Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 27/03/2017

Les mauvaises grappes

Genre: témoignage historique.
À mes grands-parents, inquiets d’un siècle en devenir.

Dans le petit grenier juché tout en haut de la tourelle, il y avait vraiment peu de place pour qu’elle puisse respirer plus qu’il n’en fallait. On avait fiché un pâle papier peint aux motifs de roses sur le bois. Alors, avec la surchauffe du soleil cherchant à pénétrer sa grosse figure bouffie par la lucarne, ça sentait partout le talc pour bébé provenant de tous ces mélanges vieillots éparpillés dans les recoins.

Marianne se redressa sur son séant; un jour encore, un jour sans fin s’en revenait à attendre on ne savait quels miracles de la vie. En bas, on entendait piétiner les soldats de la “MOB” 1; ils partaient aux frontières, certains s’envoyaient déjà de copieuses coupelles de glands torréfiés avec des tranches de pain aux pommes de terre. 

Cédric, le Chef, arrivait très tôt au Buffet de la gare de Clarens, pour préparer le lard en tranches, le saucisson découpé en lamelles si fines qu’on aurait pu les utiliser comme besicles d’appoint. Ces hommes avaient tellement besoin de bonnes grosses ventrées les tenant jusqu’à midi, qu’on faisait bouillir le thé dans des cuves encore graisseuses. On les rinçait ainsi en transformant l’eau sale en court-bouillon.

Marianne savait que cela recommencerait, qu’il faudrait tordre la belle chevelure blonde en queue de cheval afin de reprendre le service jusqu’à point d’heure, puis qu’il y aurait Bastien, le garçon de salle, qui recommencerait à traîner ses sales pattes où il ne fallait pas. Mais on ne dirait rien, parce qu’ici on avait la pitance, avec un tout petit trajet à effectuer entre deux services. Cette nourriture, même pauvre en consistance et en épaisseur, retarderait un peu l’émergence des sourires commençant à se gâter sous les multiples privations engendrées par les tickets de rationnement.

Elle regarda son pot desséché de fleurs des champs, achevant de flétrir sur le goulot, la grande malle noire aux tournus d’habits mal fagotés dans les rebords. Puis il y avait le rideau jaune, masquant les pans du toit à forte inclinaison. Les ombres s’y déversaient plus vite et plus fortes, prenant des aspects hideux lorsque la pleine lune remplaçait le globe solaire. On cuisait l’été et on gelait l’hiver, les portes à claires-voies laissaient gémir la brise puis tout un courant parcourant le long corridor du galetas. Pour se soulager il aurait fallu descendre jusqu’à la cave, mais on aurait pu être surpris en chemise de nuit en train de voleter d’un palier à l’autre. Alors on vidait sa vessie dans le grand bac de sable disposé aux endroits susceptibles de voir s’élever des incendies. Le matin, on était éveillé par les chants d’oiseaux, ceux des mésanges aux deux notes stridentes, contenant la nature entière et les multiples arômes des eaux de pluie, juste condensées en ces deux notes. Puis survenaient tous les autres amis ailés, les choucas du vieil hiver, les corbeaux voraces cherchant à pénétrer par les interstices du bois. De temps à autre passait nonchalamment “Placard”, la souris habituée au lieu, entre aubes et matinales. Plus tard c’était Mireille, l’hirondelle, glissant sur les gouttières, ou pléthores d’animaux ailés, mi anges, mi chauves-souris, frémissant dans la nuit violacée. On était jamais seul, mais il faisait quand même bien froid, et l’ours Mounini ne suffisait plus à réchauffer le corps de fillette.

Avec cette guerre, même en Suisse, même à Montreux, avec tous ces gens gentils et complaisants, on devenait morose, anxieux, on ne savait jamais de quoi serait fait le lendemain, et les grandes personnes ne cessaient de parler de tout cela en fronçant gravement le front, pouce et index rivés aux commandes de la TSF.

Alors on sous-louait l’appartement, et toutes les commodités qui vont ensemble, aux hôtes plus délicats, puis on se cachait sous les toits avec cruche et bassine, comme à l’époque des dortoirs victoriens.
On ne savait trop quoi penser de tous ces balcons emplis de géraniums s’échelonnant jusqu’au rez-de-chaussée. On ne devinerait jamais assez de quoi serait peut-être fait le “joli mignon” du lendemain car, pour sauver sa progéniture, on pourrait à tous moments devenir capable de vendre son petit juif au plus offrant, d’accepter n’importe quelles bassesses en sourdine afin de ne jamais déroger aux fameux “propre en ordre.”

Le jour, Cédric vociférait dans sa cuisine, le ventre encore élargi d’un puissant tablier. Les éclairs des cuivres et de l’aluminium scintillaient de tous leurs fards, cela cognait, tintait, on ne s’entendait plus alors que le ruisseau de l’évier emportait les rinçures de légumes à gros bouillon. 

