Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 24/08/2015

LES OMBRES COLPORTEUSES DE CHERNEX

Voici le 46ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Comme les autres, il se passe sur la commune de Montreux.

LES OMBRES COLPORTEUSES DE CHERNEX
Récit (à ma chère grand-mère, Nelly Dizerens-Burdet)


 – Il faudrait voir, dit Pestoite, ce que le monde dira, de ce que la Mère Baruzos elle s’installe des frigos partout dans son épicerie!

Pestoite était le surnom de l’oncle Pierrot, parce qu’il avait souvent coutume de pester fort, surtout en fin de journée. On craignait les coudées du soir sur la table, quand parfois, aviné, il cherchait des bringues et que sa rougeur de visage devenait susceptible d’éclater, pour un rien, en volcan protubérant.

Chernex, par la pluie, rue des Carroz. Les cousins s’amusent à sauter dans la paille, en montant l’échelle de la grange jusqu’à l’étage du haut, puis han! Dans le vide!
Pendant ce temps, la tante Andrée finissait sa tarte aux pommes. Elle avait aussi déballé un puissant pâté à la viande, devant Pupuce et Minouche, qui tournaient autour de la vieille table de lin en se miaulant l’un derrière l’autre.
Ça foirait sec les gamins, tandis que Josianne et Christiane, plus sérieuses, s’épanchaient sur leurs cahiers, dans le salon se trouvant à l’arrière de la grosse armoire de victuailles.
On entendait juste la plainte aigüe et discontinue de la scierie d’en face, qui n’en finissait jamais d’escamoter le bois.
De gros fromages transpiraient à l’air, avant d’être découpés en tranches et replacés au garde-manger.

La pluie tombait à verse.

Maintenant c’est le vieux jukebox qui grésillait. On entendait les premières chansons yé-yé s’égrainer par bribes, de cette vieille radio dont le couvercle surélevé renfermait l’arbre des vinyls. Ceux-ci tombaient les uns derrière les autres sous le saphyr, une fois avec Johny Halliday, une fois avec Hugues Aufray, une autre encore avec Françoise Hardy.
Tous ces chanteurs naissaient dans cette chambre fleurant bon la vieille chaussette et le linge humide. Il était impossible qu’ils aient d’autres origines, ça naissait de cette pièce, ombragée de persiennes grises, ou de vitrages en arrière-fond pluvieux.
Johny, on le voyait pas, mais on savait bien qu’il demeurait non loin des vieux péteux rincés à l’essence, pétaradant dans la cour avec des flammes décalquées sur leurs réservoirs. Si on l’entendait, c’est qu’il était ici. Entre la grange, la cuisine, la chambre des filles, et le dortoir des garçons filtrant de la trappe à échelle.

Ça devenait sérieux le temps du souper. 
Pestoite était déjà juché au sommet de ses coudes, à cheval sur les désordres du jour. On entendait vivre le silence entre les objets, les creux des dressoirs ou des vaisseliers. Les mains encore pleines de ciment et de remuements de mortier. La journée avait été difficile, il ne restait pas grand chose du vieux quignon de pain, et la Andrée, elle en avait pas foutu lourd comme à son habitude. Les draps étaient encore noirs de crasse et le lit toujours aussi dévasté!
La boîte de raviolis clapotait du couvercle dans son bain-marie, le pain noir racornissait dans un coin et le beurre jaunâtre s’effilochait en languette jusque sur la table.
Il y avait des asperges à la mayonnaise, de la moutarde et, sous la vieille ampoule jaunâtre, la soupe aux lardons, l’ensemble des victuailles semblaient passées de badigeons pisseux.

