Tout le monde disait que tu étais une si belle maman, avec ton long cou, ton chapelet de perles en guise de sourire et tes longs cheveux ténébreux! Tu étais habile, tu avais le corps libre et souple, tu n’as jamais voulu ressembler aux épaisses mémères à moutards, larges comme une tour ou râblées sur leurs jambes, poussant des landaus à bromure!
Ta féminité a toujours été épargnée de tout, tu es demeurée femme coûte que coûte, sans sabrer tes cheveux et chausser des burgenstock. Être mère en sauvant la femme, ce n’est pas donné à tout le monde, et tu y es parvenue haut la main, défiant les principes et brisant la moindre des rigidités sociétales. On voyait, à peine distinctement, tes chevilles, tant elles tressautaient de toute part, ivres de découvrir la vie, de happer l’allégresse au passage!
Comme tu nageais gracieusement dans la vieille piscine pointue du Montreux Palace… Quand on allait se changer, les cabines aux portes multicolores sentaient bon le bois mouillé, les fesses accrochaient aux banquettes, lorsqu’on ne s’y plantait pas une écharde, et tu éclatais de rire tout le temps! Tu voulais rattraper le temps perdu et faire, une fois pour toute, la nique aux puritains de Montreux qui t’avaient, disais-tu, bousillé la vie, la jeunesse, en tentant constamment d’étouffer tes moindres pulsions, tes moindres envies; avec “le Claudi”2quand vous passiez vos vacances d’été à Château-d’Oex, tout deux en changement d’air et d’aire, chez la tante Estelle, là tu revivais enfin, en tentant d’accomplir les quatre cents coups!
Puis maintenant tu es trop seule, presque tout le temps toute seule.
L’époque est moche, on ne t’envoie plus des bulletins de versements pour les payements, car tout doit s’exécuter par ordinateur et tu n’y parviens pas, puis il te faut marcher beaucoup plus, car les banques de proximité ferment les unes après les autres.
Elles remplissent leurs coffres par une porte dérobée.
L’une après l’autre, les portes de ce bas monde claquent sur la face des personnes âgées.
Toi, tu vogues encore parée de crinolines, en 1952, sur les grands chars de la Fête des Narcisses.
Les ombres ne sont plus les mêmes derrière les persiennes, ni la clarté qui y survit à peine. Elle est enclavée de laides bâtisses qui ont pris ton pré et tes moutons, ton maraîcher, tes pommiers.
Ton bouquet de violettes est constitué de papier, parfois confectionné en étoffe; ça demande moins de soins et tu peux ajouter d’autres fleurettes aux mélanges.
Tout demande moins de soins, désormais.
On s’oublie.
Puis tu mets un temps infini à ouvrir la porte.
C’est pas que tu sois méfiante ou craintive, bien que tu devrais l’être un peu plus à mon goût, mais voilà, c’est comme ça, et jusqu’à ce que tu parviennes à cette porte, quand j’écoute tes pas, depuis le palier, je les reconnais à peine.
Tu mets des heures aussi pour la toilette ou préparer un café.
Est-elle donc devenue si lourde cette mouture, que tu peines autant à soulever la cuillère ?
Tu as toujours eu peur pour moi. Tu crains pour mes fatigues, tu sais que je suis pourtant robuste et fort. On le croit tous, quand tu avais l’âge que tu avais et que tu besognais sans cesse pour nous.
On croit qu’on échappe à la broyeuse, au pressoir des ans, qu’on est invulnérable et bien plus malin que tous les autres.
Tu as fait pareil avec les parents.
Jeunesse bouffée, mariage rongé puis enfin, lorsqu’il y aurait eu quelques plages de liberté, nous étions obligés de monopoliser tous nos samedis ou dimanches, afin d’aller trouver les grands-parents en EMS.
Beaucoup de choses ont changé. Que tu ne vois pas forcément. Comme quoi, je pense finalement que la nature n’est pas si mal constituée. Ce sont les survivants qui observent, qui découvrent, même s’ils se fourrent la tête dans le sable en cas d’excès de lucidité.
Les existences, comme les objets, ne sont plus rangées, elles sont enfouies.
Rivées.
Tu en as assez fait.
Tant pis si les papiers traînent, que le sol brunit un peu, que la baignoire devient mat. Il n’y a plus que toi pour voir cela, car excepté ton fils, personne ne frappe plus à ta porte.
On ne te voit pas beaucoup. La vie occupe les jeunes, la survie et le système les broie. Ils pensent que c’est juste, parce qu’on leur a dit que c’était ainsi et pas autrement, si on devait tout le temps se poser des questions, on ne serait plus jamais en paix; c’est déjà assez difficile comme cela de s’assumer soi-même, sans toujours revenir aux vieilles choses, aux anciennes rognes.
Ce qu’on leur fourre dans la tête aux cadets, par la bouche et les yeux, c’est juste de la saloperie en barquettes conditionnées.
De l’odieux visuel.
Du “Nefast-Food”.
Le conformisme est le pire des anesthésiants, il tue les sentiments qui se réduisent dans une petite boîte rectangulaire sur laquelle on pianote des pouces à longueur de temps.
Je vais encore venir frapper à ta porte.
D’autres te manquent, je sais, tu ne le dis pas, tu t’es reconstitué une raison, ou la déraison t’a cicatrisée différemment.
Je ne pourrais jamais assez remercier les anciens de nous avoir donné autant, pour que nous puissions, sans y songer, sans y prendre même garde, vivre la cuillère en bouche, toujours gorgée de confitures gratuites et brailler impudiquement le ventre plein.
Prends soin des petits bouquets de papier. Et tant pis si tu mets autant de temps pour encore venir ouvrir la porte.
Je préfère mille fois cela, maman, à l’horrible jour où elle ne s’entrebâillera plus du tout, nulle part, et qu’elle sera remplacée par une stèle définitivement scellée.
© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & MyMontreux.ch, «Contes fantasmagoriques de Montreux», «Les petits bouquets de papier» – juillet 2018 – tous droits de reproduction et diffusion réservés
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Notes:
1 Bigarré désigne aussi la blancheur de peau. Bien que le blanc et le noir ne soient pas considérés comme étant des couleurs. (NDA)
2 Il s’agit de Claude Nobs (NDA)