Marianne, les bras rougis d’eau chaude s’échappant de manière anarchique du ballon, courait ensuite servir les assiettes vers les ouvriers avachis sur les nappes, les fronts mêlés aux vapeurs du lieu et aux sueurs besogneuses. Ils fossoyaient l’assiette avec avidité, tout en souillant la mie de pain dans un rouge goudronneux. Certains osaient viser les lignes délicieuses de la petites, mais pour eux, il n’y avait pas plus de couenne là, que dans le maigre qu’on leur servait juste après. Marianne était seule, cahotée par les bousculades, les reniflements de tabourets sur le carreau, devant jongler avec les pichets d’eau et les carafons qui à peine remplis se vidaient plus vite encore. Le malheur était que bien avant le dessert, le vin devenait mauvais. Il l’était déjà de manière latente, enfermé sous le liège, mais une fois libéré des geôles il diffusait par son haleine vers tous ces encéphales sommaires. On voyait des tablées entières brayer leurs fausses notes, alors que parfois la sirène de l’avenue Gambetta, fichée sur le toit de la boulangerie Leutenegger, se mettait à geindre plus sur les tracas liés au dérangement, que contre les alarmes aériennes. L’obscurcissement ne voilait pas uniquement l’intérieur des maisons, il bâillonnait aussi les âmes et les consciences du petit peuple et autres carreaux chassieux des bourgs environnants. Alors Pertit, Chernex, Planchamp, croulant sous leurs pâtées architecturales et les gadoues rurales, devenaient de véritables pestilences nocturnes; le fumier s’épandait par grosses croûtes brunâtres, se mêlant au pas, à la terre battue, à la lourde chair des avant-bras, aux mains renflées comme des tétines et grasses de domesticités troubles ou autres aisances rabattues à la hâte. Cette populace teigneuse s’affairait de partout, à l’arrière de murailles: tous les secrets et les hontes liés à la bouteille, les déformations congénitales, l’atavisme des décennies souillant les descendants, l’étouffement haletant d’enfants brigandés par l’inceste ou arrivés accidentellement là par hasard avec les autres salissures des draps, tout cela se confondait en chuchotis lugubres. Mais les taiseux couinaient en silence et dans la nuit; sous les veilleuses bleutées et les volets clos, on entendait sourdre tous ces mauvais relents corrompant longuement les façades. Ces petites chambres basses de plafond, aux croisées chassieuses, ces fronts ossifiés penchés à l’avant ou l’autre crevant la carotide de sa vache devant la grange, à même les pavés, tout ceci fourmillait en borborygmes indéfinis. Ça reluquait à froid les nippes de la gamine quand ça descendait de par là-haut à Clarens-Ville. Elle avait senti un jour sur le pli des fesses, alors que le jupon la trahissait, l’attouchement rugueux d’un de ces “pedzous” de Chernex. Mais elle ne pouvait rien dire, gardait le silence, ravalant sa hargne, car elle avait besoin d’être en place pour survivre.

Dans la cuisine du buffet de la gare, ça battait fort la casserole; les couverts giclaient, les clairs murs de céramique s’aspergeaient de vapeurs violentes s’échappant aussi en soufflets rageurs par les fenêtres entrouvertes. C’était le coup de feu cinglant du midi, le bluet largement épanoui du gaz qui menaçait de déborder partout; comme Bastien, le garçon, on bouillonnait et en cachette de temps à autre, au ventre affamé, on se fichait vite en bouche une ou deux spatules de bois avec des restes de brouet. Même les grumeaux devenaient bons si on les trempait dans un peu de sel, surtout lorsqu’on réchauffait la petite en même temps, même si elle ne se laissait point “dorloter” sans protester, ce qui était tout le temps le cas; mais cela ne faisait qu’ajouter un peu plus de piment dans la lavasse quotidienne.
C’est ce qui se passait pendant que le village martyr de Saint-Gingolph s’amassait plusieurs incendies successifs et qu’on fusillait au Pont de la Morge. 
Ceux du haut bouffaient du nerf et des gruaux de farine souillés de vinasse. Ceux du bas confectionnaient de méchantes potées afin que toute cette tripaille criarde s’amuisse. Que l’on soit en temps de crise ou en paix durable, on n’échappait jamais aux principales occupations de survie; le jeux, l’argent, la possession, l’instinct de propriété subordonné au pouvoir, l’avachissement de la pensée et des masses sous les assauts du ventre et de l’alcool. 

