Les Noces de Givre
Voci le 6ème conte de Noël pour enfants de Luciano Cavallini.
LES NOCES DE GIVRE
À Jenny B. ma Muse.
Il était une fois une belle et grande jeune fille qui s’appelait Céleste.
Son père, un vieux bûcheron toujours d’humeur maussade, s’était tué dans la forêt du Folly alors qu’il cognait dur contre un sapin géant. Il buvait beaucoup, l’alcool le rendait mauvais, et le petit chalet de la Gouille aux Cerfs fut très souvent secoué par ses terribles colères dues à un excès d’ivresse.
La mère étant morte en couches, il ne lui restait donc que cette unique enfant au monde.
Bien qu’obéissante et dévouée, cette dernière devenait régulièrement son souffre douleur. Ne trouvant plus rien sur quoi porter son penchant belliqueux, il passait ses rages ainsi, jusqu’à ce qu’il finisse par sombrer raide, encore tout habillé, dans le profond sommeil lié aux brutes.
Mais, malgré tout ce qui vient d’être énoncé, il vouait un amour et une admiration sans bornes pour son enfant, et regrettait amèrement ses moindres emportements.
Jusqu’à la fatalité s’abattant à nouveau sur la pauvre maisonnette.
En ce froid matin de décembre, ce fut un nommé «Biseau», qui frappa à la porte de la chaumière pour lui annoncer la triste nouvelle. On l’appelait Biseau car ce vieux bûcheron sans âge s’était tordu sous de lourdes besognes, et toute sa physionomie finissait par s’incliner du côté droit.
Célestine demeurait donc seule et abandonnée, ne sachant comment elle parviendrait à survivre orpheline, au milieu d’un hiver aussi rude.
Le mois suivant, les compagnons de son père, rustres de corps, mais de cœurs tendres, lui apporteraient la pitance pendant quelque temps, puis après on verrait bien aller.
Très adroite de ses mains, elle trouverait sûrement une place de couturière chez une famille convenable de la région.
Le temps passa, lorsqu’en la nuit du vingt-quatre décembre, elle fût éveillée par une étrange rumeur provenant de la Gouille aux Cerfs.
Qu’est-ce que cela pouvait-il bien être ?
Il faisait froid, partout le paysage givrait sous une lune éclatante. Célestine, courageuse, ne se fiant qu’à sa bonne étoile, à savoir l’âme de sa maman qui veillait sur elle depuis là-haut, enfourna une longue bûche dans le poêle, afin de réchauffer à la hâte un bol de thé aux épices.
La longue jeune fille aux souples cheveux défaits, et dont la chemise de nuit descendait jusqu’au sol, par la croisée des fenêtres épiait le moindre mouvement pouvant survenir en direction de la Gouille, se hissant sur les demies-pointes, scrutant l’invisible.
Une brume étrange enveloppait le lieu, alors que tout autour du chalet la nuit demeurait glaciale et cristalline.
– Vas-y Céleste!
Qui donc avait parlé? Apeurée quelque peu, elle jeta des coups d’yeux furtifs autour d’elle, puis, lanterne à la main, parcourut toute la cuisine, la petite chambre au malingre sommier, et le grenier que seule une chouette venait de temps à autre hanter.
Courageuse, Céleste.
– Céleste qu’attends-tu? Prend ta lanterne en mains et monte dont voir à la Gouille !
Mon Dieu! Qui et là? D’où vient cette voix?
– Courage Céleste. Sors! Tu ne risques rien! On est près de toi!
– Mais qui êtes vous? D’où venez-vous?
– Dépêche-toi ma grande et n’aie pas peur! Cesse de trembler
– Je tremble de froid mais pas de peur, fît-elle plus vivement pour se redonner courage!
Alors, la belle saisit ses bas de laine, un épais pourpoint, des bottes robustes, puis une longue cape de moire.
Il lui manquait son bonnet rouge, qu’elle enfila aussitôt, puis saisissant le luminaire, quitta la chaumière à la hâte, après avoir soigneusement barré la porte à doubles tours.
– C’est bien Céleste, tu es vaillante! Maintenant va-t-en vite sans tarder vers la Gouille.
Elle n’aurait pas eu besoin de clartés artificielles, tout était blanc autour d’elle, comme le grain de sa peau se réfléchissant au-dessus d’un bol de lait. La voix l’aidait, elle savait maintenant que ce n’était pas une présence hostile.
Le chemin louvoyait, tortueux, on ne voyait que quelques racines, ou des grottes creusées par l’âge des vieux arbres.
– Tu y es presque! Plus que quelques pas encore.
La forêt silencieuse palpitait sous une légère brise, certains animaux arrêtés dans leurs courses l’admiraient, elle, toute de noire vêtue et fluette, surmontée par son écarlate cagoule donnant l’impression qu’une braise ardente voletait d’un point à l’autre des glaciers.