Pierre-André s’asseyait en bout de table, le front barré de sériosité, plus conscient, plus pertinent que les autres, osant proclamer ou revendiquer sur l’ambiance morose des tablées, des repas tièdes, des sempiternels bols de lait au pain trempés, parce qu’il n’y avait jamais assez, que la Mère s’était encore levée trop tard, restant clouée sur ses traversins et ses revues de romans photos.
Il demeurait en second à comparer, et osait tenir tête à Pestoite Pierrot. De sa tête puissante – sa mèche rehaussant l’indignation du faciès – de l’austérité entière du port de tête.
Il riait en dehors. Mais toujours en adulte responsable. S’il enfourchait un cyclomoteur, c’était toujours pour des raisons utilitaires. Soit qu’il manquait quelque chose au logis, soit qu’il avait besoin d’outil pour une bricole qui finissait toujours par rendre service à toute la communauté.
C’était lourd tout ça, la table familiale. Silence pesant où l’on entendait frapper les cuillères dans les assiettes, et les mandibules hacher de rage ou de dédain, cette victuaille apprêtée à la va-vite. Toujours la même. Ketchup sauce mayonnaise. Mélasse battue au beurre. 
Puis le petit dernier, retourné de Kathmandu, qu’il avait fallut rapatrier d’une géôle Pakistanaise. Le cerveau pété, le corps dévissé, incapable de raisonner ni de parler autrement qu’en prêche peace and love.
Mais on lui passait tout, ou tout passait par lui. Il se mettait à table entre les femmes, car Pestoite avait fait serment de le tirer de son cachot à cancrelats, mais après, fini, il s’était jurer de ne plus ouvrir la bouche pour lui adresser la parole, il n’existerait plus, ce ne serait plus que le fils d’Andrée.
Ainsi fut-il fait. La pioche aussi forte que le martelant.
Christiane, à la crinière généreuse, n’osait ni regarder le père, ni regarder le Jésus des Indes; quant à Josiane, vautrée derrière sa mèche, elle semblait lire l’avenir dans un fond de potage.
Tout ceci venait de la mère, toutes ces faiblesses! Car le frère de Pestoite, René, fumant la pipe devant sa porte et renvoyant son caractéristique fumet de Clan-Amsterdamer, demeurait plutôt bonhomme devant l’existence, il avait une situation sûre au MOB, et il faisait aussi la navette sur le Territet-Glion, en ouvrant et vidant les balasts des rames à longueur de journée. Casquette et cocardes ornant le chef, Berthe, sa femme, en robe de chambre éternelle sur le pas de porte et le regardant partir sous sa blanche limaille capillaire et ses lunettes cerclant son regard chassieux.
Gentille, la dame au cafards de réglisse et biscottes rassies.
Une Berthe protubérante emplissant tout le salon, bouffant la pénombre par les coins, marinant en cet intérieur fleurant la tabatière et l’incontinence urinaire.
C’était ainsi d’un carreau à l’autre, au Carroz.
Il n’y avait que Nelly qui fuyait ce monde, la petite Nelly fragile qui avait épousé le facteur de Clarens, un long et sec, Charles Burdet.
Elle ne voulait plus de la misère de ce Chernex-là, de ces longues lessives en fontaines, été comme hiver, de ce pétrole tuant la lumière et la vue des yeux pendant la dernière guerre, de ces miasmes charbonneux provenant du four à bois mélangé au coke.
Odeur caractéristique de la misère et de l’appauvrissement continu, que ces tiédeurs indispensables que l’économie et le rationnement imposaient à tous.
Ces rues boueuses et sombres, les souliers pris d’humidité et de l’école toujours manquée, parce que c’était la seule fille de la famille et qu’elle devait continuellement rester à la maison, à s’occuper d’un frère, Albert, atteint par le Haut-Mal, l’épilepsie.
Il ne fallait plus lui parler du bon vieux temps. Le bon vieux temps était synonyme de misère, noirceur, de souffrances et de ce traumatisant frère dégénéré par l’effet d’une naissance alcoolique et de psychose puerpérale, pouvant à tous moments convulser sous une de ces affreuses possessions simiesques.
L’enfance avait été difficile, tous n’étaient point nantis comme les Baruzos, les Monet ou les Besso, qui avaient des terres, qui étaient propriétaires de tout, radins chez le détaillant, bigots vers le pasteur, mesquins chez le particulier.
Puis il avait encore fallu cette guerre, celle de trente-neuf-quarante-cinq. Les restrictions, les privations. Il fallait voir comme ces maudits paysans cachaient leurs œufs, planquaient leurs poules jusqu’en cuisine, afin que l’on ne touche ni omelettes, ni volailles!
Toutes ces bassesses d’arrière-cours, ces petits larcins, cette façon de profiter de tout, des regards méchants et obstinés visant les enfants juifs dans les classes de Chernex.
Si bien qu’ils se tenaient à part, entre eux, appuyés contre un mur, sans parler, n’acceptant aucun cadeau, ne répondant aux jeux, ni ne partageant les récréations.
L’obscurcissement, les mauvaises nouvelles provenant de l’Europe à feu et à sang.
Puis les ouvriers étrangers, cachés, assurant la maintenance de la voie du MOB, embarqués du jour au lendemain sur les Fronts de l’est.
C’était cela, il fallait pas en vouloir à Pestoite, ni à Berthe ou René, ni à la Tante Andrée.
La guerre, même la tranquille guerre de Suisse, révélait, même sans bombe, ni rafle mais de suite, souvent ce qu’il y avait de pire et de mesquin dans l’homme.
Jusqu’à la libération, où bon nombre de criminels nazis trouvèrent refuge au lieux dit «Chemin du Blanc» appelé «Le petit Berlin» par certains indigènes, et pour cause…
Pour d’autres, ça roulait en Berline… 
Puis la Tante Andrée, c’était une fille d’imprimeur, elle aimait les Lettres.
Elle n’était pas faite pour cette vie de femme d’ouvrier.
Ainsi parlaient les gens du village, en ce temps-là.

Des enfants directs. Parfois on croise encore Roland, blanchi, massif, avec sa tête de buffle éreinté par les anciens travaux. Mais on sent très bien qu’il est difficile d’amener la discussion sur «l’ancienne grange à foin aux chansons de Johny».
Le disque est enrayé.
Le nid est éclaté, tous ces frères et sœurs, élevés épaules contre épaules, écopent des seaux de solitudes aux puits de l’abandon.

Il n’y a plus que l’onde des fontaines qui colportent de leurs murmures les anciennes histoires du passé.
Mais qui donc vient encore s’y abreuver?

© LUCIANO CAVALLINI, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) –Contes fantasmagoriques de Montreux«Les ombres colporteuses de Chernex», avril 2015– Tous droits de reproduction réservés.