Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 01/03/2016

Les incurables peines infantiles

Voici le 74 ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Comme tous les autres, l’action a lieu sur la Commune de Montreux. Bonne lecture!

LES INCURABLES PEINES INFANTILES

Genre: Récit 
 à Jenny B.

Ça sentait les vieilles illustrations jaunies par le temps.
Mariette était malade et passait son temps fébrile à contempler le paysage d’hiver, derrière les carreaux de sa fenêtre, et ce depuis son petit lit de fer blanc.
On pensait peut-être devoir la transférer dans un sanatorium, mais comment ferait-elle, loin de son cher Montreux!

Elle voyait quelques rares oiseaux rayer le ciel, la coiffe blanche de la petite villa dépassant à peine, à moins qu’elle se redresse sur son séant.
Comme un géant rose et bienveillant, la tourelle du château des crêtes veillait sur elle, tel un phare flambant d’aurores.

Il venait de neiger et la chambre se trouvait nimbée d’une blancheur immaculée, se déposant sur tous les murs, c’était beau à voir cette aura de clarté emplissant tout, donnant une nouvelle vitalité sur la vieille coiffeuse désordonnée.
Il y avait un peigne de corne brune, un grand bol avec sa cruche garnie de roses, un autre, plus petit, contenant une tisane de tilleul.

Il se trouvait encore des boîtes étranges et noires, emplies de pommades âcres, à peine dévissait-on les couvercles, une autre en aluminium, la plus grosse, contenant la pâte de Kaolin et d’argile qu’il fallait étendre à chaud sur la poitrine, deux ou trois fois dans la journée, avec ce goût de citronnelle qui s’installait partout dans la maison.
Pâles, ses mains sur l’édredon blanc, damasquiné d’initiales à son nom.
Elle ressemblait à un tableau de Ferdinand Hodler, visage de porcelaine centré au carré du coussin, yeux profonds et brillants, long cheveux s’écoulant sur la poitrine, mouillant ses poignets faméliques.

Dans la cour, elle entendait les clameurs des cris d’enfants, se lugeant, se jetant des boules de neige, ou confectionnant un gros bonhomme ventru, comme cela se passait chaque année.
Et cela lui faisait beaucoup de peine, parfois même du chagrin.
Car l’année passée, toute vigousse encore, elle s’en donnait à cœur joie, en rentrant de l’école, sitôt le bol de chocolat chaud liquidé à la hâte.
On l’entendait dévisser les escaliers et s’égosiller comme un merle, ouvrant la bouche pour avaler des flocons, sucer des glaçons, et se joindre aux grands dévalés fendant l’avenue du Châtelard à toute vitesse, sur sa luge «Davos!»
Oui, elle s’en rappelait, ça freinait d’un coup, en bas, sur un amas de gravillons noirs comme des feuilles de thé hachées menues.
Puis, on reprenait la ficelle et on remontait, parfois avec un plus petit à califourchon, sur ce traîneau improvisé, ou en bob appondu par les jambes, couchés à plat-ventre, lorsqu’on devenait plus intrépide.
Elles étaient bien belles, les copines, les petites filles en moufles, toutes engoncées dans leurs anoraks bleus ou rouges, à faire des signes, à se rouler au sol!
Toute une vie hivernale de joies et de froidures, de mains bouillantes à force d’avoir pétri la neige, de thermos cachés derrière la fente d’un vieux mur et contenant un bon thé au lait revigorant.
La vie s’écoulait simple et poudrée de farine, sur le grand Pierrot hivernal.

Et puis tout d’un coup plus rien.
Cette brûlure dans la poitrine, le sang sur les broderies du mouchoir de grand-mère.
Elle s’en rappelle encore, du moment où l’aïeule avait soudainement pâli, elle aussi, comme le globe du plafonnier de la cuisine, comme les briques translucides des escaliers décalquant leurs pâtes enneigées.
Même qu’elle essayait de cacher son trouble; on voyait au travers, l’enveloppe n’était pas assez épaisse pour soustraire les sentiments écrits dessous.
Comme tous les mensonges des adultes.
C’était comme ça.
Une vie devenue soudainement privée des roseurs de la chair, proche des étoiles floconneuses ne cessant d’envahir le macadam, et l’albâtre incarné d’une âme à découvert.