Marianne voguait nette entre deux mondes, tel un narcisse perdu au fond d’une étable. Ce buffet de gare, aux protubérantes boiseries, avec son jeu de quilles automatique, sa terrasse aux colonnes et solives tressautant aux passages des trains, le lierre tamisant parfois la vue sur les rails et saupoudrant sur la clarté tout un oriel végétal et rafraîchissant, tout cela l’aidait parfois à mieux passer l’été. Mais les hivers plus rudes voyaient la noirceur des boiseries estamper à nouveau l’horizon, il pesait lourd, comme ce pain noir mêlé de glaise et de pommes de terre. Ça sentait le jute ou le rance, l’humidité dans les caves, la buée sur les vitres, le savon de Marseille dans les bassins de pierre, alors qu’elle devait tourmenter le linge sous la cloche à lessive. Ses bras fuyaient dans l’eau glacée, les mains gerçaient lorsqu’il fallait encore vite le soir courir à la Coopérative des Planches, confectionner la choucroute marinant dans la saumure. 
Les épiceries de la survie gâtaient la dentition de toute une jeunesse séchant son mordant sur la disette et les corruptions du marché noir. Si la paix revenait, si cette guerre devait enfin s’arrêter, si tous ces visages angoissés cessaient du jour au lendemain d’écouter le journal parlé annonçant enfin la paix dans le monde et le retrait des troupes alliées après victoire absolue, alors sûr, plus jamais on ne mangerait de ce pain-là au goût de tourbe, ces topinambours rachitiques et ce saindoux ranci à force de disparaître le moins vite possible dans les emballages. Plus jamais ce beurre raclé ou léché ras sur papiersgras et ce gras de lard, mouillant le dimanche une vague poêlée de pommes de terre, avec ce lait à la chicorée coupé d’eau bouillie. 
On se marierait et ce serait fini, on pourrait construire de robustes progénitures, bien bâties, les installer dans une chambre ressemblant à quelque chose, avec de belles fenêtres vitrées en excès, des plafonds hauts et blancs, des radiateurs énormes dispensant, en une seule fois, toute la chaleur qu’on n’avait jamais plus connue.

On ferait des apprentissages ou son humanité qui nourriraient son homme et gonfleraient les mamelles de mères attentives, nourricières, protectrices et bonnes à tout faire. La modernité industrielle viendrait soulager pour cela la ménagère et les bons soins seraient prodigués à l’abri de la disette, sachant que l’homme bien bâti pourrait gagner sa vie en toute sécurité, puis rentrer le soir le devoir accompli et la table garnie partout des bienfaits d’un monde à nouveau assaini de haine et d’ignorance. La concorde sociale régnerait à nouveau et les petites filles pourraient grandir calmement, au milieu de leurs poupées et de leurs chambres écloses de nouveaux papiers peints. Ce serait cela, on verrait poindre le vingt et unième siècle ainsi, si on avait un peu de chance d’en percevoir seulement la clarté s’annonçant sur le seuil. 
C’était le monde idéal auquel on croyait et qui n’existerait certainement jamais autrement que par utopie, car honni et méprisé par toute une jeunesse égoïste, haïssant la mémoire et l’intelligence d’apprendre avec conscience son propre passé. 

Alors voilà, c’est normal d’avoir le buffet garni, de somnoler dans le tunnel de Jor en première classe sans penser à ceux qui se sont tués à la tâche pour le piocher, ceux qui se sont gelé les pieds jusqu’à gangrène, oui, tout cela était normal et considéré comme acquis inaliénable. 

C’est normal de composer un numéro, de taper sur le clavier de son portable dernier cri, de demeurer abruti, juché sur des écrans, de vouloir posséder à tout prix bagnoles, piscines, villas et barrières blanches, tout est dû et revient encore, toujours, sans pensée, nourri par une décoction gestuelle éducative et standardisée. 

Toutes ces ouilles connaissaient tout d’avance et leurs persuasions bornées suivaient la grande autoroute à voie unique et aller simple, sans remettre en doute une seule fois la direction qu’ils prenaient, tant que les nombreux troquets à consonnance cool demeuraient ouverts vingt quatre heures sur vingt quatre. 
La société matérialiste et consumériste les attirait aux filets, avec ses clinquantes carrosseries et ses nombreux emballages enchanteurs. 

Le monde se bouscule en tous lieux, hypnotisé, pressé d’aller au plus vite sucer l’orge du Bouc, le blé de son prochain et le cul de la Grande Prostituée. 

Marianne n’en savait rien encore à cette époque. Elle ne pouvait imaginer moins noire que gris. Maintenant elle flétrissait seule, non plus dans un grenier, mais dans un locatif deux pièces, après avoir donné des enfants au monde, mis le meilleur à disposition de ses enfants et de la chair à juter pour l’État. C’était sûrement le lot et le prix à payer d’avoir survécu aux brutalités d’antan et de l’indifférence actuelle. 

Les archives des parents s’en étaient allées, il ne restait que sa propre mémoire sans plus de forme à embrasser, des souvenirs regorgeant dans la pénombre du soir et sur cette jeunesse à qui le dû devient tyrannie suprême; jusqu’à ce que se fasse réentendre une fois encore, peut-être dans un avenir plus proche qu’on ne le croyait, le vrombissement lugubre de la sirène sur le toit de la boulangerie Girardin de Clarens. 

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Note : 1La Mob: soldats suisses chargés de la surveillance des frontières, lors de la dernière guerre mondiale de 1939-1945 (NDA)

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains ( AVE ) & MyMontreux.ch, “Les mauvaises grappes”, mars 2017 – Tous droits de reproduction réservés.