– Voilà, tu y es! Maintenant regarde et écoute.
Alors, au milieu de la gouille, un être de brume s’éleva, tout scintillant de givre, arboré d’une multitude de facettes stellaires. Il fallait cligner des yeux pour en supporter la vive luminescence.
– N’aie pas peur Chère enfant, et écoute! Descend de ta montagne, tu es grande maintenant, va jusqu’au Temple de Clarens, à la minuit, tu en as encore le temps et tes jambes vigoureuses te porteront aussi bien que les ailes de la brise. Tu y trouveras un fiancé qui, depuis longtemps, se languit de ton cœur. Toi, ne venais-tu pas en ce lieu, avec ton père, à la veille de chaque Noël, offrir des biens aux esprits de la nature? Combien de fois avons-nous entendu tes pures prières, ma belle! Alors, maintenant, après la douleur d’avoir perdu ta mère, et celle plus cruelle, d’avoir encore enduré celle d’un père difficile, voici que tu ne seras plus seule, voici que tu seras aimée et courtisée par un prince noble et vaillant. Mais attention! Il faut arriver à Clarens avant minuit, afin que le charme ne se rompe point!
Maintenant cours! Descend les sentes boisées, en passant les roches grises du Cubly, puis va jusqu’à Chamby, en suite laisse-toi porter par les Châbles menant jusqu’à Clarens. Va! Va ma belle!
Le spectre se condensa, avec plus de clarté encore, s’approcha de Céline, avant de déposer sur ses épaules les pans de sa cape cristalline.
Lentement, les haleines de ce dernier se rétractèrent, comme de la buée sur un miroir, pour s’achever en un tout petit point de neige tombant délicatement sur la surface de la Gouille Aux Cerfs.
Alors, courageuse, le cœur battant dans la poitrine, la belle jeune fille glissa, intrépide et sans faiblir, dans les sombres forêts noyant les alpages de la Planiaz et Plan Châtel, de Sonloup, du Cubly, et par-delà le Vallon de Villard, jusqu’à l’orée de Chernex.
Les gens traversaient les villages, en cortèges, avec des torches géantes. Et sur les porches des habitations elle put, lors de son passage furtif, se réchauffer de délicieux thés aux épices qui bouillonnaient en des grands chaudrons de cuivre.
Elle avait belle allure, la cavalière, chevauchant son courage du haut de ses bottes tintant sur la terre durcie par le gel!
Elle voyait la plaine, le suaire translucide du lac berçant le globe lunaire sur ses eaux froides, sans qu’il n’y sombre jamais.
Enfin, elle parvint au village de Tavel, fleurant bon l’orange et le girofle, tout illuminé de cierges qu’on avait disposés sur le bord des fontaines.
Mon Dieu! Arriverait-elle à temps ? Aurait-elle achevé cette course pour rien? Déjà les orgues tièdes du Temple se faisaient entendre, les vitraux tout vibrant de fidèles, qui parfois s’éclaboussaient d’ombres chinoises.
Les portes commençaient de se refermer!
– Tu y es Céleste, reprit la voix, tu y es. Vite, un dernier élan !
Regarde maintenant. Regarde bien devant toi!
La nuit, le froid, tout disparut, tout s’évanouit dans la douce mélopée des fidèles réunis.
Un beau jeune homme vint à elle. Pâle et impatient.
– Ah, Mademoiselle… Vous voici enfin! Si vous saviez combien de temps je vous ai attendue!
Elle ne comprit pas. Etourdie par ces voix, l’odeur des mandarines, des chandelles chaudes emplissant l’église de halots enivrants.
L’homme la fit asseoir.
Elle admira les fresques, les grands anges bleutés semblant fondre sur elle et l’envelopper.
Le gel qui s’était formé sur sa moire, parure précieuse du spectre de la Gouille aux Cerfs, se mit à scintiller de plus en plus fort.
Elle sentit que mille feux embrasaient leurs corps, et qu’ils n’auraient plus jamais froid!
Le jeune homme, ému aux larmes, ne se rendit nullement compte qu’il déposait en même temps ses lèvres brûlantes sur la joue de sa fiancée.
Car elle était devenue sa fiancée…
Alors, subrepticement, tout en haut, vers le coin de la chaire, une petite flammèche voltigea comme une luciole, avant de s’évanouir au devant des amoureux.
Mais ils avaient été seuls à l’apercevoir, privilège des bénis, en cette veille de Noël, qui célébrait leurs noces de givre.
Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE)
© Luciano Cavallini, novembre 2014, Contes de Noël pour enfants. «Les noces de givre» – Tous droits de reproduction réservés.