Les copains d’école venaient lui porter les devoirs.
C’était alors une soudaine irruption de vies saines qui abondaient dans la chambrette.
Elle sentait sur eux l’air frais du dehors accroché aux habits, toutes les odeurs de bonne santé incrustée également sur les pages des livres et des cahiers.
Lorsqu’on ouvrait le cartable, il se libérait un espace vivifiant venu d’ailleurs, celui où l’on était bien portant, avec toute la place disponible pour jouer à la courate.
Ils ne comprenaient pas ce qui arrivait à Mariette, ils savaient qu’il ne fallait pas parler trop fort et ne pas s’éterniser plus de quinze minutes, afin de ne point l’épuiser.
De temps à autre, ils se regardaient en coin avec des airs empruntés, et Mariette ressentait le trouble de l’enfance, ne comprenant pas la gravité des maux, en dehors des maladies infantiles permettant juste de se faire dorloter au lit.
Comment pouvait-on se fatiguer, alors qu’on demeurait étendu toute la sainte journée?
Alors, en silence, les vrais enfants normaux regardaient les yeux béants et sans fonds, les lèvres décolorées et les moindres os s’extirpant du torse, à peine Mariette expectorait-elle une quinte.
En reculant lentement, sans faire de bruit, ils la quittaient sans savoir quoi dire, ni quoi faire.
A cet âge-là on n’ignore pas la gravité, expliquée longuement par les grandes personnes, mais une fois confronté au mal, on ne peut que répudier l’invincible injustice crucifiant les anges sur un grabat.

Grand-Mère était allée trouver le bon docteur Monod.
Il fallait prendre un vieil ascenseur de bois sombre et grillagé, vous aspirant entre les étages, égrainant les poutres des entresols jusqu’au palier final, dont le décrochement imprécis flottait en bout de câble.
Le pédiatre était un homme robuste et massif, produisant un souffle bruyant et épais.
Une tête lourde, peu de cheveux, des gestes fermes et parfois brusques.
Il se détachait à l’arrière de son cabinet, dans l’angle évasé surmonté d’un œil de bœuf, ressemblant plus à une énorme loupe qu’à un hublot.
Il faisait des piqûres grosses comme des tournevis, et ça faisait très mal. Mais après, il y avait la récompense, dans une grande boîte de fer blanc située au-dessus de l’armoire: des Sugus qu’il saisissait avec l’aide d’une pince à sucre.
Il parlait fort, toujours, en soufflant beaucoup. Des mots comme anémie, changements d’air à la montagne, homes d’enfants, deux mois, Valais, revenaient de manière récurrente dans sa bouche et celle de grand-mère.
Mariette savait bien de quoi il en retournait.
On fomentait derrière son dos.

Même petit on comprend les séparations, les chalets de montagnes profondément creusés dans du bois sombre, des tenancières hostiles et redoutables qui faisaient mine d’être gentilles devant les mamans.
L’odeur des sanitaires jaunâtres puant le vieux bouillon, les tasses et les couverts de plastic donnant au thé et aux autres aliments un arrière-goût de gamelle mal rincée, les lavettes et serviettes fétides, les montagnes lugubres et violacées à peine le soleil était-il mangé par ces ogres de granit, c’est tout cela qu’il faudrait affronter jour après jour.
Le bain hebdomadaire, sous la grosse chaudière de cuivre remplie à mi-cuisses, ayant servi de potages à plusieurs autres enfants, la véranda poussiéreuse dont l’odeur poisseuse de résine s’imbibait partout, sur les habits, les jouets gluants de graisses tactiles et de léchages rémanents.
Les rinçages du visage à l’eau froide, le matin, dans le bol de toilette, éveillant plus encore ces fragrances âcres de crin, malgré le savon de Marseille usé sur le gant, et qui, au lieu d’enlever quoi que se soit, ne faisait qu’ajouter des infections, que distendre plus douloureusement encore la peau du visage.

L’ennui de la grand-mère, les sanglots ravalés de l’abandon et la marâtre à qui il fallait cacher ses blessures, au risque de finir punie derrière les rideaux des monstres à balais.
C’était tout au fond du couloir crasseux, ajouré à peine, obscurci beaucoup.
Il fallait aussi passer les nuits, écouter les étranges craquements circulant sous la charpente, le bruit de la ligne électrique bourdonnant sous tension, tel un rucher belliqueux.
Oser sortir pour aller aux toilettes du bas, la vessie douloureuse et prête à exploser, en fendant l’onde des spectres, en s’empêtrant les chevilles devenues lourdes de boues nocturnes.

La grand-mère perdue, le mois qui ne finissait pas et qui grignotait le suivant, le porridge du matin avec cannelle et îlot de beurre au centre de l’assiette, les pommes de terre bouillie, les lentilles, la boîte à bonbons des quatre heures refluant son odeur patinée de caramels et de vanille, l’ennui, l’ennui toujours, le cœur plus gros que la fenêtre, empêchant d’observer le bout de l’allée, au cas où ce serait enfin fini, au cas où ce serait enfin le jour des retrouvailles parentales.

Les parents pensaient bien faire, tout le monde croyait bien faire, les bonnes résolutions combattaient l’anémie, puis ça apprenait le partage en rendant moins égoïste.

Mais s’il est une chose que l’on sait et que l’on comprendra éternellement par la suite, c’est que de cet infantilisme maladif, on ne guérit jamais.

Incurables sont les peines d’enfants, séparés des êtres chers.

© Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE), décembre 2014, Contes fantasmagoriques de Montreux, «Les incurables peines infantiles» – Tous droits de reproduction réservés.